Aristide Cavaillé-Coll a visité l'Alsace lors de son voyage d'étude, en 1844. On pourra consulter sur la page de Lutter un petit compte-rendu des événements. Mais, si son concurrent Joseph Merklin posa une bonne dizaine d'orgues en Alsace, si Walcker en plaça 26, il n'y eut qu'un seul et unique "Cavaillé-Coll" alsacien du vivant d'Aristide. Cela dit, si l'on prend aussi en compte les orgues construits du temps de Charles Mutin, le "parc" est un peu plus large, et s'est encore enrichi avec le temps, avec l'arrivé d'orgues Mutin venant d'autres horizons. Si cette page consacrée aux opus alsaciens de la maison Cavaillé-Coll et successeurs ne comprend pas beaucoup d'instruments, on peut dire que chacun a eu son importance, soit par son impact culturel, soit par son histoire. On ne peut que regretter la disparition (par faits de guerre) de l'orgue Mutin du conservatoire de Strasbourg (celui de 1922). Restent deux "figures" de l'orgue en Alsace : le grand instrument de Guebwiller, Notre-Dame, et celui de Wihr-au-Val.
Si bien que c'est sur la page consacrée à son orgue de Mulhouse que l'on suivra le fil de l'installation d'un Cavaillé-Coll dans un haut lieu du textile, et plus généralement dans une région qui, décidément, ne peut rien faire comme les autres.
En 1898, Charles Mutin (1861-1931), qui était entré chez Cavaillé-Coll comme apprenti à 14 ans, rachète l'entreprise. "Self-made man" ? Sûrement. Mais il avait surtout épousé une riche héritière : Eugénie Crespin (1870-1953). Entre temps, il avait aussi réussi à marier sa soeur à son maître harmoniste chez Cavaillé-Coll, Joseph Koenig (1846-1926) ; c'est à cause des exploits de leur fils qu'une station du métro parisien s'appelle Bir-Hakeim.
Certains tuyaux (le Basson 16' en particulier) de l'ancien orgue de Sarralbe, St-Martin, sont intégrés dans l'orgue de Galfingue. Il s'agissait d'un instrument Mutin-Cavaillé-Coll, 1914 (l'opus 1038). Il a été réparé par Roethinger en 1948 suite aux dommages de guerre, puis par Jean-Georges Koenig en 1956 suite à des dégâts d'eau provoqués par un coup de foudre suivi d'un incendie. Après l'eau et le feu, le malheureux instrument a été confronté à Hubert Elsen et Alexander Baron (avec les conséquences que l'on imagine). Bernard Aubertin plaça un orgue neuf en 1987. Or, il restait encore au grand-orgue de l'instrument démonté un Basson 16' au moins en partie d'origine, de Mutin, qu'il aurait été dommage de laisser perdre.
En 1924, Charles Mutin, l'ex séminariste, l'apprenti devenu patron, le séducteur (demandez à Louis Vierne), qui n'eut finalement comme tort que de succéder à un génie (Aristide Cavaillé-Coll), prit une retraite bien méritée. Emile Rupp, en tant qu'observateur non-parisien de l'orgue français, laisse cet hommage : "Sein Name wird in des Geschichte des orgelbaues nie vergessen werden, sondern fortleben als der eines charaktervollen Mannes, der in einer Zeit der Vergötterung des Artfremden zäh festgehalten hat am bewährten Alten und dadurch sich nicht nur den Dank der französischen, sondern auch der ausländischen Organistenwelt gesichert hat auf ewige Zeiten !".
En avril 1924, le directeur commercial et technique de la maison "Cavaillé-Coll successeur", Auguste Convers, prit la tête de l'entreprise. Il était bien décidé à ajouter des Mutations à ses orgues, et à vendre des tractions électriques. A ce poste, il dura 4 ans. La prestigieuse maison parisienne disparut peu à peu, au cours de fusions/acquisitions qui n'avaient pas grand chose à voir avec la Musique. Charles Mutin était encore vivant, bien qu'à la retraite. C'est peut-être quand même à lui qu'il faut attribuer les derniers orgues de la maison.
L'histoire commence à la fin de la seconde Guerre mondiale, face à la petite
église endommagée durant le conflit. Au lieu de baisser les bras, on reconstruit, et on dote
même l'édifice de vitraux de Werlé en 1953. "Avant", l'église était dotée d'un orgue. Mais
le remplacer était impossible, vu le coût d'un instrument neuf. On chercha donc d'autres
solutions. Cet orgue n' "échoua" pas à Kesseldorf : on l'y a adopté. Il était au cinéma
"Capitole" (situé au n.3 de la rue du 22 Novembre à Strasbourg) où il avait été installé au
temps du muet. Avec l'arrivée du parlant, certaines Stars passèrent de la gloire à l'oubli,
d'autres furent rapidement promues. Tant qu'à passer de la musique enregistrée, pour
accompagner les scènes judicieusement "floutées", on préférait des nappes de violons ; et
les orgues de cinéma furent éliminés, tout comme les vedettes du muet.
On demanda à
Louis Blessig de déménager "zi Artist", et de l'adapter à sa nouvelle mission : des Temps
Modernes au Temps Pascal, il n'y eut qu'un pas.
Il n'est pas sûr qu'à l'origine, à
Kesseldorf, on était tout à fait conscient de la valeur de cet achat. Il faut concéder que
"Mutin" ne disait pas grand chose à grand monde. Dans l'inventaire historique, Pie
Meyer-Siat lui-même passe complètement à côté : il ne dit même pas d'où vient l'instrument,
qui est juste qualifié d' "orgue d'occasion" ! C'est vrai que pour une occasion, c'était une
Occasion... L'inventaire technique des orgues du Bas-Rhin (1986), ouvert à la page de
Kesseldorf, indique que l'état de l'instrument est mauvais, et qu'il sera "remplacé par un
orgue électronique". La situation paraissait désespérée.
Non seulement Kesseldorf sauva
son orgue, mais sut aussi l'entretenir. Elle l'aurait fait quelque soit le facteur qui l'a
construit. Il se trouve que c'est un Mutin. Dénouement quasi cinématographique, genre conte
de fées. A Kesseldorf, la magie surgit, un peu comme lorsqu'un violoneux itinérant sort de
son étui un Stradivarius, et laisse bouche bée le Citadin qui croyait la ramener...
Et
le cinéma Capitole, dans tout cela ? Bien sûr, il ne s'est jamais remis de la perte de son
orgue. Privé de cet élément vital, il a fini par fermer ses portes... certes seulement en
2003. Interminable agonie. Moralité : ne jamais vendre son orgue. Surtout si on a oublié que
c'est un Mutin.
Charles Mutin est mort le 29 mai 1931. L'esthétique "néo-classique" de l'Orgue prit alors une nouvelle orientation.