A Heidwiller, tout d'abord, l'église est magnifique et très bien entretenue. La nef de 1878 est d'un élégant "spät-romantik", avec des couleurs chaudes et un mobilier néo-classique exécuté avec virtuosité. L'histoire des orgues du lieu restera malheureusement marquée par la destruction, en 2004, de l'orgue Joseph Rinckenbach du lieu, pour permettre son remplacement par un instrument "mécanique". Si c'est aujourd'hui une des pages les plus tristes de l'histoire de l'orgue de la région, illustrant le viscéral mépris des "experts" pour un style post-romantique profondément et spécifiquement alsacien, il n'est pas question ici de "jeter la pierre" à qui que ce soit. Une fois les événements passés, ce serait à la fois déloyal et inutile d'essayer de désigner des responsables. Après une pareille catastrophe - car on a quand même perdu ici un orgue irremplaçable alors que les simili-Callinet, on les produit pratiquement en série depuis 30 ans - il s'agit plutôt d'en comprendre les causes, afin d'éviter que cela ne se reproduise ailleurs. Après tout, c'est à ça que sert l'étude de l'histoire, et par là, l'orgue historique de Heidwiller n'aura pas été détruit totalement en vain ; c'est en quelque sorte une façon de l'honorer.
Historique
A Heidwiller, l'histoire des orgues commença de façon fort banale, comme dans des dizaines d'autres communes. Depuis la fin de la Révolution et jusqu'en 1857, le monde alsacien de l'orgue était constitué d'un petit nombre de facteurs locaux. C'étaient les fournisseurs naturels des localités. On s'adressait au facteur en charge de son secteur, sans se poser d'autre question que "Combien ça coûte et comment trouver les sous ?" Le facteur fournissait l'instrument "conforme", c'est-à-dire "comme il faut". C'est parce que l'orgue était alors essentiellement utilitaire. En 1836, c'est donc évidemment Claude-Ignace Callinet qui fournit un petit orgue pour l'ancienne église de Heidwiller. (L'actuelle date de 1878.) [IHOA]
Le devis, daté du 01/03/1836, décrit un orgue sans surprise, conventionnel, sans une once d'imagination, manquant cruellement de fondamentales, et aux possibilités très limitées :
Pour le buffet, il était même précisé qu'il sera "conforme à celui d'Illfurth pour le genre". "Conforme" est le mot-clé qui semble avoir dirigé toute la conception de cet instrument. Le buffet devait donc être est identique à ceux de Bouxwiller (HR) (1823), Illfurth (1828), Thannenkirch (1836), et à bien d'autres : un style vu et revu. Claude-Ignace (bien que menant son affaire seul, sans son frère avec lequel il s'associa plus tard) parvint à réaliser 4 orgues en 1836 : Thannenkirch, Galfingue, Heidwiller et Hochstatt !
De fait, les orgues, à cette époque post-classique (ou "de transition"), étaient souvent fortement standardisés, ce qui explique que la maison Callinet eut par la suite recours à des devis imprimés, sur lesquels ont ne faisait que changer des détails.
Il est significatif de constater qu'aucun des orgues évoqués ici ne nous soit parvenu en l'état : celui de Bouxwiller contient une (belle) partie instrumentale de Joseph-Antoine Berger (1891, II/P), celui d'Illfurth un orgue de Christian Guerrier (1971, mais il avait déjà été reconstruit avant), celui de Galfingue a été reconstruit en 1923, celui de Heidwiller a été détruit en 1915, celui de Hochstatt a été considérablement modifié par la suite à plusieurs reprises. (Récit expressif avec Larigot ; cela ne s'invente pas...) Nous reviendrons sur celui de Thannenkirch, qui est aujourd'hui un très joli petit instrument particulièrement intéressant. Et n'a absolument rien d'un Callinet, sauf le buffet.
On parla d'un orgue "de 12 jeux" (car il y avait 12 chapes au sommier), mais il avait été fait tellement de concessions (jeux limités à des dessus) qu'il n'y avait en fait que 6 jeux complets (plus deux dessus). Le Salicional et le Clairon n'ont probablement jamais été posés. Mais la pire des concessions reste ce pédalier de 15 notes seulement, qui ne peut en pratique être utilisé par l'instituteur du lieu que pour marquer lourdement les cadences. Même si on a cent fois essayé de nous convaincre du contraire, ces petits pédaliers restent le symbole d'une musique au rabais, "suffisante" dans les deux sens du terme.
Fin 1915, la localité a été évacuée, l'orgue a été pillé, et, de fait, détruit. Il n'y avait plus que le buffet - plutôt banal et jurant fortement avec la qualité du reste de l'aménagement de l'édifice - de réutilisable. [IHOA]
Il n'y a PAS d'orgue Callinet à Heidwiller, et ce depuis 1915.
Historique
En 1919, Joseph Rinckenbach posa à Heidwiller l'opus 152 de la grande maison d'Ammerschwihr. [IHOA] [ITOA]
C'était un petit orgue post-symphonique alsacien de 11 jeux (complets), doté d'un clavier entièrement expressif. La console était bien sûr indépendante (il est tellement plus agréable de ne pas jouer de l'orgue la tête coincée dans une armoire), et tournée face à la nef.
C'était un des premiers orgues attribués à Joseph seul, son père Martin étant décédé en 1917. Mais l'orgue de Heidwiller était aussi contemporain de ceux de Nousseviller-Saint-Nabor (57), Bermering (57) et Diebling (57). Il racontait un chapitre fort important de l'histoire de l'Alsace (et de la Moselle) : la Reconstruction, après 1918. Reconstruire des orgues quelques mois seulement après la fin du conflit est significatif de l'attachement qu'avait la population pour ces instruments, et pour la musique en général. Il témoignait aussi de l'incroyable résilience de ces populations, après 4 ans d'une guerre meurtrière et extrêmement dévastatrice : la commune a été décorée le 17/03/1922 de la croix de guerre.
Deux Flûtes harmoniques, une Trompette, boîte expressive et un fondement du manuel sur 16' : c'est une dynamique ambitieuse qui succéda au cortège de concessions de 1836 !
Ces orgues post-symphoniques s'assument : ils sont conçus pour plaire au public. Pas pour plaire aux "experts", pas pour impressionner, mais pour émouvoir. Ce ne sont d'ailleurs pas des instruments conçus pour le récital, ou agir en soliste. Leur vocation est finalement essentiellement d'accompagner. Pas seulement le chant ou d'autres instruments : accompagner les joies et les peines d'une communauté. Son statut d'instrument "utilitaire public" des années 1830, issu du fait qu'il était tellement coûteux qu'il ne pouvait pas être personnel, a été magnifié : l'orgue est devenu un bien collectif par vocation. L'occasion pour les communautés de se rassembler, de contribuer ensemble à un projet commun, puis de célébrer son accomplissement.
Cet instrument de musique était devenu une machine à se faire rencontrer des gens.
Les post-symphoniques sont aussi idéaux pour la création. Après tout, toute musique a été "contemporaine" à sa naissance. Ce sont des timbres qui inspirent, associés à une dynamique qui permet de structurer le discours musical.
Au début du 20ème siècle, le monde de l'orgue européen théorisait sur la "Réforme alsacienne de l'orgue". Mais ici, c'était du concret : l'orgue de Heidwiller en était directement issu, et on pouvait le jouer et l'entendre au lieu de disserter. Néanmoins, les écrits et les concerts d'Albert Schweitzer, les ouvrages d'Emile Rupp, les travaux d'Edmond-Alexandre Roethinger fondèrent l'orgue européen du 20ème siècle. De "forteresse" vivant en autarcie, l'Alsace avait accédé, en matière d'orgues, à une position de leader. Elle la conserva jusqu'au milieu des années 1930.
L'orgue Joseph Rinckenbach de Heidwiller symbolisait un peu tout cela : un orgue populaire alsacien, aussi caractéristique que le dialecte ou la gastronomie locale. Et aujourd'hui tout aussi menacé, malheureusement.
En 1986, l'inventaire technique des orgues du Haut-Rhin lui attribua un de rares "ETAT : lamentable" de la région. Or, on ne rapporte depuis 1919, aucun entretien d'envergure ! L'instrument a donc servi pendant des dizaines d'années, traversé une guerre, sans aucun relevage, sans réparation importante. Evidemment, en 1961, lors de la visite de Pie Meyer-Siat pour préparer son hagiographie sur les Callinet, l'orgue de Heidwiller était devenu injouable : "Beaucoup de notes restent accrochées ; des jeux entiers ne parlent pas [...] tout cela est inutilisable". Bien sûr, les "organologues" en ont profité, et imputé cela à la transmission pneumatique et à sa prétendue fragilité. Quelle mauvaise foi ! Si on achète une voiture neuve et qu'on la fait rouler 40 ans ou 200000km sans aucun entretien, on imagine le résultat. Et quelle crédibilité aura le garagiste qui dira "Oh, mais ce modèle-là, il était pas fiable..." ?
Au milieu des années 1960 commença une vaste campagne de désinformation, visant à discréditer ces orgues orgues post-symphoniques alsaciens pour les remplacer par des instruments modernes se faisant passer pour "anciens", mécaniques, et à nouveau standardisés. "Le pneumatique ne vaut rien." "Le zinc ne vaut rien." "Une boîte expressive est un effet mièvre à l'usage des organistes du dimanche", etc... Serinés, recopiés, répétés, ces clichés délétères causèrent d'innombrables dégâts. Une catastrophe pour notre patrimoine, qui continue encore aujourd'hui.
Rappelons que ce ne sont (la plupart du temps ; en tous cas pas ici) pas les facteurs qui sont à blâmer : que voulez-vous qu'ils fassent ? Refuser ? Dans ce milieu, autant mettre tout de suite la clé sous la porte. Et, bien sûr, la plupart des acteurs du projet mené en 1999-2005 croyaient bien faire : ils étaient tous de bonne volonté. De bonne volonté, mais privés d'une information essentielle : la valeur de leur orgue... Le plus malheureux dans tout cela, c'est que l'orgue Rinckenbach de Heidwiller était totalement intègre et authentique quand il fut démantelé ! Un trésor en mauvais état certes, mais pour lequel un simple remplacement des membranes aurait probablement suffi à rendre sa splendeur : celle dont font preuve ses contemporains qui ont été entretenus. Encore fallait-il le savoir. Aujourd'hui, on le sait, et c'est pour ça que ces destructions d'orgues de la première moitié du 20ème siècle sont devenues intolérables, et ne devraient plus être tolérées par le public et ses représentants.
Qu'est-ce qui permet d'affirmer que l'orgue de 1919 était un instrument de valeur, vu qu'il était déjà muet en 1961, et que donc il n'y a plus grand monde qui l'a entendu ? Ses contemporains qui ont été entretenus. Pour se faire une idée de ce qu'a été l'orgue de Heidwiller, on peut aller à Thannenkirch. Construit en 1913, cet orgue Martin et Joseph Rinckenbach est presque contemporain de celui de Heidwiller, et, lui aussi, occupe un buffet analogue. Bien que doté de deux manuels, et n'est guère plus grand (14 jeux). Et il sonne magnifiquement, à l'exception des deux jeux altérés en 1970. Pour l'anecdote, l'orgue de Thannenkirch fut aussi visité par Pie Meyer-Siat en 1961. Il confirma qu'à part le buffet, il ne fallait pas chercher à Thannenkirch quoi que ce soit qui vienne de Rouffach. Et presque à regret (vu qu'il rédigeait un ouvrage quasi militant destiné à promouvoir les orgues Callinet), il dut admettre la qualité de l'harmonisation des jeux, et que l'orgue Rinckenbach était "soigné". Vu le contraste avec le ton employé pour décrire d'autres instruments ayant remplacé des Callinet, "soigné" était ici un immense euphémisme ! Le style post-symphonique alsacien n'a rien à envier à l'orgue dit "de transition". S'il est encore nécessaire d'étayer, on ne peut que suggérer une visite à Ingersheim (Joseph Rinckenbach, 1920) ou Scherwiller (1921). Le petit bijou de Wackenbach (1912, entièrement authentique) n'a qu'un seul manuel. Quand on voit ce qu'il peut faire avec 6 jeux, on imagine ce qu'était l'orgue de Heidwiller (11 jeux dont deux Flûtes harmoniques) quand il fonctionnait.
Mais ce qui devait arriver arriva : plutôt que d'offrir enfin à cet orgue un entretien bien mérité, un cahier des charges a été rédigé le 30/11/1994, et signé : "Jean-Marie Feltin. Expert." Tout est dit : "Expert". L'Expert décide, et l'Expert veut un "simili-Callinet". Son objectif, d'ailleurs, ne semble pas tant être de construire un nouvel instrument que de détruire l'orgue Rinckenbach : "Aucun tuyau en métal ne devra être réutilisé de l'orgue actuel." L'Expert n'en vit même pas les conséquences, puisqu'il décéda peu après. Mais un autre expert prit bien sûr aussitôt sa place, évidemment dans la parfaite continuité. Il y eut certes un amendement "fondamental" : une Fourniture de 5 rangs au lieu de 3 (!). Le nouveau cahier des charges est daté de 2001.
L'orgue Joseph Rinckenbach de Heidwiller a été démonté en 2004. [JLey]
Historique
Suite à ces cahiers des charges, en 2005, Hubert Brayé plaça un orgue neuf dans le buffet de 1836. [JLey]
La réception eut lieu le 16/03/2005.
L'inauguration a eu lieu le 10/04/2005.
Du point de vue de l'intention et de la réalisation, ce projet était irréprochable. Heidwiller avait un "nouvel" orgue, et allait donc être "tranquille" pour longtemps. Pourquoi ne pas en rester là ? Parce qu'il faut dire la vérité. Rappelons les faits :
L'orgue de Joseph Rinckenbach était authentique ; il nécessitait un remplacement des membranes, qui sont des pièces d'usure. Il avait une importance historique et esthétique considérable, puisqu'il illustrait l'évolution du style d'orgue proprement alsacien. Il ne restait rien de l'orgue Callinet, en dehors du buffet.
Mais rien n'y fit : en Alsace, en matière d'orgues, l'Expert est un autocrate qui jouit d'une autorité absolue.
C'est donc sûrement la principale question surgissant de l'histoire des orgues de Heidwiller : pourquoi le public (qui paye !) continue-t-il à se laisser faire, et à obéir aveuglément à des "Experts" dont on cerne mal le rôle et les responsabilités ? Qu'attend-on exactement d'un expert ? Qu'attend-on pour lui demander des comptes ? Sur qui compte t'on pour effectuer un contrôle qui paraît indispensable à une bonne gouverance ? Certainement pas les facteurs : ils ne vont pas se tirer une balle dans le pied... Certainement pas les organistes : les "choix" des experts leur sont souvent imposés. Ces questions, aujourd'hui, n'ont guère de réponse. Elles sont pourtant fondamentales.
Caractéristiques instrumentales
Comme l'orgue post-symphonique, le synthétiseur est un instrument "populaire", car conçu avant tout pour plaire aux auditeurs. Cela lui confère une vraie légitimité. Le clavier du milieu est un Korg 01/W (61 touches) (FD, puisqu'on distingue son lecteur, du côté gauche). C'est une machine assez extraordinaire, qui avait déjà beaucoup d'intérêt avant la vague "vintage". Le clavier du bas est un Yamaha PSR-740, qui est plutôt un instrument d'accompagnement, et qui fait partie d'une lignée qui a connu beaucoup de succès, existe encore, et ne cesse d'évoluer.
Il est fort enthousiasmant de constater que, malgré le désastre de 2004, la musique a retrouvé une voie à Heidwiller. Certes peu conventionnelle, mais, quelque part, cette résilience fait écho à celle de 1919 : après une destruction, on trouve une solution. Ces claviers sont un peu comme une fleur sur une coulée de lave refroidie.
Cette photo démontre que l'orgue Rinckenbach de 1919, par la richesse de ses timbres et son expressivité, était mille fois plus adapté à l'usage du lieu que l'instrument de 2005. Cela donne une perspective un peu comique au docte avis de l'expert qui avait proclamé qu'il fallait absolument à Heidwiller une Fourniture à 5 rangs au lieu d'une Fourniture à 3 rangs ! Cela donne aussi raison à ceux qui ont promu du "tranquille pour longtemps". Car les bonnes volontés vont finir par s'émousser : si on continue sur le chemin "sommiers à gravures généralisés / console en fenêtre / mécanique suspendue", c'est-à-dire à imposer aux organistes des instruments inadaptés, les églises seront bientôt très tranquilles, et pour très longtemps.
Cela n'en rend que plus amère la destruction de l'orgue Rinckenbach, car on comprend que s'il avait survécu, il serait probablement aujourd'hui très apprécié. Mais ce message visuel est aussi plein d'espoir : la véritable noblesse de l'orgue, c'est à ses utilisateurs qu'on la doit. Au public, aux chorales, aux organistes. Ce sont eux qui les font vivre, eux qui en exploitent les sonorités, et eux qui devraient décider de leur destin. Un jour viendra, peut-être, où Heidwiller fera restaurer son orgue historique. Le seul. Celui qui avait une histoire à raconter. Celui de 1919.
Sources et bibliographie :
Photos du 18/05/2021.
Remerciements à Jean LEY, Maire de Heidwiller
Médard Barth, à l'époque, était l'un des seuls à oser s'élever contre les diktats et préjugés de Pie Meyer-Siat. On connaît l'animosité qu'il y avait entre les deux historiens.
Localisation :