En janvier 1905, Albert Schweitzer écrivit sur une feuille de papier les spécifications d'un orgue d'accompagnement, à installer dans le choeur de l'église St-Thomas, et qui serait construit par ses facteurs préférés, Dalstein et Haerpfer. Le financement n'étant pas assuré, il s'agissait encore d'un "cas d'école", bien que le projet fut déjà assez avancé. Plus tard, le pasteur musicien théorisa pour le Palais des fêtes l'orgue "idéal" pour le concert. Puis, pour Gunsbach, l'orgue "de campagne" idéal. Grâce à un legs, le projet pour St-Thomas vit le jour, et, en plus du très célèbre orgue de tribune (Jean-André Silbermann, 1741), se trouve aujourd'hui dans cet exceptionnel édifice un instrument certes moins célèbre, mais doté d'une importance historique au moins aussi importante que celle de son "grand-frère".
Historique
Le premier orgue "de choeur" de St-Thomas fut le "premier positif JAS", de 1737, aussi appelé "Positif de St-Thomas". C'est un petit instrument que Jean-André Silbermann construisit juste après avoir repris les ateliers de son père, pour prouver qu'il savait construire autre chose que des clavecins. L'instrument fut posé sur le jubé, et servit comme orgue provisoire, jusqu'en 1741. [IHOA] [MSchaeferSilb]
Jean-André Silbermann reprit son petit orgue en 1741, pour le revendre. Après avoir pas mal voyagé, ce "cabinet d'orgue" fut détruit pendant la révolution, à Hommarting. [IHOA]
Historique
C'est en 1905 (date qui figure sur la plaque d'adresse que la maison Dalstein-Haerpfer posa ici son Opus 177. [IHOA] [ITOA]
La composition d'origine est l'actuelle (restaurée en 2001 dans l'état de 1905). Cela commença donc par la fameuse composition manuscrite de Schweitzer :
L'orgue entier devait être logé dans une boîte expressive (unique).
L'orgue d'accompagnement "minimal" n'avait donc pas de Bourdon 8', pas de Mixture, pas de Mutation ; en revanche, il était doté d'un 16' manuel et d'un Cornet à 5 rangs (lire : dessus de Cornet à 5 rangs ; sur le manuscrit figure "Cornet 5" à la plume, corrigé plus tard au crayon en "Cornet 8", voulant dure "Mixture-cornet complète"). On peut en conclure que ce sont les Principaux, évidemment conçus dans le style à l'époque, c'est-à-dire avec des entailles de timbre ("pavillonnés") qui constituent l'essence de la "pâte sonore" destinée à accompagner une (grande !) chorale. On peut aussi imaginer que l'orgue d'accompagnement "idéal" devait aussi exceller dans les préludes de chorals (avec l'Orgelbüchlein en tête), d'où le dessus de Cornet.
Sur le même manuscrit, furent ajoutés au crayon les compléments indispensables (si l'on ne voulait pas se limiter au "minimal") : un Bourdon 8' pour le grand-orgue, une Voix céleste pour le récit, et un appel du Tutti :
Vu la taille de l'édifice, et les effectifs de la chorale à accompagner, le Gemshorn 4' du récit était "un peu juste". Surtout qu'avec les accouplements à l'octave, il était possible d'amplifier la dynamique d'un jeu plus intense. D'autre part, dans la logique "Cavaillé-collienne", c'est bien sûr une Trompette de récit qu'il fallait. Ce remplacement sera effectivement fait, bien que tardivement. Evidemment, avec une Trompette et une Voix céleste, les prestations ne se limitaient plus de tout à l'accompagnement : l'orgue d'accompagnement "idéal" devait savoir faire autre chose !
La maison Dalstein-Haerpfer de Boulay avait été en concurrence avec
Gebrüder Link, de Giegen-an-der-Brenz, qui posait à
cette époque des orgues remarquables en Alsace. Le projet initial avait été
élaboré par Albert Schweitzer, mais aussi Ernst Münch (Strasbourg, St-Guillaume
et professeur au conservatoire). Link était probablement l' "outsider", proposé
par Münch. Quand on connait l'estime que portait Schweitzer à Dalstein-Haerpfer
(depuis 1889), il n'est pas étonnant que ce fut la maison de Boulay (impliquée
dès la genèse du projet) qui ait été finalement retenue.
Mais le projet Link
était fort intéressant : il proposait une Mixture-cornet complète au lieu d'un
dessus de Cornet. Et il y avait un jeu de plus à la pédale, un Bourdon 16' doux,
réalisé par emprunt des tuyaux du Bourdon 16' manuel, mais alimentés
différemment. Cela correspondait à une préoccupation constante, dans la
registration de l'époque, de pouvoir ajuster l'intensité de la pédale au reste
de l'instrument (avec un seul jeu, les possibilités ne sont évidemment pas
nombreuses). Mais l'orgue Link devait être logé dans un buffet néo-gothique, qui
ne fit pas l'unanimité. La proposition de Giegen fut d'abord préférée par Münch,
et les Link devaient penser pouvoir décrocher l'affaire, puisqu'ils ajustèrent
leur devis : ils ne se sentaient pas vraiment jouer le rôle du "lièvre". Du
coup, la maison Dalstein-Haerpfer dut proposer plusieurs aménagements : le
"Cornet" complet, une Gambe pour le grand-orgue, la pédale à 30 notes. La
concurrence, quand elle est loyale, a du bon. [StThomasChoeur2001]
Le financement du projet fut rendu possible grâce à un legs : on peut considérer que cet orgue fut un don. Le marché fut donc conclu, mais, une fois que cela devint "du concret", d'autre menus problèmes surgirent. De fait, placé au sol, côté gauche (console latérale), l'instrument présentait de nombreux inconvénients (encombrement du choeur, oblitération de la vue sur le tombeau du maréchal de Saxe). Le chapitre décida de le placer en hauteur, inscrit dans l'arc sud-est du transept (sur une tribune en bois). Henri Salomon, l'architecte, fut chargé de dessiner le buffet et les plans de la petite tribune. Il conçut un joli buffet, idéalement intégré à l'endroit, puisque conçu sur la base de la forme trilobée des tourelles centrales de Jean-André Silbermann. C'est donc lui le créateur de la "signature visuelle", si caractéristique, de l'orgue de choeur de St-Thomas. [StThomasChoeur2001]
La Trompette n'arrivera que tardivement : elle vint remplacer un Gemshorn 4' initialement prévu. [StThomasChoeur2001]
L'inauguration eut lieu le dimanche 11/02/1906 (Münch avait assuré la réception la veille), avec la participation de Schweitzer, qui joua une sonate de Mendelssohn. [FMenissier] [StThomasChoeur2001]
Les tuyaux de façade (en étain, la facture de 1906 en témoigne) ont été réquisitionnés par les autorités en 1917. [StThomasChoeur2001]
La façade fut bien vite remplacée, grâce au soutien d'Albert Schweitzer, qui donna en particulier un grand concert au profit de sa reconstitution (pièces de J.S. Bach, dont le Prélude et fugue en Ut mineur, et les chorals "Ich ruf' zu Dir" et "Wenn wir in Höchsten Nöten sein"). Toutefois, l'étain étant très cher à l'époque, c'est finalement une façade en zinc que l'on commanda à Frédéric Haerpfer en 1921. Ce fut la dernière intervention de la maison de Boulay sur cet instrument. [StThomasChoeur2001]
Georges Schwenkedel posa un ventilateur électrique en 1928. Comme la maison de Koenigshoffen s'occupait alors de l'orgue de tribune, il n'était pas illogique de lui confier l'orgue de choeur. En 1933, Schwenkedel fournit trois devis "Boucle d'Or" : un minimal, un moyen et un exagéré. Sans surprise, le deuxième fut retenu. Il s'agissait d'ajouter 4 jeux et d'en enlever 2 (donc de créer 2 chapes supplémentaires). Le récit fut doté d'une Quinte et d'une Doublette, la Voix céleste disparut au profit d'un Gemshorn 4' neuf (la chape correspondante a donc probablement été modifiée pour accueillir l'octave grave ; en tous cas, en 1999, un petit sommier permettait de poster les 7 tuyaux les plus graves). Enfin, un Gemshorn 8' de Wetzel, récupéré à l'orgue de tribune, prit la place de la Gambe du premier clavier. Notons que le Salicional du récit était toujours là. Ces travaux, que Schweitzer ne commenta pas (il avait été mis au courant après que la décision fut prise), furent reçus le 30/071934. [StThomasChoeur2001] [ITOA]
La Flûte conique 4' au récit (Gemshorn) n'était pas étrangère à l'esthétique d'origine (ce jeu avait été prévu à l'origine, et finalement remplacé par une Trompette).
En 1948, Georges Schwenkedel posa une nouvelle façade et remplaça des dessus des principaux. [StThomasChoeur2001]
C'étaient bien sûr les tailles, qui étaient jugées trop "romantiques allemandes", qu'il s'agissait de "corriger". La façade de 1921, pour laquelle avait oeuvré Albert Schweitzer, ainsi et les dessus de la Montre et du Prestant furent remplacés, dans une esthétique "néo-classique" totalement étrangère à l'instrument. Malheureusement, les tuyaux d'origine furent perdus à ce moment. [StThomasChoeur2001]
Puis, vers 1964, il y eut de petits travaux, par Ernest Muhleisen. [StThomasChoeur2001]
C'est peut-être de cette époque que date la modification de la boîte expressive (qui inclut alors le dessus de la Montre 8') et le déplacement des graves du Bourdon 16' manuel (C-A) en dehors du buffet (et donc de la boîte). Il y eut plusieurs devis, mais ceux-ci ne rendent pas compte de l'état physique de l'orgue en 1999. Après 1964, il semble que ce soit la maison Kern qui a effectué l'entretien courant. En 1999, lors du démontage, on trouva la composition suivante :
Le jeu "Flûte 4'" eut son petit moment de célébrité lorsque l'inventaire de 1986 rapporta "Flûte conique 8 = jeu de 4', pas de Haerpfer, timbre indéfinissable, cylindrique et étroit". La Flûte conique (Gemshorn 8') désignée par la porcelaine se trouvait alors au récit (à la place du Salicional, sauf l'octave grave). Ces modifications, opérées dans les années 60 n'avaient pas été répertoriées à la console. Visiblement, la "Flûte 4'" n'était pas très réussie...
C'est donc à ce moment que dut disparaître le Salicional du récit, victime d'un étrange jeu de "chaises musicales" (pas si musicales que ça, d'ailleurs) : la Flûte 4' de récupération avait chassé le Gemshorn 8' de Wetzel du grand-orgue, qui prit la place du Salicional du récit...
En 2001, l'orgue a été restauré dans son état de 1905 par Quentin Blumenroeder. [StThomasChoeur2001] [ITOA]
L'étude de 1997 avait révélé que les opérations de 1934 et 1966 avaient quand même laissé 578 tuyaux d'origine sur les 822 (i.e. conservés avec leur harmonisation, et leur diapason restituable grâce aux marques des entailles de timbre). Revenir à l'orgue voulu par Schweitzer était donc possible. [StThomasChoeur2001]
Les jeux Wetzel 1836 sont retournés sur la tribune (en caisses, évidement). La traction, le buffet et la soufflerie ont été relevés (repeaussage des relais et soufflets, recherche de la pression d'origine). La console a été entièrement révisée, et la boîte expressive reconstruite. La tuyauterie manquante a été restituée avec des tuyaux construits par la manufacture Klein de Woerth selon des modèles contemporains de 1906 (Longeville-lès-Saint-Avold). La façade a pu retrouver son aspect d'origine grâce à une photo conservée aux archives. Le reste de la tuyauterie a bénéficié d'un relevage en profondeur. Les travaux sur les sommiers ont surtout concerné les chapes et les faux-sommiers (suite aux modifications) [StThomasChoeur2001]
L'orgue a été inauguré le 25/11/2001 par François Menissier, avec l'ensemble "Ripieno" dirigé par Daniel Leininger, et Mathieu Trunk (Violon) : Bach, Mendelssohn, Brahms, Rheinberger, Gigout, Fauré et Vierne. [DLeininger] [FMenissier]
Le buffet
Le buffet dessiné par Henri Salomon est inspiré des éléments esthétiques de celui de l'orgue de tribune de Jean-André Silbermann. Plutôt que d'opposer les deux styles (en présentant un orgue de choeur néo-gothique), on fit clairement le choix de l'unité visuelle. S'il n'était les proportions, on pourrait y reconnaitre St-Quirin... La tourelle centrale tri-lobée, si chère à Jean-André Silbermann, est ici le grand élément central, en quelque sorte magnifié. Cet élément est juste flanqué de deux petites plates-faces. L'ornementation est, elle aussi, cohérente avec l'approche "néo-classique" : claires-voies, pot-à-feu en couronnement, et surtout le culot de la partie centrale, mis en valeur comme dans les dessins de Silbermann. Ce culot permet l'élaboration de grands motifs en rocaille.
Le buffet est en chêne ; les tuyaux de façade sont munis d'écussons rapportés.
Caractéristiques instrumentales
C | c | c' | c''' |
2'2/3 | 4' | 8' | 8' |
2' | 2'2/3 | 4' | 4' |
1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 2'2/3 |
1'1/3 | 2' | 2' | |
1'3/5 | 2' |
Console indépendante, placée au sol devant l'instrument, tournée vers le choeur, et fermée par un couvercle basculant. Commandes des jeux par petits taquets à accrocher (mouvement en 'L'), repérés par des porcelaines rondes et à liséré doré. Elles sont blanches pour le grand-orgue, roses au récit et bleu clair à la pédale. Claviers blancs (d'origine) ; joues ondulées. Commande de l'expression générale par pédale basculante centrale. Commande des accouplements et du Tutti par pistons situés sous le premier clavier. Chacun des 5 accouplements, ainsi que le Tutti est appelé par un piston, et retiré par un autre (cela fait 6 couples de pistons, chacun repéré par des porcelaines rectangulaires respectant le code de couleur). Pas de pédale à accrocher (1905, c'est avant le "congrès de Vienne"). Porte-partitions ajouré, banc avec pieds en forme de lyre.
Plaque d'adresse en position centrale supérieure, en bois incrusté de lettres en laiton :
Webographie :
Sources et bibliographie :
Données techniques et historiques.
Photos.
Photos.
A l'occasion des travaux de 2001, la Paroisse St-Thomas (11, rue Martin-Luther, 67000 Strasbourg) a édité une plaquette intitulée "L'orgue de choeur de l'église Saint-Thomas de Strasbourg / Restauration de l'orgue Albert Schweitzer", avec des textes de François Ménissier, auteur des recherches historiques, de l'élaboration du projet de restauration, et du suivi des travaux. C'est l'une des plus belles - et des mieux documentées - des plaquettes et monographies consacrées aux orgues alsaciens.
"Schwenkedel remplace Gambe et Voix céleste par Quinte et Doublette" n'est pas exact.
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