L'histoire de cet orgue mérite d'être racontée, car elle est révélatrice de l'état du monde de l'orgue alsacien dans les années 1960-1980. Sur la tribune de l'église St-Michel de Schweighouse, il y a un orgue post-romantique construit par Martin et Joseph Rinckenbach en 1908. Quiconque a pu apprécier les qualités des œuvres de la grande maison d'Ammerschwihr conviendra que ce devait être un instrument magnifique, et idéalement assorti à l'endroit. Mais les experts des années 60-70 n'avaient en tête que d'éliminer les orgues issus de la "période allemande" pour les remplacer par des instruments à traction mécanique. Il s'est donc trouvé quelqu'un pour convaincre Lautenbach de faire construire un orgue "neuf" (en fait, on le verra, ce ne fut pas le cas), issu de la "cuisine internationale" à la mode à l'époque. Il nous faut donc évoquer un épisode fort regrettable de l'histoire de l'orgue alsacien. Un de plus. Mais ici, cela vaut la peine, car à Schweighouse, les conséquences funestes de la "période noire" ne sont peut-être pas irréversibles.
Historique
En 1978, Gaston Kern construisit pour Lautenbach un orgue "neuf", placé dans le chœur. [IHOA]
...alors que l'orgue de tribune comptait parmi les plus beaux instruments produits par l'Alsace ! Comment en est-on arrivé là ? L'opus 106 de Martin et Joseph Rinckenbach (II/P 16j) a été construit en 1908. Il est donc contemporain des merveilles que l'on trouve, par exemple, à Waldighoffen, Horbourg-Wihr, Oberschaeffolsheim, Ettendorf ou Sentheim. Autant d'instruments fabuleux, que l'on peut apprécier car ils ont été bien entretenus. Ils ont défini un vrai style d'orgue alsacien. La facture d'orgues alsacienne était alors à son apogée, et rayonnait à travers toute l'Europe, comme en attestent les publications professionnelles en Allemagne au début du 20ème siècle.
Un orgue fondamentalement alsacien
L'orgue Rinckenbach de Schweighouse était essentiellement, fondamentalement, alsacien. Avec son indispensable Violoncelle de pédale, sa Trompette solo au récit expressif, sa Voix céleste, sa Flûte 8' ouverte au grand-orgue. Sept fonds de 8' manuels (sans compter l'ondulant), Aeoline et Flûte traversière 4', c'était un vrai paradis pour organistes, et cela en 16 jeux seulement. Il était aussi clairement inscrit dans son époque, la Belle époque, et son incomparable esthétique post-symphonique, qui permet d'aborder les plus beaux répertoires : il était par exemple muni de deux accouplements à l'octave. Grâce à eux, l'instrument avait les possibilités d'un orgue de 29 jeux.
70 ans de service sans défaut
Il a servi sans aucun souci pendant 70 ans. Mais, évidemment, en 1978, il devait nécessiter un bon entretien. On n'a d'ailleurs noté aucun relevage ou nettoyage d'envergure depuis sa construction. Après tant d'années de bons et loyaux services, le remplacement des membranes - qui sont des pièces d'usure - devait s'imposer. Mais, avec la logique "consumériste" des années 1970, quand vous aviez une voiture avec des pneus usés, on vous faisait aussitôt changer de véhicule. On peut comprendre que "ça fait marcher l'économie", que cela "donne du travail aux professionnels". Mais c'est surtout totalement anti-écologique, et désastreux pour le patrimoine. Car, non, en 1978 on ne savait pas faire des orgues mieux qu'en 1908. Mais on en était absolument persuadé.
Touché au chœur, il rend l'âme
La revue Caecilia, en 1979, consacre quelques lignes à Schweighouse, dans un article partagé avec une autre opération. On peut lire : "Au lieu de relever le vieil orgue pneumatique qui a rendu l'âme, les responsables ont préféré le laisser sommeiller à la tribune et construire un orgue neuf à traction mécanique placé au chœur." Rarement une phrase dans une publication spécialisée n'a été aussi lourde de sens et révélatrice de l'état de l'orgue alsacien à l'époque. Elle mérite vraiment quelques commentaires : [Caecilia]
- "vieil orgue" : il date de 1908 ; comment alors qualifier les instruments du 18ème ? "Antédiluviens" ? Ne faillait-il pas dire "l'orgue historique" ? Car il l'était déjà.
- "pneumatique" : en quoi signaler le mode de traction est-il pertinent ici ? Si ce n'est pour associer "pneumatique" au fait qu'il ne fonctionnait plus. Mais un orgue mécanique non entretenu ne fonctionne pas non plus ! Il s'agissait d'entretenir une aberrante affirmation : "pneumatique = sans intérêt, fragile, à remplacer". Il faut savoir que "pneumatique" était synonyme de : "issu de la période allemande de l'Alsace". Et c'était bien là le problème.
- "qui a rendu l'âme". Une expression aussi péjorative que subjective. Et surprenante dans une publication consacrée à la musique religieuse. On aimerait bien savoir qui a diagnostiqué cette mort clinique. Si c'est un facteur financièrement intéressé par le placement d'un devis pour un "orgue mécanique", il y avait un réel conflit d'intérêt. Dit-on d'une lampe électrique dont les piles sont vides qu'elle a "rendu l'âme" et qu'il faut la remplacer par une lanterne à pétrole ? Non, on change les piles !
- "les responsables" : voilà un terme bien évasif, soulevant une question cruciale : en matière d'orgues, qui décide ? Selon quels critères ?
- "le laisser sommeiller" : une bonne décision, apparemment. Si on avait réellement laissé l'orgue de tribune en l'état, un retour en arrière aurait été facile : un simple relevage, puis revente l'orgue du chœur. Sauf que, dans les faits, ce n'est pas ça : la tuyauterie de l'orgue Rinckenbach a été cannibalisée pour réaliser l'orgue "neuf". (Qui, du coup, ne l'était pas.) On ne l'a pas "laissé sommeiller", on l'a mutilé. Si on l'avait vraiment "laissé sommeiller", on pourrait aujourd'hui le réveiller et disposer à Schweighouse d'un magnifique orgue post-romantique alsacien, un des rares restés authentiques ! Un trésor d'une valeur historique et culturelle inestimable !
- "un orgue neuf à traction mécanique" : "neuf", on l'a vu, c'est faux. Il a été construit avec une tuyauterie récupérée. Certes une des plus belles qui soient, mais pas neuve. Et, à nouveau, la seule chose qui compte : la traction mécanique ! En quoi est-ce important ? Est-ce là tout le projet : un orgue "mécanique" ? Cela suffit-il a dilapider l'argent des dons des paroissiens ?
Deux orgues ?
L'inventaire historique des orgues d'Alsace (1986) fait ce commentaire : "Ce village de 565 catholiques possède donc aujourd'hui deux orgues, l'un à la tribune, l'autre dans le chœur." Mais cette affirmation aussi, est fausse. Car la cannibalisation de 1978 laissa l'orgue Rinckenbach muet. Il aurait donc fallu dire "deux orgues, un historique tragiquement mutilé, et l'autre dans le chœur". On dirait que par auto-censure (ou diplomatie) on a souhaité masquer les réelles conséquences de l'opération de 1978. Car la partie technique de l'inventaire (vol. 2) en page 212, celle consacrée à l'orgue de tribune, donne une version fort différente : "ETAT : injouable depuis la construction de l'orgue de chœur en 1978.", puis : "TUYAUTERIE : il ne reste plus que la façade - en zinc - et l'octave grave de deux jeux de 8 pieds en zinc dans le récit. Une partie de la tuyauterie Rinckenbach aurait été réemployée dans l'orgue de chœur par Gaston Kern." Admirons le conditionnel. Et surtout, cela laisse une question fondamentale : qu'est devenu le reste de la tuyauterie ? [ITOA] [IHOA]
On pourra voir sur la page consacrée à l'orgue de tribune la magnifique composition, alsacienne, pleine de possibilités, de l'orgue de 1908. Il a fourni 70 de bons et loyaux services, et un simple entretien aurait été facile et économique. Surtout, il faut se souvenir qu'il était authentique en 1978 lorsque les bourreaux sont venus lui arracher sa tuyauterie.
Un avenir ?
Maintenant, comme les irremplaçables sommiers (et même la soufflerie) sont encore là, et qu'on connaît bien les caractéristiques de la tuyauterie Rinckenbach, l'orgue de 1908 est peut-être tout à fait restaurable. Ce serait en tous cas un projet engageant, utile, et qui amènerait bien plus de valeur que les sempiternelles "restaurations" d'orgues soit-disant du 18ème.
Caractéristiques instrumentales
Console en fenêtre frontale.
Mécanique suspendue.
Sommiers à gravures.
Sources et bibliographie :
Localisation :