Les "Journées du patrimoine 2012" ont eu pour thème "les patrimoines cachés". Et c'est vrai que sous la poussière, oubliés, dorment encore de nombreux trésors. Dans notre monde standardisé et optimisé, où les bonnes surpises sont rares, il reste heureusement d'authentiques "coups de coeur", des perles cachées, là où on en attendait pas. L'église de La Broque est consacrée à Sainte Libaire : n'est pas courant en Alsace, et rappelle que cette commune faisait jadis partie de la Lorraine. Certains éléments de l'édifice remontent à 1736, et on a su conserver une cloche du 18ème (malgré la réquisition de 1917). Sur la tribune, on peut découvrir un instrument de musique exceptionnel. Tant par la qualité de sa facture que par son adaptation à l'environnement : cet orgue, construit en 1930 (une époque décidément à redécouvrir !) bénéficie de l'alchimie produite par la superbe acoustique du lieu, et l'incroyable talent d'harmoniste de son créateur, Joseph Rinckenbach.
A chaque étape de la découverte de cet instrument passionnant, de nombreux détails confirment qu'on est en présence d'un chef d'oeuvre. Et cela s'explique : Joseph Rinckenbach, se sachant au bord de la faillite, décida de négliger complètement les impératifs économiques et commerciaux ; il construisit ses derniers instruments pratiquement sans concession, pour la beauté de son art, même si cela devait conduire à sa perte. Chose qui arriva. A cette époque, seul comptait pour lui l'héritage que son talent allait léguer à ses derniers clients. La Broque en faisait partie, et à donc reçu un de ces orgues d'exception.
Mais aujourd'hui - le croirez-vous - cet instrument de musique magique, ce don du ciel, est laissé... à l'abandon. Comment a-t-on pu en arriver là ? Des éléments de réponse existent. La question, aujourd'hui, est plutôt : comment redonner vie à l'orgue de La Broque ? Arrêtons nous donc un peu au coeur de cette splendide vallée de la Bruche au passé si riche, pour remonter un peu dans le temps. En 1843.
Historique
En 1843, l'église Ste-Libaire avait déjà presque 110 ans. Il était nécessaire de la doter d'un orgue, même petit. On demanda donc à Martin Wetzel d'en construire un, qu'il logea dans un joli petit buffet, directement inspiré par ceux que construisait la plus célèbre maison de facture d'orgues alsacienne de l'époque : les Callinet de Rouffach. [IHOA] [PMSWETZEL76] [ITOA]
Martin Wetzel (1794-1887) était le fondateur de la maison. Héritier de la tradition "classique française" pratiquée en Alsace au 18ème (il avait travaillé chez Sauer, ancien contremaître de Silbermann), il sut cependant enrichir ses compositions des premières couleurs romantiques. En 1843, ses deux fils, Emile (1822-1910) et Charles (1828-1902), que l'on appellera par la suite les "frères Wetzel", avaient probablement assisté ou participé au montage de l'orgue de La Broque. C'est aussi l'époque (1838-1846) où Martin était secondé par Friedrich Ladegast : son entreprise "marchait" très fort. On connaît l'histoire celle-ci ("Maison fondée en 1827") grâce à des notes laissées par son fondateur ; on les appelle "le brouillon Wetzel". [PMSWETZEL76] [Rupp]
D'après le brouillon Wetzel, l'instrument de La Broque était contemporain d'une série de trois petits instruments posés en Moselle : Haut-Clocher, Langatte et Réding. Ils partagent le même dessin du buffet, tout comme ceux posés à Bust (1843) et plus tard à Berstett (1846). C'étaient de façon presque sûre, tous les 6, des petits instruments à un seul clavier d'une dizaine de jeux, et un pédalier limité à 15 notes seulement (C-d) avec 3 ou 4 jeux. [IOLMO]
La largeur du banc de l'orgue Wetzel (113cm d'ambitus au sol), conservé à La Broque, est compatible avec cette étendue de pédale. [Visite]
Les six instruments de cette série ont connu exactement le même destin : tout en conservant leur joli buffet, leur partie instrumentale a été remplacée par des orgues neufs, plus grands et offrant plus de possibilités (Réding par Dalstein-Haerpfer dès 1876 puis Bartholomeai&Blesi en 1898, Berstett et Bust par la maison Gebrüder Link en 1912, Langatte par les frères Mürkens en 1928, Haut-Clocher par Henri Vondrasek en 1935). [IOLMO]
En 1870, les frères Wetzel remontèrent l'instrument de leur père dans l'église reconstruite. [PMSWETZEL76]
En 1874, les frères Wetzel firent un relevage. On apprend à cette occasion que l'orgue avait bien 10 jeux sur le sommier (donc au manuel) : 5 avaient été démontés, et 5 nettoyés sur place. [PMSWETZEL76] [ITOA]
La composition de l'orgue Wetzel de La Broque était donc probablement exactement la même que celle de Berstett.
En avril 1917, les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités. Deux cloches subirent le même sort, mais pas celle de Jean-Baptiste Fourno, qui avait été parrainée par le prince Louis-Charles Othon de Vipucel et Ban de Salm (et la princesse Josèphe de Salm-Salm) dans les années 1770 : justifiant son intérêt historique, La Broque parvint à la sauver. [IHOA] [Palissy]
Historique
En 1930, on commanda donc un orgue neuf à Joseph Rinckenbach. Ce fut l'opus 197 de la maison d'Ammerschwihr. Le buffet du 19ème put être conservé : on construisit une "clôture" à l'arrière de l'instrument, destinée à abriter les jeux de pédale, et le récit. [IHOA] [PMSWETZEL76] [ITOA]
En fait, c'est dès 1892 que l'on avait émis le désir de réparer et d'agrandir l'orgue. [Barth]
La liste d'opus de la maison d'Ammerschwihr confirme le numéro d'opus et la disposition (II/P 18j). Après lui, il n'y eut plus que 5 orgues Rinckenbach. En 1931, juste avant sa deuxième faillite, Joseph fournit un petit orgue à l'école normale d'institutrice de Metz. L'instrument a disparu. Tout ce qui en reste est une note de la main du facteur sur sa liste d'opus, avec la mention "en exécution". La même année, il posa à Raon-l'étape (Vosges) son dernier 3-claviers. L'affaire s'était conclue dès le 17 mars 1927 : Rinckenbach avait été retenu devant Jacquot et Didier, car un conseiller municipal de Raon... avait entendu l'orgue de la collégiale de Thann ! Cette attribution fit très peur aux facteurs vosgiens, en particulier parce que Rinckenbach démontrait sa maîtrise des tractions électro-pneumatiques ("Witzig"), qui étaient alors la technique d'avenir. Endommagé pendant la guerre, l'orgue fut réparé et muni d'une console neuve par la maison Roethinger en 1955... qui s'empressa d'apposer sa plaque sur ce chef d'oeuvre. Comme l'atteste l'inventaire des orgues des Vosges, il s'agit du meilleur témoin de la facture post-symphonique dans les Vosges. Cette série d'orgues d'exception prit fin à Balschwiller, tout en beauté, sans concession ; Joseph continua à faire, dignement, du mieux qu'il put. La maison d'Ammerschwihr, fondée par Martin Bergänztel en 1776, avait été reprise par Lapresté, et la mode était au "néo-classique". Une page - et quelle page ! - était tournée.
En 1953, Alfred Kern fit un relevage. [IHOA]
Ce fut fait en respectant intégralement le matériel d'origine. L'instrument est entièrement authentique. [Visite]
En 1986, l'inventaire des orgues d'Alsace nota, au sujet de l'orgue de La Broque "Etat: en état de marche" (signifiant que quelques réparations ne seraient pas superflues). Or, depuis, aucun entretien d'envergure ne semble avoir été effectué. Cet orgue a donc fourni de bons et loyaux services pendant 81 ans pour le prix d'un seul petit relevage (1953) ! Dire qu'il y a encore des gens pour seriner que la pneumatique est fragile... et d'autres pour les croire !
Aujourd'hui (août 2012), l'orgue ne fonctionne plus que partiellement : deux jeux n'étaient pas tirables (soufflet du moteur de tirage crevé), quelques notes étaient muettes, et un cornement (e) au récit rendait ce clavier difficilement utilisable. Mais, malgré la poussière et l'accord fort approximatif, c'est suffisant pour découvrir l'inimitable harmonisation de Joseph Rinckenbach (c'est celle que l'on retrouve à Uffholtz ou Wolschwiller). Les quelques notes que l'instrument peut jouer témoignent d'une rare distinction. Après un bon nettoyage et le remplacement des peaux, il ne fait nul doute que l'orgue de La Broque sonnerait à nouveau de façon merveilleuse.
Seulement voilà, il y a un ou deux ans à peine, les décideurs de La Broque ont probablement été fort mal conseillés. Le résultat : une chose électronique ! On imagine dans quel état elle sera dans 81... Enfin, on espère surtout ne pas le voir. Ces choses (rappelons-le, importées, alors que l'argent dépensé dans l'artisanat local est immédiatement réinjecté dans l'économie locale) n'ont décidément pas leur place dans un sanctuaire. Elles mettent terriblement en danger notre culture, le souvenir de nos ancêtres, et tout ce qui fait l'identité et la dynamique de nos collectivités. On sait bien qu'elles n'amènent, partout où elles sont installées, que le désintérêt, la médiocrité, le repli sur soi, la désaffection, puis l'oubli. Pourquoi l'Europe est-elle en crise ? La réponse est ici sous nos yeux. Comment en sortira-t-elle ? La réponse est dans notre coeur. La solution passe par une prise de conscience collective de l'intérêt qu'il il a à entreprendre, à entretenir, à s'engager plutôt que de "claquer" et de "profiter" à toute vitesse de l'offre commerciale pléthorique qui détruit la planète, les sociétés, et finalement les gens, sacrifiés sur l'autel du dieu-argent. Elle passe donc par une meilleure étude de la pertinence de nos dépenses (on peut dépenser moins et vivre mieux ; il faut savoir *à qui* on donne son argent avant de savoir *combien*). Et elle passe surtout par la découverte des trésors cachés qui nous entourent. Les rares choses belles dans notre monde de plastique et de microprocesseurs. Elles portent en elles, sous la poussière, les germes d'une civilisation enfin plus humaine.
Le buffet
Le buffet, en chêne, provient de l'orgue Wetzel du lieu (1843). Il a 2m90 de large. Le plafond a bien entendu été retiré. Le dessin est fortement inspiré de celui des petits orgues Callinet. Trois tourelles, les plus grandes au extrémités, encadrent deux plates-faces "en ailes". Quelques indices prouvent que le dessin n'est pas de la maison Callinet : le méplat finissant l'arc des plates faces est réduit au minimum. Le soubassement, plus étroit que la superstructure, donne aussi un aspect plus "classique" à l'ensemble, et c'est une spécificité de Wetzel dans les années 40, les autres facteurs préféraient des flancs complètement verticaux. Le langage ornemental est conforme aux tendances du 19ème hérités du 18ème : guirlandes végétales, jouées, culots sculptés d'acanthes. [Visite]
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un volet coulissant. Tirage des jeux par tirants à pommeaux tournés et porcelaines, placés en ligne au-dessus du récit. Porcelaines blanches pour le grand-orgue, roses pour le récit, et rouges pour la pédale. Claviers blancs. Commande des combinaisons fixes par pistons blancs placés sous le grand-orgue. Cadran circulaire pour le crescendo. Commande du crescendo et de l'expression par pédales à bascule revêtues de cuir (du même format). Ordre des pédales : "II aigu-I", "II grave-I", "II-P.", "I-P.", "II-I", "G.O.", "Expression", "Crescendo", "Tremolo". Plaque d'adresse en laiton incrusté :
Si certaines consoles d'orgues pneumatiques sont en fait mécaniques (les relais pneumatiques étant situés à l'entrée dans le buffet), celle-ci est entièrement pneumatique. Il n'y a pas besoin d'électricité: tout est mu par la force de l'air de la soufflerie.
pneumatique tubulaire (dès la console).
Sommiers à registres, actionnés pneumatiquement (coulisses tirées pneumatiquement, les moteurs étant alternativement d'un côté et de l'autre).
Deux sommiers diatoniques pour le grand-orgue (les chapes sont orthogonales à la façade, comme souvent chez Rinckenbach à l'époque), basses à l'avant.
Ordre des chapes, depuis le centre (passerelle, séparant le côté C du côté Cis), vers les flanc des l'orgue :
- Nasard
- Flûte à cheminée
- Prestant
- Bourdon 8'
- Salicional
- Bourdon 16'
- Montre 8'
Deux sommiers diatoniques pour le récit, logés environ 1m plus haut que le grand-orgue, et à l'arrière. Jalousies s'ouvrant sur deux niveaux, par l'avant.
Ordre des chapes, depuis l'avant vers le fond :
- Hautbois
- Trompette
- Mixture
- Octavin
- Flûte octaviante
- Cor de nuit
- Voix céleste
- Gambe
- Principal 8'
Les deux jeux de pédale sont logés sur les côtés.
réservoir à plis parallèles, situé dans le clocher dans une pièce attenante. Système de pompage à pied actionnant une pompe placée sous le réservoir (mais ne peut plus fonctionner vu que le ventilateur électrique est placé lui aussi sous le réservoir).
De grande qualité, très étoffée, très lourde et robuste. Les basses sont en zinc ou en spotted. Entailles de timbres ou encoches d'accord. Bourdons à oreilles et calottes mobiles (très fortement sertis). La tuyauterie est dans un état de conservation proche de la perfection, les accords successifs ayant été à l'évidence faits avec grand soin. L'ensemble est malheureusement très empoussiéré, et si elle n'est pas nettoyée rapidement, la tuyauterie risque d'être victime de l'humidité...
L'espoir est-il encore permis ?
Il faut rester optimiste, retrouver une âme de Résistant, et espérer que l'orgue Rinckenbach de La Broque reçoive enfin l'entretien qu'il mérite. Ne serait-ce que par les bénéfices sociaux d'un projet engageant et motivant. Ne serait-ce que, parce qu'après 81 ans de service, il le mériterait même s'il s'agissait d'un instrument quelconque, parce qu'il a été le compagnon des joies et des peines des générations passées. Mais en plus, il n'a rien de quelconque ! Sous la poussière, la haut, dans la vallée de la bruche, dort un chef d'oeuvre oublié. Pas pour longtemps, on l'espère. Sur la console attend le crescendo ; celui de la vie de nos collectivités, l'indicateur fidèle de la conformité de nos actes avec les valeurs que nous défendons. Sa position sera lue par nos enfants. Par leurs enfants. Il est prêt à bondir à nouveau jusqu'au tutti, si on le veut. C'est ce que l'on souhaite.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Patrice Ropp.
Photo du 24/07/2006.
im67015408
Localisation :