Les grands instruments ne sont pas légion en Alsace, et celui de Wittelsheim est l'un des rares à atteindre 40 jeux. D'en bas, il semble à l'aise sur son immense tribune. Mais une fois en haut, la monumentale sculpture métallique est autrement plus impressionnante. Dans un moment, nous tournerons la clé de contact, mais commençons par évoquer l'histoire des orgues à Wittelsheim, qui est particulièrement riche, puisque rien qu'à la tribune des édifices successifs, ce sont déjà 5 instruments qui se sont succédés.
Historique
En 1748, fut installé un orgue d'occasion venant de Wittenheim, Schoenensteinbach. [IHOA]
Il y avait une église à Wittelsheim depuis le 12ème siècle, qui avait été rebâtie en 1705. Le clocher n'arriva que 20 ans après l'orgue et l'édifice fut agrandi dans les années 1780.
Pie Meyer-Siat émet l'hypothèse que l'instrument de Schoenensteinbach avait été construit par Aebi. Comme c'est Johann Georg Rohrer qui y a fourni un orgue neuf, c'est probablement lui aussi qui installa l'ancien orgue à Wittelsheim. Cet instrument devait dater de la seconde moitié du 17ème siècle ; mais on réussit encore à le faire durer 40 ans. Après l'agrandissement de l'édifice, il était probablement devenu complètement insuffisant. [IHOA]
Historique
En 1788, c'est Rabiny qui construisit un orgue neuf pour Wittelsheim. [IHOA] [YMParisAlsace] [IHOA]
L'instrument fut revendu vers 1861 à Ste-Catherine de Richwiller, où on peut encore y voir son buffet de positif (placé dans le choeur). [YMParisAlsace]
Historique
En 1861, Joseph Merklin posa à Wittelsheim son cinquième orgue alsacien. [IHOA] [YMParisAlsace]
Le devis est daté du 27/12/1860. Il fut approuvé le 13/01/1861 par le conseil municipal, mais le préfet trouva le prix trop élevé.
Voici la composition, d'après le devis et ses rectifications (les jeux dits "de combinaisons", ne parlant que si une pédale spéciale - une par plan sonore - est enfoncée, sont repérés par '*') :
Le Cornet n'était que prévu (avec une chape vide), mais paraît avoir été finalement posé juste après la réception, tant les organistes y tenaient. Un orgue alsacien sans Cornet, décidément, c'était inconcevable. [YMParisAlsace]
Il y a quelques spécificités : pas de grande Flûte 8' ouverte au grand-orgue, et la coupure en basse+dessus du Bourdon 16' manuel. Et pas de Voix céleste ! Pour la pédale, il était spécifié "pédale séparée" (l'orgue "parisien" autorisant la réalisation d'une pédale avec seulement des emprunts aux claviers, mais pas l'orgue alsacien). Le récit était prévu à 44 notes (c-g''') à l'origine, mais il fut finalement décidé de le compléter - et donc de rendre possible une tirasse II/P.
Comme références, la maison Merklin fournit : "La société fournit pour point de comparaison les nouveaux orgues de Ranspach et de Wintzenheim sorties de leurs ateliers." Mais ce ne fut pas du tout facile de convaincre la préfecture. Cette dernière, à force de valider des dixaines de "petits Stiehr" (construits comme en 1830), avait été atteinte d'un maladie "normalisatrice" causée par quelque fonctionnaire trop zélé. Bref, l'orgue de Wittelsheim échappait aux standards. Pour la préfecture, d'ailleurs, le seul rôle d'un orgue était d' "assurer convenablement le service religieux" (au meilleur prix possible). La commune a donc été obligée d'expliquer à la préfecture l'intérêt culturel d'un instrument de musique public, et s'en tira fort bien en avançant que : "La ville a ses promenades, ses monuments, ses théâtres ; la campagne n'a que son église. Pourquoi ne lui serait-il pas permis, quand elle en a les ressources, d'en affecter une partie pour posséder au moins un "Grand Orchestre" dans son église qui, permettez moi l'expression, est le seul lieu de ses représentations dramatiques et théâtrales ?". Il fallut aussi ajouter (tout simplement) que la musique est très appréciée à Wittelsheim et qu' "un bel et bon jeu d'orgue lui serait d'autant plus nécessaire qu'elle possède un organiste capable de la faire valoir". [YMParisAlsace]
Le fait que les bons orgues attirent les bons organistes (et suscitent des vocations), et vice-versa, parait une évidence ; mais le fait qu'il fallut le rappeler montre bien à quel point les décideurs "décorrélaient" l'achat de l'orgue de son écosystème (enseignement, promotion, culture). Une terrible erreur encore bien souvent commise aujourd'hui, puisqu'on entend parfois des "à quoi bon s'occuper de l'orgue, il n'y a plus personne pour le jouer".
Le préfet donna son accord le 05/04/1861 (en bougonnant qu'il avait quand même raison), et Wittelsheim put avoir son orgue romantique Merklin. L'instrument fut reçu les 29 et 30/09/1861 par Carl Kientzl, Constant Sieg, l'architecte François-Louis Laubser, Théophile Stern et Charles Jungnickel. [YMParisAlsace] [Barth]
Inviter aux réceptions et aux inaugurations les organistes et officiels les plus en vue était la base même de la stratégie commerciale de Merklin.
Les tuyaux de façade de l'orgue Merklin ont été réquisitionnés par les autorités en 1917. [CSauter]
Après la première Guerre mondiale, l'édifice avait été endommagé, et, de toutes façons, il était devenu trop petit (en raison d'un fort accroissement de la population). L'ancienne église fut donc rasée, et une neuve bâtie à l'endroit actuel, par l'architecte Paul Kirchacker. L'inauguration eut lieu en 1931. L'orgue Merklin n'y a fort probablement jamais été remonté. [Palissy]
Le buffet
Le dessin du buffet est assez familier en Alsace : de style néo-classique, il ressemble beaucoup à ceux d'Aspach, Baldersheim, Obermorschwiller et Durmenach (1875) (qui ont tous abrité des orgues Verschneider), mais chaque plate face est ici structurée en un groupe de deux plates faces gémellées.
Historique
C'est Edmond-Alexandre Roethinger qui fournit un nouvel instrument, en 1932. Il était doté de 36 jeux (3 claviers). [IHOA] [Barth]
Sur le soubassement de l'orgue actuel est accrochée une photo de la chorale Ste-Cécile en 1933.
L'église a été fortement sinistrée début 1945 lors des événements dits de la "poche de Colmar". Si la belle façade a pu être sauvée, les photos de 1945 ne laissent aucun doute sur le destin de tout ce qui se trouvait à l'intérieur. Après la reconstruction, l'église a été re-consacrée en 1955. Pour les 60 ans de l'église Saint-Michel (1931-91), Raymond Miesch a écrit une plaquette retraçant son historique. [Palissy] [ParoissesPP]
Historique
En 1956, Max et André Roethinger reconstruisirent totalement l'instrument, selon l'esthétique néo-classique. [IHOA]
En 1976, des tuyaux en acajou du positif on été remplacés par du sapin. [ITOA]
En 1983, l'instrument bénéficia d'un relevage, par Albin Unfer [ITOA]
Sur place
L'instrument dispose de jolis jeux de détail, et peut réciter élégamment un solo de flûte pastorale. Avant de commencer, on se dit qu'on va pouvoir parcourir toute la littérature de l'orgue du 16ème au 21ème siècle. Mais au niveau de Titelouze (1563? - 1633), on réalise que comme on va de toutes façons finir sur le Tutti avec un accord de 6/9 sur le Do grave avec pédale double, autant faire parler la poudre tout de suite. Les partitions servent vite à donner à la nef un air de Broadway un jour de retour d'astronautes.
Car, soyons clairs, c'est plutôt un orgue d'aventuriers. Il faut se souvenir que cette machine est née en même temps que le Rock. Il est donc préférable de venir à Wittelsheim en Harley-Davidson, et sans la Tablature de Weimar ; on règle les ennuis mécaniques, on gère les caprices électriques, et ce pour une seule chose : se prendre une grande claque et changer de monde. Car ces 40 jeux rebelles, piaffant d'impatience, ont été dressés pour en découdre, démultipliés par les sept accouplements à l'octave aiguë et grave. Tant mieux, car c'est comme ça qu'on aime, l'orgue "néo-classique" : imprévisible, polymorphe, surprenant. Dans le discours officiel, l'orgue Néo-classique (avec un accent sur le "a") est celui du compromis ; il est destiné à "tout jouer". Mais la réalité est plus complexe que les discours. L'orgue néo-classique est au contraire un instrument refusant les compromis et les discours. Et pour régler le problème des discours, il suffit d'enfoncer la pédale de crescendo à fond.
L'instrument accusant aujourd'hui (2014) un certain âge, et nécessitant un relevage complet, tout ne marche pas, loin s'en faut. (Enfin, disons que tout ne marche pas tout le temps, et, quand ça marche, c'est rarement au moment prévu...) Mais ce qui marche témoigne d'un incroyable éclat. C'est vraiment une machine extraordinaire ! Au début, on se dit qu'un 41ème jeu aurait été totalement déraisonnable. Mais l'instant suivant, toute inhibition ayant été emportée par le vent des Mixtures en délire, on se demande, agrippé à la rambarde de la tribune, comment ils ont pu oublier d'ajouter une batterie d'anches complète en chamade.
Le buffet
Le dessin d'ensemble est ancré dans une certaine tradition : il est paraît être constitué de deux fois l'orgue Roethinger de Wissembourg (1953), placés de façon symétrique et sparés par une grande tourelle centrale qui s'étale à l'arrière jusqu'à leurs épaules.
Depuis la tribune, ce grand instrument a un caractère minéral très affirmé, accentué par le fait qu'il est dépourvu de buffet (un simple soubassement est la seule partie boisée). Cela sied parfaitement à une région dont la Mine est partie intégrante de la culture ! Les tuyaux gris paraissent avoir surgi ici, hors du sol, comme des orgues de basalte lancées par un irrépressible mouvement tellurique. (Notons qu'il vaut mieux éviter de parler de ces choses-là à Wittelsheim ; ou alors, à voix basse.)
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante dos à la nef, fermée par un rideau coulissant. Tirage des jeux par dominos placés sur les panneaux latéraux. Ceux du grand-orgue constituent la ligne supérieure du panneau gauche, et ceux du positif la ligne inférieure. Ceux du récit et de la pédale sont situés sur le panneau droit, récit en haut. Les jeux à anches sont écrits en rouge, et la partie supérieure des dominos commandant les jeux identifie le plan sonore ("I", "II", "III", "P"). Les dominos commandant les accouplements sont placés en ligne au centre et en haut de la console.
Ordre de la ligne de dominos commandant les accouplements (désignés par "copula" quand il s'agit des manuels) : "TIR.I 8pds.", "TIR.I 4pds.", "TIR.II 8pds.", "TIR. III 8pds." (effacé et repéré au feutre), "TIR.III 4pds.", "COP.II/I 8pds.", "COP.II/I 4pds.", "COP.II/I 16pds" (effacé et repéré au feutre), "COP.III/I 8pds.", "COP.III/I 4pds.", "COP.III/I 16pds.", "COP.III/II 8pds.", "COP.III/II 4pds.", "COP.III/II 16pds.".
Claviers blancs. Commande de l'expression du récit et du crescendo général par pédales-bascules placées au-dessus du 3ème Do du pédalier (crescendo à gauche). Contrôle du crescendo par cadran linéaire, gradué de 0 à 10 et situé au-dessus des notes les plus aiguës du troisième clavier. Appel des combinaisons fixes par poussoirs situés en ligne en-dessous du premier clavier (de gauche à droite par ordre d'intensité). Annulation par poussoir noir. La ligne de poussoirs se prolonge, à droite par l'appel de la combinaison libre ("COMB.LIB") et de la pédale piano automatique ("P.P.AUT."). Programmation de la combinaison libre par paillettes situées au-dessus de chaque domino.
Commande des accouplements doublée au pied, par pédales-cuillers à accrocher,
placées en deux lignes et en quinconce, à gauche des pédales-bascules. On
commence par la ligne supérieure, avec les accouplements "à l'octave" :
"COP.III/II 16pds", "COP.II/I 16pds", "COP.III/II 4pds.", "COP.III/I 4pds.",
"COP.II/I 4pds.", "TIR.III 4pds.", "TIR.I 4pds.".
La ligne inférieure :
"COP.III/I 16pds.", puis les accouplements à l'unisson (8') : "COP.III/II
8pds.", "COP.III/I 8pds.", "COP.II/I 8pds.", "TIR. III 8pds.", "TIR.II 8pds.",
"TIR.I 8pds.".
Voltmètre rond, situé au-dessus des notes les plus graves du troisième clavier.
Les appels et trémolos sont commandés par pédales-cuillers à accrocher, placées en deux lignes et en quinconce, à droite des pédales-bascules. Ligne supérieure : "TREMOLO II", "TREMOLO III" ; ligne inférieure : "APPEL GRD.ORGUE", "APPEL ANCHES", "APPEL MUT & MIXT."
Plaque d'adresse en plusieurs éléments : comme sur d'autres orgues Roethinger de la même époque, des lettres sont incrustées dans les baguettes en bois séparant les claviers. En haut, entre le deuxième et le troisième :
Puis plus bas, entre le premier et le deuxième clavier :
L'année de construction figure sur une porcelaine rectangulaire, vissée sous le cadran de crescendo :
Sommiers à cônes. Le grand orgue est à droite, le positif est à gauche, le récit au milieu, et la pédale en avant. Les octaves aiguës sont réelles : le positif et le récit ont 68 notes (C-g'''').
Une fois à l'intérieur, on vérifie que le monument sonore doit plus à Tesla et Edison qu'à Vitruve. L'ambiance est quasi industrielle. On pense assurément plus à Firefly qu'au Nautilus : on s'étonnerait de voir surgir le capitaine Nemo des entrailles de ce temple de l'électromécanique, mais Kaylee, sûrement pas. Ici, ce n'est pas l'odeur du bois de lambris que l'on respire, mais plutôt celles l'ozone et l'huile pour mécanique fine. Ils sont allés jusqu'au bout de ce que l'électricité permettait de faire avant l'invention du transistor. Ici, règnent les relais, les rotacteurs et les contacts platinés et frétillants. Tout ici est sous tension et parcouru d'arcs bleutés. Le sol est en béton gaufré. C'est une base solide pour les résultantes de 32'. Et mieux pour les gouttes de soudure.
Une fois de plus, on ne peut qu'être enthousiasmé par l'incroyable
diversité du patrimoine organistique alsacien. L'orgue Roethinger de Wittelsheim en est
une "figure" encore un peu connue, mais de fait incontournable. Espérons qu'un bon
relevage rendra à cet instrument la fiabilité qu'il métrite.
On dit qu'André
Roethinger regrettait d'être "le petit-fils d'un génie
[Edmond-Alexandre] et le fils d'un saint [Max]". Modeste il était, certes,
mais c'était quand même un sacré grand monsieur de la facture d'orgues.
Webographie :
Sources et bibliographie :
Remerciements à Thomas Jacoberger et à Mathieu Freyburger.
Recherches documentaires.
en fait Mérimée, ia68004731
Localisation :