L'orgue de l'église St-Maurice à Strasbourg occupe une place centrale dans l'histoire musicale et culturelle de l'Alsace. C'était - à l'origine - un instrument doté d'une esthétique "romantique allemande" très poussée. Cette formidable machine laisse son visiteur admiratif et ensorcelé : c'est un voyage au temps de Jules Verne, des dirigeables, et de la genèse des "Choralfantasien" de Max Reger.
Historique
Dès achèvement de l'église, en 1899, on la dota d'un orgue construit par la maison Friedrich Weigle de Stuttgart. [IHOA] [ITOA]
C'était à l'origine l'église catholique de la garnison de Strasbourg. La construction a commencé en 1895, et s'est achevée en 1899. L'édifice a été conçu par l'architecte Ludwig Becker, qui fut retenu sur concours en 1893 pour ce projet. L'œuvre de Becker est considérable, et l'Alsace lui doit aussi l'église St-Fridolin à Mulhouse (1906).
La tribune est spacieuse : 12m de large pour 10m de profond. Une grande baie ogivale occupe le mur du fond (ouest), si bien qu'un orgue "mono-corps" disposé de façon conventionnelle l'aurait obscurcie. On fit le choix d'un buffet latéral, placé contre le mur droit (nord) de la tribune. Mais en fait l'orgue occupe aussi un grand local situé dans la tour nord, derrière le buffet, symétrique à la pièce où arrive l'escalier : il fait 6m60 de large, et il est cloisonné dans l'axe est-ouest. Avec l'espace libéré dans l'épaisseur du mur (de presque 2m), il y en a tout de même pour plus de 40m2.
La console a pris place au centre de la tribune, dirigée vers la nef.
Adolphe Gessner
Cette tribune était le royaume d'un acteur majeur de l'orgue alsacien, même s'il est toujours méconnu (ou connu à travers des clichés tenaces) : Adolphe Gessner (26/11/1864 à Bingen - 20/06/1919 à Oppenau). Il accéda au poste de professeur d'orgue et de musique d'église du conservatoire de Strasbourg en 1886. Il y compta parmi ses élèves René Louis Becker (Bischheim, 1882 – Dearborn, MI, USA, 1956). Ses "5 Choralbearbeitungen" méritent d'être connues. Ses trois postludes festifs sur "Grosser Gott, wir loben dich" (op. 4) ont été récemment publiés. Paul Münck (Hauguenau, St-Georges) - qui fut aussi son élève - lui a dédié sa Passacaille en Mim. Gessner est mort à Oppenau, en juin 1919. Le fait nous rappelle que les événements de 1918 comportent aussi leur part d'injustice. La justice, elle, voudrait qu'on se souvienne de lui pour ce qu'il était : un grand musicien, et un merveilleux pédagogue.
La composition de l'orgue Weigle est une version réduite de celle de la Liederhalle de Stuttgart (1893, III/P 54j, détruit en 1944). Emile Rupp présente et commente cette composition dans son ouvrage de référence, "Entwicklungsgeschichte der Orgelbaukunst". Le moins qu'on puisse dire, c'est que Rupp n'aimait pas la facture de Weigle... [Rupp]
Hochdrüück !
On ne peut parler de l'orgue Weigle de St-Maurice sans évoquer l'article daté du 14/01/1899, paru dans la revue "Zeitschrift für Instrumentenbau", et intitulé "Hochdruck !". Il est signé "J. F. Emil Rapp (sic), Organist an der evang. Garnisonkirche." Il est peut-être utile d'en rappeler le contexte.: [ZeitschriftInstrmentenbau]
L'orgue de l'église protestante de garnison (St-Paul) date de 1897 - 2 ans avant celui de St-Maurice. Emile Rupp en était le titulaire. Il faut d'abord souligner une évidente "émulation" entre les deux paroisses/tribunes/organistes. Ce genre de situation concurrentielle encourage les "postures" (et les simplifications) : on a fait de Gessner un militant de "l'orgue allemand", et de Rupp un résistant cherchant à défendre l'orgue "français". La vérité, évidemment, est un peu plus nuancée.
Un fait pourtant fondamental a souvent été oublié, au sujet des orgues des églises de garnison : ils étaient conçus pour la garnison... Donc pour une audience et des célébrations toutes particulières !
La revue "Zeitschrift für Instrumentenbau" était clairement une publication destinée aux gens du métier. (Pas seulement la facture d'orgues.) L'article de Rupp est paru dans sa section "Sprechsaal" ("Case à palabres"). Il y en eut beaucoup d'autres, dont la série destinée à théoriser la fameuse "Réforme alsacienne de l'Orgue". Rupp aimait écrire, et répondait tant qu'on lui répondait. "Sprechsaal" était un forum dédié aux discussions, volontiers conflictuelles. Il y avait d'ailleurs des modérateurs, qui, parfois, expliquaient qu'il est temps de se calmer. (Par exemple le 11/03/1909, dans le numéro 17.) Mais la dispute était dans l'ADN du monde de l'orgue de l'époque. [ZeitschriftInstrmentenbau]
L'article "Hochdrück !" lui-même, (très) pénible à lire, est truffé de références (à d'autres querelles) et de justifications historiques ; il ne donne pas beaucoup de détails sur l'orgue de St-Maurice. Tout d'abord, le sujet, c'est la haute pression pour les jeux à bouches ("Labialstimmen") uniquement. On ne peut s'empêcher de penser que l'intention de Rupp, quand il a écrit cet article, n'était pas de s'attaquer aux jeux à haute pression : il critique surtout les orgues "monumentaux" produits en Allemagne à cette époque. Et leur déficit en jeux d'anches. Ce qu'il reproche aux "Hochdrück Labialstimmen", c'est de prendre la place de jeux d'anches ! Rupp veut un orgue avec plus d'anches, et ce sont surtout les Clarinettes et Voix humaines à bouches qui l'insupportent. [ZeitschriftInstrmentenbau]
On dit que l'orgue de St-Maurice servit de déclencheur à la Réforme alsacienne de l'orgue. L'histoire se raconte bien, mais a un grand inconvénient : elle entretient la confusion entre "Haute pression" et "Fort". Or, certains des orgues les plus forts qui soient sont justement alimentés... à basse pression (mais les pieds des tuyaux sont ouverts). Il n'est pas du tout établi que l'orgue de St-Maurice ait été "tonitruant" à l'origine - au moins pas selon les standards d'une église de garnison. Les seuls jeux à haute pression qu'il nous reste en Alsace sont à Erstein : ils sont amples, plutôt doux, ressortent bien, idéaux en solo, et n'ont absolument rien à voir avec des sifflets de locomotive !
L'avatar de Weigle, la "Parabrahm-Orgel" (du Sanskrit "ultime", "suprême"), dont il nous reste un seul et précieux exemplaire à Eichwalde (Weigle/Schiedmayer, 1908), est l'association d'un orgue et d'un harmonium. La chose dispose de sept jeux à haute pression : ils sont destinés à produire la plénitude du son orchestral. Il faut donc définitivement tordre le cou au cliché - persistant en Alsace - qui prétend que Weigle construisait des instruments de musique militaire !
L'ère Joseph Ringeissen
C'est en 1913 que Joseph Ringeissen accéda à la tribune de St-Maurice. Il y resta organiste jusqu'en 1952. [ITOA]
Les tuyaux de façade (en étain) ont été réquisitionnés par les autorités en 1917. [ITOA]
La maison Weigle les remplaça immédiatement (1917), par par des tuyaux de façade en zinc, matériau non réquisitionné. [ITOA]
Dé-germanisation ?
En 1937, il y eut un important projet de transformation, proposé par la maison Pleyel de Paris. [ITOA]
C'est Emile Rupp, le théoricien de la Réforme alsacienne de l'orgue, l'opposant d'Adolphe Gessner (décédé en 1919), le pourfendeur de la facture de Weigle, qui en fut l'instigateur.
En 1936, la société anonyme Cavaillé-Coll (issue de la cession successive à Charles Mutin, Auguste Convers, et Jean Lapresté / Joseph Beuchet) accorda à la maison Pleyel une licence exclusive (qui avait déjà pris le contrôle de l'entreprise au départ de Joseph Beuchet). Une nouvelle société, "Pleyel-Cavaillé-Coll" fut fondée, mais ne survécut pas à l'après-guerre : elle ferma en 1959.
Clairement, le projet Rupp/Pleyel visait à "dé-germaniser" l'instrument, pour le transformer selon les standards du néo-classique français. Il est peut-être utile de le reprendre dans les détails, même s'il ne fut - heureusement ! - pas totalement mis à exécution : [ITOA]
- Electrification de la transmission.
- Au grand-orgue, élimination du Stentorphon 8', du Tuba mirabilis 8' et de la Wienerflöte, au bénéfice d'une batterie d'anches.
- Au positif, élimination de la Clarinette 8', de la Solo Gamba 8' et du Cornettino 8', au bénéfice d'une Trompette, d'un Cromorne, d'un Nasard 2'2/3, d'une Tierce 1'3/5 et d'une Cymbale 4 rangs.
- Au récit, élimination de l'Aeoline 8' et du Quintaton 8', au bénéfice d'une Trompette et d'un Clairon harmoniques, d'un Basson-Hautbois, et d'un Plein-jeu 3-6 rangs.
- A la pédale, élimination de l'Harmonikabass 16' et du Violoncelle 8' pour les remplacer par une Trompette et un Clairon.
- Ajout de 11 accouplements, et de 5 combinaisons fixes.
- Ré-harmonisation complète.
Georges Schwenkedel produisit un devis, le 12 et le 23/03/1937, mais limité à un relevage et au remplacement de 3 jeux à haute-pression : le Stentorphon 8', le Tuba mirabilis 8' et la "H.D. Violine 8'". Cela aurait donc laissé un seul jeu à haute-pression (le Grosgedeckt du grand-orgue). [ASchwenkedel]
En 1942, Edmond-Alexandre Roethinger exécuta une partie des propositions de Rupp. [ITOA]
1942... c'est quand même l'année où l'autre "Strasbourg" (le croiseur) fut coulé en rade de Toulon. La date peut donc paraître surprenante. Elle l'est ! En Alsace, au cours de ces heures les plus répugnantes de notre histoire, la tendance était plutôt la "défrancisation" générale... L'Orgue - en tant que phénomène culturel ou social - présente une fois de plus un incroyable paradoxe. Comment l'expliquer ? Sûrement par une totale incompétence culturelle de l'occupant, qui n'avait pas réalisé de quoi il s'agissait. Car, bien sûr, peu de gens identifient le remplacement d'un "Quintaton 8'" par un "Oboe 8'" comme une "francisation"... surtout quand c'est présenté comme ça ! N'empêche que - par quelque fait du hasard - quelqu'un aurait pu identifier le projet comme tel. La réalisation (d'une partie) des plans de Rupp en 1942 était donc au minimum téméraire, et au maximum irresponsable : personne ne peut voir un acte de Résistance dans une pareille futilité.
D'autre part, il est quand même inquiétant de constater, qu'alors même que des millions d'innocents étaient massacrés, une petite élite s'occupait de savoir si les Clarinettes devaient être des jeux à bouches ou à anches. Depuis notre confortable position, on peut y voir quelque chose d'outrageusement indécent. Mais un regard porté sur d'autres orgues construits entre 1942 et 1944 (un excellent exemple est celui de Gueberschwihr), rappelle que les choses sont toujours plus complexes que ce que l'on croit savoir. Comme d'autres, pendant la guerre, ont continué à cultiver des plantes d'ornement, ou à écrire des livres, les organiers ne se sont pas arrêtés. Cela peut être perçu comme choquant ou miraculeux. C'est finalement la caractéristique du fait culturel : il n'a aucun caractère indispensable, mais l'humain ne peut pas s'en passer. Face à l'horreur, se demander si les Clarinettes doivent être à bouche ou à anche paraît finalement un exutoire tout à fait acceptable.
Enfin, de façon pragmatique, on peut se demander d'où venaient les tuyaux nécessaires à cette opération. Pour ceux qui connaissent bien l'histoire de Strasbourg et de l'orgue alsacien, la réponse paraît ne faire aucun doute... Même si on ne peut rien prouver. Pour les autres, il suffit d'un peu chercher, car une pratique "active" du devoir de mémoire est bien-sûr toujours préférable. Comme tous les sujets vraiment passionnants, l'orgue de St-Maurice a donc un côté sombre. Et, en tendant l'oreille, on peut y entendre des sons qui, peut-être, ont jadis résonné au quai Kléber... sous les doigts de Rupp !
Le cahier des charges, signé C. Dietrich, est daté du 08/01/1962. La maison Schwenkedel y a répondu aussi, produisant un devis dès le 10/01/1942. Ce cahier des charges demande : [ASchwenkedel]
- I : le remplacement du Stentophon par une Trompette.
- II : le remplacement de la Gambe solo par une Trompette harmonique, du Quintaton 4' par un Clairon, du Bourdon 16' par un Basson 16', et du Dolce par un Nasard.
- III : le remplacement du Flageolette 2' par un Plein-jeu (à Tierce), et du Quintaton 8' par un Basson/Hautbois.
- P : le remplacement de l'Harmonicabass 16' par un Choralbass 4'.
- Pose du Flageolette 2' récupéré au III pour le mettre au II, à la place de l'Octave 2'. Intégration des tuyaux de l'Octave 2' dans le nouveau Plein-jeu du III.
- En option : expression du positif, trémolos II et III, II/I 16' et 4', II/I 16' et 4'.
- Remplacement du pédalier.
Roethinger fit plus que cela :
- I : les trois jeux à haute pression (y-compris le Grosgedeckt et le Tuba Mirabilis) ont été supprimés, pour placer une batterie d'anches complète au grand-orgue.)
- II : il mit une Unda-maris à la place du Dolce 8', un Nasard à la place de l'Octave 2', remplaça la Labial-Clarinette par une Clarinette à anches. Et comme demandé, remplacement de la Gambe solo par une Trompette harmonique, du Quintaton 4' par un Clairon, du Bourdon 16' par un Basson 16'.
- III : il épargna le Flageolette 2' (en le postant), remplaça le Labial-Oboe par un Plein-jeu, la Vox humana d'origine par une Voix humaine de récupération, et comme prévu le Quintaton 8' par un Basson/Hautbois.
- Comme prévu, remplacement de l'Harmonicabass 16' par un Choralbass 4'.
- Ajout d'une expression au positif, de trémolos II et III, et de 5 combinaisons fixes.
A partir de là, l'orgue resta inchangé.
Le projet de Curt Schwenkedel
Le 12/02/1972, Curt Schwenkedel signa un devis correspondant à un projet réellement extraordinaire : [ASchwenkedel]
Ce projet date de début 1971, même si le devis n'a été rédigé que l'année suivante. Il est issu d'une longue phase d'étude et de conception. L'instrument n'était pas destiné à la tribune : il devait être placé dans la nef. Mais ce grand 4-claviers ne peut pas être pris pour une orgue "de chœur" :
C | c' |
8' | 8' |
- | 8' |
C | g' |
4' | 4' |
- | 4' |
C | c | f | c' | f' | c'' | f'' | c''' |
16' | 16' | ||||||
16' | 16' | 16' | 16' | 16' | 16' | 16' | 16' |
8' | 8' | 8' | |||||
8' | 8' | 8' | 8' | 8' | 8' | 8' | 8' |
5'1/3 | |||||||
5'1/3 | 5'1/3 | 5'1/3 | 5'1/3 | ||||
4' | 4' | ||||||
4' | 4' | 4' | 4' | 4' | |||
4' | 4' | 4' | 4' | 4' | 4' | 4' | 4' |
2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | ||||
2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | ||
2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 |
2' | 2' | 2' | |||||
2' | 2' | 2' | 2' | 2' | |||
2' | 2' | 2' | 2' | 2' | 2' | 2' | |
2' | 2' | 2' | 2' | 2' | 2' | 2' | 2' |
1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | ||||
1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | ||
1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 |
1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 | 1'1/3 |
1' | 1' | 1' | 1' | ||||
1' | 1' | 1' | 1' | 1' | |||
1' | 1' | 1' | 1' | 1' | |||
1' | 1' | 1' | 1' | 1' | 1' | 1' | 1' |
2/3' | 2/3' | 2/3' | 2/3' | ||||
2/3' | 2/3' | ||||||
1/2' | 1/2' | 1/2' | |||||
1/2' |
C |
2'2/3 |
2' |
1'1/3 |
1' |
Blockwerk, Guillou's Spain et Brustwerk
Ce qui distingue cet instrument, c'est tout d'abord ce clavier de "Choral", constitué d'une extraordinaire Fourniture progressive de 13 à 21 rangs, avec pas moins de 7 reprises. (Uniquement des octaves et des quintes.) Elle comporte quand même 964 tuyaux, dont certains sont employés... comme Principal 16' de pédale ! Bien sûr, il y a des précédents ("La Force" de Weingarten - 49 rangs, mais sur une note seulement, ou l'étrange chose qui se trouvait à la pédale de l'orgue Thomas Schott, 1626 de Rouffach : 12 rangs et 281 tuyaux seulement), mais ceci est un clavier complet, jouable sur toute l'étendue, et remplissant le spectre sonore du C en 16' au g''' en 1'. Il n'y a pas de registre, car c'est clairement un Blockwerk, directement issu de l'orgue médiéval !
Il faut voir les "brouillons" de Curt Schwenkedel - et encore, ceux qu'il a conservés ne sont sûrement pas les premiers... On y ressent la fièvre de la création. Notons qu'il y a des rangs en 16', mais aucune résultante en 16' (5'1/3).
Mais il y avait aussi un clavier de régales (dont une en chamade), clairement inspiré du style espagnol, comme théorisé dans le fameux ouvrage "L'orgue, souvenir et avenir". Ces deux régales (8' et 4') pouvaient être empruntées par la pédale. C'était une version un peu particulière du "clavier de résonance", qui, lui aussi, avait eu son heure de gloire à cette époque.
Le Brustwerk, expressif, fait quand même tenir 6 rangs de Principaux sur un Bourdon 8'. Mais ce n'est pas si délirant que ça à l'époque (cf. l'effarante composition de ce clavier que Christian Guerrier réalisa à Munster). Mais ici, il y a deux Gambes (8' et 4').
Notons que ce Brustwerk était loin d'être une nouveauté. Il y en a un (expressif) à Scheibenhard (1965), et un autre (non expressif) à Sentheim (1964). En fait, on découvre déjà l'idée de ce plan sonore (un positif intérieur, intimiste et expressif) au temple réformé de Thann (1951). Il peut, quelque part, être considéré comme le descendant des Fernwerk.
Serassi et la Dolce vita
Enfin (pour ce qui concerne la composition), une alternative à la Trompette "fine" rappelle l'engouement pour l'orgue italien à l'époque, puisqu'on envisageait de faire une copie d'une Trompette 8' de Serassi. L'argument de Curt Schwenkedel était le suivant : "La "Voce Humana" du G.O. évoquant déjà l'Italie, nous avons pensé incorporer au B.W. un 2ème jeu typiquement italien, en l'occurrence, un jeu d'anches "Tromboncino 8'", copie de Serassi. Les tailles et coordonnées de ce jeu nous seront communiquées par M. TAGLIAVINI."
Un 'vrai' néo-baroque
La tuyauterie devait être coupée du ton, les Bourdons étant à calottes soudées. Une part conséquente de la tuyauterie devait être en plomb (avec 15% d'étain pour les corps, 25% pour les pieds). Les tremblants devaient être doux ("dans le vent"). La transmission devait être mécanique (suspendue), et les sommiers à gravures. Ce n'était plus du tout un orgue néo-classique !
Et évidemment, une autre "grande affaire" des années 70 était la soufflerie. (D'autant plus critique que l'orgue était destiné à être placé au sol, où la question "Mais où mettre la soufflerie ?" se pose.) L'idée était montrer des soufflets cunéiformes : "L'orgue sera alimenté par 8 soufflets cunéiformes et un réservoir primaire, installés à l'extérieur de l'orgue, maintenus par une charpente apparente. Les bois utilisés pour la fabrication des soufflets seront en sapin, ils seront garnis en peau de mouton de 1ère qualité. Les soufflets auront toute la grandeur voulue. L'alimentation de toute la puissance de l'instrument sera parfaite, sans irrégularité dans la pression."
C'était le début de la fameuse idée-marketing du "vent vivant", en duo avec le snobisme des soufflets cunéiformes. (A l'époque, seuls les moutons étaient contre.) Pour que cette alimentation soit "parfaite", il y avait bien sûr un vrai réservoir primaire : les cunéiformes ne deviennent incontrôlables que quand ils commencent à se vider. (La pression étant affectée par un cosinus de l'angle d'ouverture quand la chose est lestée par un poids ; il ne disparaît pas, même quand on ferme les yeux assez fort.) Pour gérer la pathologie trigonométrique de ces 8 turbulents cunéiformes, l'alimentation devait être assurée par un ventilateur capable de fournir 21 m3/min sous 120mm de colonne d'eau, soufflant dans un réservoir principal bien sûr destiné à maintenir les cunéiformes gonflés. On peut se demander, dans ces conditions, quel était l'intérêt de construire toute une pile de cunéiformes. Mais, comme les audiophiles et leurs connecteurs dorés qui améliorent le son numérique, le monde de l'orgue a ses marottes... Et c'est vrai que visuellement, l'énorme charpente garnie de soufflets, à l'arrière de l'orgue, aurait été impressionnante !
La pression opérationnelle dans les sommiers devait se situer entre 65 et 78 mm de colonne d'eau.
Pour le buffet, c'est encore un modèle "à caissons" qui a été dessiné. Mais magistralement : il aurait été l'aboutissement ultime de ce style, et une de ses seules instances vraiment élégantes. La parenté avec Breitenbach est forte. Mais là, l'instrument devait être disposé verticalement. On ne peut pas à proprement parler de "Werkprincip" (encore une marotte qui a eu son heure de gloire), à cause des emprunts. Mais on trouve, de bas en haut, le Brustwerk expressif, le Choral, puis le grand-orgue. Les deux sommiers de pédale (C et Cis) devaient prendre place derrière les tourelles latérales, occupées en fait par les tuyaux graves (en 16' et en cuivre) du Choral (deuxième clavier). On retrouve, à la fois au Choral et au grand-orgue les fameuses "plates-faces en miroir" (comprenant des tuyaux retournés), comme on en trouve à Masevaux.
Sa place dans l'histoire
On se dit que si ce projet avait été réalisé, il aurait changé la face de l'orgue alsacien ! Ici, le temps d'un projet, le "néo-baroque" avait trouvé une âme, un sens. (Il les égara très vite, redevenant un plagiat approximatif des orgues 18ème.) Toutefois, deux orgues (de chœur), à Masevaux et Colmar peuvent donner - en beaucoup plus petit - une idée de ce qu'aurait été l'orgue Schwenkedel de St-Maurice. Toute la lignée - incluant le grand 4-claviers de Strasbourg, St-Jean - descend de l'orgue de Marienthal. Mais ce dernier date de 1962, et l'orgue de St-Maurice aurait été très différent. 10 ans, à l'époque, c'était une éternité.
Marie-Claire en couverture
Le 20/02/1971, à l'Etang-la-Ville, Marie-Claire Alain a rédigé une lettre disant tout le bien qu'elle pensait de ce projet : "L'étude du projet de Monsieur Schwenkedel pour l'orgue de St Maurice à Strasbourg m'a littéralement enthousiasmée. Voici une idée entièrement neuve pour notre époque. A ma connaissance, jamais une tentative pour reconstituer le "Blockwerk" médiéval n'a été mise en œuvre. C'est donc une nouveauté trouvant une base historique d'un intérêt remarquable. La composition des autres dimensions sonores permettra de jouer sur ce futur orgue un répertoire étendu. J'exprime donc mon entière approbation pour ce projet en ajoutant que j'ai hâte de constater "de auditu" les résultats obtenus." [ASchwenkedel]
Mairie-Claire Alain exprime - de façon diplomatique - le seul réel défaut de ce projet : pas de vrai répertoire (pour l'instant). Le mot "étendu" a bien sûr ici une signification toute particulière. Ce sont les deux faces de la création d'un orgue majeur : il doit à la fois permettre d'interpréter le répertoire existant, mais surtout inspirer les compositeurs pour en créer un nouveau. Donc de l'étendre.
Nitens lux, horrenda procella, tenebris aeternis involuta
Le 08/05/1980 a été "inaugurée" une chose électronique à St-Maurice. [IHOA]
Quelque part, on se dit que c'est ici, en mai 1980, que finit l'orgue alsacien. (Le coup mortel avait été porté en 1979 dans une autre préfecture.) Il y eut bien sûr, par la suite, de nombreux projets réussis : des (vraies) restaurations, des relevages scrupuleux. Mais la création d'orgues neufs en Alsace s'est avérée fort décevante, à quelques exceptions notables comme l'orgue de Metzeral, St-Blaise (2005) ou celui de Gerstheim (2014). Des facteurs alsaciens ont certes créé de beaux orgues neufs... ailleurs. Mais pour l'Alsace, depuis 1980, ce fut une longue série de déceptions. On pensait avoir "touché le fond" en 2006, mais plusieurs projets récents ont été vraiment désespérants : on peut être sûr que Curt Schwenkedel, en 1971, les aurait déjà trouvés complètement ringards. A chaque fois, ce fut assorti de la destruction d'instruments existants, qui s'avéraient être de valeur bien supérieure aux "neufs". Aujourd'hui (2023) on attend toujours un vrai réveil de la facture alsacienne, pour qu'elle se remette enfin à créer au lieu d'imiter. Elle en a pourtant à la fois les moyens, les compétences et le talent.
Relevage
L'orgue de St-Maurice (le Weigle, pas l'Allen) a été relevé en 2023. [SiteStMaurice]
Le buffet
Le buffet est de la maison Klem de Colmar, probablement d'après un dessin de Ludwig Becker. Quand on s'approche, une impression domine : celle de la grande qualité des matériaux. Les sculptures sont une vraie dentelle de bois. Les assemblages sont rigoureux, les essences choisies. Et il y a la polychromie du soubassement...
Ce buffet est réellement en 16' (C 16' en façade).
C'est une composition triangulaire - chère à l'orgue romantique - qui a été retenue. Le triangle qui sert de fond n'est dessiné que par des tuyaux de façade. Deux grandes tourelles, prismatiques sur la base d'un demi-hexagone constituent le premier plan, avec d'exceptionnels couronnements néo-gothiques. Des plates-faces latérales sont dessinées par deux ceintures de bois finement travaillées, et s'achèvent aussi par des pinacles.
Le soubassement est constitué de panneaux polychromes (à dominante verte) ; il est partiellement ajouté car il y a des tuyaux juste derrière.
Caractéristiques instrumentales
C | c | g |
2'2/3 | 4' | 8' |
2' | 2'2/3 | 4' |
1'3/5 | 2' | 2'2/3 |
1'3/5 | 2' | |
1'3/5 |
C | c' | fis'' | c''' |
2' | 2'2/3 | 2'2/3 | 3'1/5 |
1'3/5 | 2' | 2'2/3 | 2'2/3 |
1'1/3 | 1'3/5 | 2'2/7 | 2'2/3 |
1'1/7 | 1'1/3 | 2' | 2'2/7 |
1' | 1'1/7 | 2' | 2' |
1/2' | 1' | 1'1/3 | 2' |
Note : par "Roethinger, 1942", il faut entendre "jeu placé en 1942", et pas forcément "jeu construit en 1942".
Console indépendante, placée devant l'instrument mais tournée vers la nef, fermée par un couvercle basculant. Commandes des jeux par petits taquets à accrocher (mouvement en 'L'), repérés par des porcelaines rondes et à liséré doré. Disposées sur un grand chanfrein des gradins, elles sont blanches pour le grand-orgue, roses pour le positif, bleues pour le récit et jaune pour la pédale.
Les accouplements et tirasses sont aussi commandés par des taquets, et leurs porcelaines sont bi-colores pour respecter le code de couleur.
Claviers blancs ; joues ondulées. Commande de l'expression du récit (d'origine) par pédale basculante centrale, repérée par une porcelaine blanche "Jalousie schweller." Une autre, correspondant au crescendo, est placée plus à droite ("Register schweller."), et une troisième, non repérée, a été ajoutée à sa droite pour l'expression du positif.
Les deux trémolos sont commandés par des taquets qui ont été ajoutés au-dessus des gradins droits ; celui du récit à gauche, celui du positif à droite. Commande des combinaisons fixes par pistons situés sous le premier clavier (1942) : annulateur, I, II, II, IV et V. Porte-partitions descendant en dessous-du couvercle. Banc avec pieds de style néo-gothique, et muni d'un dossier.
Le crescendo est visualisé par un dispositif que l'on retrouve souvent sur les consoles Weigle : sur un tableau figurent en colonnes les 17 positions, et 4 lignes correspondent aux plans sonores. Une cinquième ligne donne le numéro de la position, et, juste en dessous, un piston est rentré quand la position n'est pas activée, et sort quand elle l'est. Le nom des jeux est inscrit à la plume dans les cases, qui sont aussi légèrement colorées.
Parce que ces crescendo sont souvent de bons cours de registration historique, et puisqu'on dit que Ringeissen s'en servait beaucoup, en voici une visualisation.
Bien sûr, il faut se souvenir que, pour beaucoup d'instruments dont la composition a été changée, par paresse, les facteurs n'ont pas mis à jour les combinaisons ou le crescendo. Il arrive donc que les schémas d'appels (correspondant aux jeux d'origine) deviennent un grand n'importe quoi suite aux modifications. Mais il faut souligner que le crescendo de St-Maurice a été mis à jour en 1942. Cette façon de gérer le crescendo correspond donc à l'art de la registration en 1942, pas en 1899 !
Pneumatique tubulaire.
Il est aujourd'hui pratiquement établi que l'invention de cette transmission a été faite à Strasbourg, par Heinrich Koulen. Mais Koulen perdit son procès contre Weigle (pot de terre, pot de fer...), et le fait n'a pas été "entériné" par l'histoire de l'orgue. Après l'histoire de l'imprimerie, là, c'est un second coup dur pour Strasbourg !
Les sommiers sont à membranes, de Weigle.
Le grand-orgue est diatonique, et logé en avant, dans le buffet. Les "petits jeux" sont dans le soubassement et les autres derrière la façade. Les jeux à haute pression étaient évidemment placés sur des sommiers spécifiques, qui ont été conservés, mais portent depuis 1942 les trois jeux d'anches placés par Roethinger. Dessous, le repérage des chapes fait toujours apparaître : "TUBA=MIRABILIS 8'", "GROSS=GEDECT 8'", "STENTOPHON 8'".
Le récit et le positif sont dans la tour, dans le local situé à l'arrière du buffet, à gauche, le positif, placé au-dessus du récit.
La pédale est logée dans le même local, mais à droite.
Il y a deux réservoirs principaux superposés : celui du bas était destiné à la haute-pression. Les pressions d'origine (1899) figurent sur une étiquette à l'intérieur de l'orgue. Réservoir haute-pression : 300mmn. Réservoir supérieur : 130mm. Régulateur haute-pression : 280mm. Régulateur I : 110mm. Régulateur II : 116mm. Régulateur III : 90mm. Grande pédale : 160mm, petite pédale : 110mm.
La tuyauterie est très belle. Elle n'est plus homogène depuis 1942. La tuyauterie de 1899 dispose d'entailles de timbres en forme de trous de serrure, et les calottes des Bourdons sont mobiles.
Webographie :
Sources et bibliographie :
Remerciements à Alexis Platz ; remerciements à Mr l'abbé Michel Steinmetz.
Recherches documentaires.
Article d'Emile Rupp (une coquille lui donne le nom "Rapp") du 14/01/1899 intitulé "Hochdruck !", dans la section "Sprechsaal" de la revue.
L'article oublie même les travaux Roethinger de 1942...
Localisation :