Il y a quelque 120 ans, Franz Kriess, qui était installé non loin de là, à Molsheim, s'était fait une spécialité d'orgues résolument romantiques allemands. Celui de Dorlisheim, son 11ème opus, est resté authentique.
Une fois de plus, voici une des belles surprises que nous réserve notre patrimoine organistique. Et une fois de plus, elle ne se trouve pas dans la production des facteurs alsaciens "célèbres" auxquels les publications historiques et les articles plus récents cherchent sempiternellement à nous ramener. Cet instrument romantique plein de qualités, né avec le 20ème siècle, raconte une part de l'histoire artistique de ce dernier, paradoxalement encore fort peu connue. Cet orgue Kriess est un témoin précieux de l'évolution que connut la facture d'orgue à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Celle-ci était destinée à permettre d'interpréter un répertoire qui s'enrichissait de façon florissante, sur les traces de Félix Mendelssohn : Gustav Merkel, Josef Rheinberger ; le jeune Max Reger composait pour orgue depuis 1892, plus tard, ce sera le tour de Karg-Elert.
Historique
C'est Franz Xaver Kriess qui construisit cet orgue, le premier de l'édifice (achevé en 1888), et qui fut reçu juste à temps pour Noël, le 22/12/1902. [IHOA] [Barth]
Pourtant, Martin Rinckenbach avait prêté un harmonium entre 1890 et 1902. Mais c'est finalement le "voisin" Franz Kriess que l'on choisit pour construire un orgue neuf. Le buffet a été fourni par la maison Oscar Hettich. La réception fut assurée par Adolphe Gessner et Joseph Ringeissen. [IHOA] [ITOA]
C'est l'Opus 11 sur la liste Kriess parue dans Caecilia en 1924 (opus daté de 1900, puisque la date retenue était celle de la construction et non de la réception des travaux). [Barth]
Pour mettre fin au "simultaneum" mis en place en 1685, on construisit une nouvelle église catholique à Dorlisheim à la fin du 19ème siècle. En 1899, la communauté protestante, sur les conseils d'Ernst Münch, fit le choix de se doter d'un orgue d'exception, puisqu'il s'agissait de l'opus 856 d'Eberhard Friedrich Walcker. C'était un orgue de 16 jeux, originellement construit par la Suisse, mais qui a bel et bien été livré neuf à Dorlisheim. Il a dû représenter un effort considérable, et suscita de fait de forte émulation : deux ou trois ans plus tard, la paroisse catholique voulut un instrument de style analogue, mais opta pour une solution plus "locale", puisque Kriess était installé à Molsheim. Les deux instruments étaient donc presque contemporains. La disparation de l'orgue Walcker représente une lourde perte pour le patrimoine de Dorlisheim, et l'orgue Kriess reste à présent le seul orgue historique de la localité. Espérons qu'il sera préservé et conservé comme il le mérite.
Le récit est muni d'une Clarinette à anches libres, jeu emblématique de Kriess (et probablement de son mentor Gessner). C'est l'un des rares Clarinettes de Kriess encore en fonction : il n'y en a deux autres à Ranrupt et à Coume (57)... et c'est probablement tout.
La composition est aussi marquée, au grand-orgue, par un Bourdon à doubles bouches (une de chaque côté). Du coup, il n'y a pas de "Flûte majeure", mais le duo constitué de ce jeu et d'une Flauto Dolce : cela permet d'offrir le "carré d'or" romantique de jeux de 8' (un Principal, un Bourdon, une Flûte, une gambe) bien qu'il n'y a que 7 jeux au grand-orgue.
A l'origine, la façade aurait été constituée de tuyaux factices (il y a d'autres exemples, comme Ohlungen). Elle a été remplacée dans les années 1980 par des tuyaux métalliques, mais comme de nombreux tuyaux sont parlants, il est probable que la façade "en rondins" ait plutôt été une façade provisoire, soit juste après la construction, soit après 1917. A part cette modification, et la pose d'un ventilateur électrique offert par la famille d'Ettore Bugatti (à la fin des années 20 ou au début des années 30), l'instrument n'a en aucune façon été modifié. [PMSAM74]
En 1980 l'orgue a été relevé par Robert Kriess. (Ce qui explique la présence de postages en Westaflex dans l'instrument.) [WVeller]
L'instrument a bénéficié d'un relevage, mené par Richard Dott, en 2002. [IHOA]
Le buffet
Kriess confia la réalisation du buffet au talentueux Oscar Hettich, comme il le fit à de nombreuses reprises (par exemple Coume, Ohlungen, Schiltigheim). La façade est en chêne. Il est de style éclectique, et plutôt néo-roman (arcs en plein cintre, frises cannelées), les couronnements étant plus néo-gothiques. Trois tourelles plates à chevrons, la plus grande au centre, sont séparées par deux plates-faces doubles très élaborées. Le tout est richement sculpté et fait usage du langage ornemental de ce style : frises, demi-rosaces, tri-lobes, galerie supérieure, montants ornés de piliers. La tourelle centrale est surmontée d'une croix. La façade est munie systématiquement d'écussons rapportés, et s'intègre parfaitement au bel ouvrage d'Hettich.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un couvercle basculant. Tirage des jeux (et des commande des accouplements) par touches à accrocher disposées sur deux gradins, de part et d'autre des claviers. Elles sont repérées par des porcelaines disposées sur le chanfrein des gradins, de couleur rose pour le grand-orgue, bleue pour le récit, et jaune pour la pédale. En plus du code couleur, le plan sonore est identifié sur les porcelaines après le nom du jeu, et, du coup, la hauteur en pieds apparaît au-dessus : "4' Rohr-Flöte II M.", "16' Subbass Ped.", ...
On retrouve un système analogue à Ranrupt (Kriess, 1900), à l'orgue de choeur de St-Thomas à Strasbourg (Dalstein-Haerpfer) ou encore à St-Maurice (Weigle) : ces éléments semblent provenir de Weigle, comme toute la console. Kriess, en effet, ne construisait pas les consoles et la tuyauterie lui-même, mais préférait des fournisseurs réputés, avec le double avantage de proposer une ergonomie éprouvée et de pouvoir concentrer sa valeur ajoutée sur la conception générale de l'instrument et son harmonisation. Bien que très pratiques (et élégantes !), les "touches à accrocher" n'ont pas été proposées très longtemps : dès 1905 à Ohlungen et en 1906 à Heiligenberg, on trouve des dominos colorés. Elles réapparaissent en 1908 à chapelle protestante de l'hôpital de Rouffach.
Claviers blancs, joues moulurées.
Commande des combinaisons fixes par quatre pistons blancs disposés au centre sous le premier manuel, et sérigraphiés à leur extrémité. Commande de l'expression du récit par pédale basculante, située au-dessus du 'fis' du pédalier (immobilisée en position mi-ouverte lors de la visite). Pupitre neuf en chêne (2017).
Petite plaque d'adresse noire, placée au-dessus du second clavier, et disant :
pneumatique.
à membranes. Les sommiers manuels sont diatoniques, et disposés "en mitre" (basses au centre). Le sommier de pédale est chromatique, avec les basses à droite.
La tuyauterie provient des maisons Laukhuff, et Leau (Paris). Entailles de timbre, Bourdons à calottes mobiles, et écussons rapportés. Biseaux à dents. Tous les tuyaux en métal sont poinçonnés avec le nom du jeu et de la note (et le rang pour la Mixture : "Q", "O", "T").
C'est vraiment un très bel instrument, doté de nombreux atouts ! L'harmonisation des jeux romantiques, tout d'abord, toute en douceur et progressivité, est à la fois spécifique et respecte les canons du style : Franz Xaver Kriess, décidément, était doué pour cela. Son buffet, aussi - car chacun sait que les orgues sonnent mieux quand ils sont beaux -. Et bien sûr l'ambiance particulière liée à son authenticité et aux "petits détails" qui font un instrument attachant, comme la registration par touches à accrocher. Le meilleur reste musical : l'étonnant Bourdon à bouches doubles, ou la Clarinette, qui donne envie de sortir la partition de "Schmücke dich, o liebe Seele" de Gustav Merkel pour un solo, mais constitue également le complément idéal au choeur de fonds (comme le Hautbois dans l'orgue romantique français).
Sources et bibliographie :
Remerciements à Bertrand Hess.
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