L'orgue Edmond-Alexandre Roethinger de Petit-Landau, construit en 1923, est un intéressant représentant d'une esthétique originale, presque disparue, car jusqu'ici méprisée par les spécialistes. Il est donc bon de s'y intéresser et de relever ses nombreuses qualités ; il a vraiment sa place dans le patrimoine local.
Historique
Un premier orgue fut placé à Petit-Landau en 1783. [IHOA] [PMSSUND1987]
Il s'agissait d'un orgue d'occasion, acheté à la localité voisine de Bad Bellingen. (Bade-Wurtemberg, pas le Beilingen en Rhénanie-Palatinat.) Les comptes confirment l'achat de l'instrument et son transfert. [IHOA] [PMSSUND1987]
L'historique des orgues de Bad Bellingen (St-Leodegar), sans confirmer ce rachat, est néanmoins compatible avec cette hypothèse : on a noté là-bas, en 1783, l'installation d'un orgue (d'occasion) par le facteur Johann Dreyer, de Laufenburg. Il n'est pas précisé s'il s'agissait d'un remplacement. [OrgelVerzeichnis]
On connaît le nom de l'organiste de Petit-Landau en 1825 : François-Antoine Stocker. [IHOA]
En 1888, à l'occasion de l'agrandissement de l'église, l'instrument a été démonté. Plus tard, plutôt que d'essayer de le remonter, on préféra se servir d'un harmonium. En avril 1917, lors de la réquisition des tuyaux de façade, il fut répondu à l'administration : "Petit-Landau n'a pas d'orgue". [IHOA] [PMSSUND1987] [Barth]
L'inventaire technique de 1986 évoque un orgue Verschneider, qui aurait été posé en 1860. Toutefois, l'enquête-inventaire de 1892 confirme qu'il n'y avait qu'un harmonium à Petit-Landau. Le Verschneider a difficilement pu disparaître en 32 ans, à moins d'un sinistre qui aurait laissé plus de traces aux archives. [ITOA] [Barth]
Historique
En 1923, Edmond-Alexandre Roethinger construisit pour Petit-Landau un orgue post-romantique neuf de 12 jeux. [IHOA] [ITOA] [Barth] [PMSSUND1987]
Le devis est daté du 03/11/1921 ; il a été complété le 10/01/1922. Schmidlin (a priori Georges Schmidlin, organiste à Colmar, St-Martin) officia comme conseiller. On ne sait pas si Roethinger a été mis en concurrence. Les dons des habitants furent très élevés (5 fois plus que la subvention de la commune). La réception fut assurée par François-Xavier Mathias le 10/02/1923. Mathias se déclara très content de l'instrument, dont on apprend au passage qu'il y avait 3 chapes vides : "Tous les jeux marquent la perfection. La traction pneumatique fonctionne très bien. Il y a 3 chapes vides : il est souhaitable de les occuper..." Il n'est pas précisé quels étaient les trois jeux non présents à l'origine. [PMSSUND1987]
L'instrument a été endommagé durant le conflit de 1939-1945 (probablement en février 1945). [PMSSUND1987]
En 1966, Curt Schwenkedel effectua des réparations. Il nota la composition, qui était déjà égale à l'actuelle : ceci indique que les 3 chapes vides à l'origine avaient été dotées de jeux entre 1923 et 1966 : Doublette, Quinte, Fourniture. [PMSSUND1987]
On ne sait donc pas quand ces trois jeux ont été placés ; mais il est fort regrettable que le choix ait été effectué sans prendre en compte l'esthétique d'origine de l'instrument. Une fois cette erreur faite, elle n'a malheureusement plus été corrigée.
Et pourtant, il était aisé de retrouver l'esprit de la composition d'origine : on peut consulter celle du malheureux orgue de la Plaine-de-Walsch (57, Roethinger, 1923, II/P10+1j). Les "jeux en moins" par rapport à Petit-Landau étaient le Violoncelle 8' de pédale et un jeu de récit. La composition des manuels, pour 4 et 5 jeux, était très claire et logique : Montre 8', Bourdon 8', Salicional 8' et Prestant pour le grand-orgue, et Montre-Viole 8', Flûte harmonique 8', Voix céleste, Gambe et Flûte à cheminée 4' pour le récit expressif. [IOLMO]
Chaque orgue est différent, et on remarque qu'à la Plaine-de-Walsch, il avait été fait le choix d'une Flûte 4' à cheminée, et de mettre le "Geigenprincipal" (Montre-Viole) au récit. A Petit-Landau (à moins qu'il y ait eu inversion de jeux), c'est le Geigenprincipal (poinçonné "Viola") que l'on trouve au grand-orgue sous le nom de "Montre 8 pds" à la console, et il y a un Diapason au récit.
- Le jeu attendu au grand-orgue n'était donc (évidemment) pas une Fourniture, mais un Salicional.
- Au récit, une des deux chapes vides était fort probablement destinés à une Flûte harmonique 8'. Pour la seconde, représentant un "degré de liberté" des compositions, il y aurait eu plusieurs solutions conformes à l'esprit de l'esthétique. Une anche est toutefois peu probable, car la première chape (près de l'accès) est dotée d'un faux-sommier ancien et avait donc été pourvue dès l'origine.
Malheureusement, l'orgue Roethinger de la Plaine-de-Walsch (opus 88) a été détruit en 2004. Il a été éliminé par la mode "néo-quelquechose" et la nécessité absolue de remplacer un bel orgue post-romantique par un instrument à Sesquialtera, comme on en voit des dizaines un peu partout. L'orgue Roethinger de la Plaine-de-Walsch était authentique quand il a été démantelé. En juin 2020, un site de petites annonces en ligne en proposait à la vente des éléments de console, dont le bloc-clavier avec la belle plaque d'adresse, et les tirants permettant de confirmer que la composition n'avait jamais été altérée. Les photos montrant notre patrimoine dans cet état ne peuvent que causer une grande tristesse à tout amateur d'orgue, d'histoire ou de musique. Malheureusement, il faut se souvenir que ces pratiques sont la conséquence directe du dédain affiché par les "grands" du "Monde de l'Orgue" pour les instruments du début du 20ème siècle. Il faut d'ailleurs rappeler - comme à chaque fois - que ce ne sont pas les facteurs qui sont à blâmer (surtout qu'ici, il s'agissait d'un "opus 1"), car ils ne sont pas en mesure de refuser de pareils chantiers, même quand ils sont conscients de l'impact sur notre patrimoine.
L'esthétique sonore de cet instrument a été définie dans la continuité de "Réforme alsacienne de l'orgue". Elle est donc spécifique à la région. Après la guerre de 1914-1918, mais aussi après l'impact considérable qu'eut le Roethinger d'Erstein sur le monde de l'orgue alsacien, on distingue deux tendances :
- l'une, que l'on pourrait qualifier de "néo-classique" (au sens qu'elle est dotée de Mutations, mais il s'agit d'une version très spécifique) se retrouve à Saint-Bernard, à Marlenheim ou sur la merveille malheureusement aujourd'hui à l'abandon de Morschwiller-le-Bas.
- L'autre, que l'on retrouve à Kutzenhausen, est plus sensible aux influences romantiques françaises : on y trouve volontiers des Flûtes harmoniques, et même des anches au récit. C'était clairement la voie choisie à Petit-Landau.
Il est donc fort regrettable que les chapes vides aient été dotées de "petits jeux", car cela "brouille" la lisibilité de notre patrimoine. Ces instruments mériteraient d'être étudiés, car ils n'ont jusqu'ici fait l'objet que d'inventaires superficiels, alors qu'ils sont d'une grande richesse. Il serait urgent de s'en occuper tant qu'il nous en reste encore quelques uns...
En 1983, l'instrument a été relevé par Michel Gaillard pour le compte de la maison Aubertin. Il est indiqué qu'il y a eu "une légère modification de la composition", mais, en 1966, elle était déjà égale à l'actuelle. En fait, ce sont probablement la Quinte 2'2/3, la Doublette et la Fourniture qui ont été remplacées. (Renouvelées). Ce qui n'est pas grave, puisqu'ils n'étaient pas d'origine. [IHOA] [MGaillard]
On vérifie que les porcelaines de la Doublette, de la Quinte et de la Fourniture ne sont pas d'origine. (Ce ne sont d'ailleurs même pas des porcelaines, mais de simples rondelles de carton, sur lesquelles le nom des jeux a été écrit à la pointe-feutre.) Les tuyaux actuels des "petits jeux" semblent remonter à la première moitié du 20ème, et pas à 1983 : si ces tuyaux ont été placés à ce moment-là, il s'agissait fort probablement de tuyaux d'occasion. [Visite]
L'instrument a été relevé en 1997 par Michel Gaillard. [MGaillard] [Visite]
Le buffet
Ce pourrait être le buffet de l'instrument acheté à Bad Bellingen en 1783. Le dessin à trois tourelles, la grande au centre est très courant au Pays de Bade. Il fait penser aux orgues de Philipp Jacob Schaefer (Gundelfingen) ou Georg Marcus Stein (Leiselheim, Betberg). Toutefois, le buffet actuel de Petit-Landau semble être spécifique par la largeur de ses plates-faces et les dimensions des culots des tourelles.
Les plates-faces - aujourd'hui presque carrées - ont donc probablement été élargies, et la ligne des bouches un peu étrange vient confirmer cette hypothèse. Les plates-faces, à l'origine, devaient compter 9 à 11 tuyaux et un rapport largeur/hauteur de 0,42.
Une photo du buffet, prise dans les années 1980, montre des tuyaux de plates-faces dépassant par le dessus.
Au Pays de Bade, on préfère souvent les culots de faible hauteur. Ceux-ci font surtout penser... à Conrad Sauer.
La provenance "Verschneider" reste peu probable, en raison de l'absence de la partie cylindrique qui joint les culots au bas de leurs tourelles au niveau de la ceinture, et qui constitue souvent la "marque de fabrique" de cette entreprise.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, à fleur de tribune, fermée par un rideau coulissant. Tirants de jeux à accrocher, de section ronde, disposés en deux gradins de part et d'autre des claviers, à pommeaux tournés munis de porcelaines dont la couleur indique le plan sonore : blanc pour le grand-orgue, rose pour le récit expressif et vert clair pour la pédale. Il y a un tirant supplémentaire en bas à gauche, avec une porcelaine toute blanche.
Les commandes à pied sont constituées à gauche de 3 pédales-cuillers à accrocher, en fer forgé et bombées, placées au-dessus de l'octave grave du pédalier. Elles sont repérées par des porcelaines rondes bicolores pour respecter le code de couleur des plans sonores : de gauche à droite "II Pédale", "I Pédale" et "Accouplt. II-I". A droite, il y a la pédale d'expression, au-dessus du "b" du pédalier, tournée vers le centre de la console : "Expression II". Certains éléments, comme le repose-pieds, ont l'air plus récents. Il n'y a pas d'accouplements à l'octave.
Plaque d'adresse placée au centre, juste au-dessus du second clavier. Les lettres sont italiques, sur fond doré, et disent
La partie gauche de la plaque montre le face et le revers de la médaille acquise à l'exposition industrielle et artisanale de Strasbourg en 1895 : "Industrie und Gewerbe Ausstellung Strassburg - 1895".
Elle ne ressemble pas aux plaques contemporaines (Plaine-de-Walsch, Spechbach-le-Haut). Elle est disposée tout en bas de la planche verticale surplombant le clavier, et non au milieu de celle-ci. De plus, il y a une série de trous là où on s'attend à la trouver : un central, d'environ 1cm de diamètre, deux de part et d'autre (du genre de ceux que laissent des grosses vis), et enfin deux petits, comme laissés par les vis d'une plaque d'adresse. Le plaque a donc été probablement été déplacée (ou remplacée) pour laisser la place à un dispositif inconnu, qui a depuis disparu.
A cônes, de 1923. Le grand-orgue et le récit expressif sont placés au même niveau, derrière la façade, récit à l'arrière. La pédale est logée à gauche de la boîte du récit.
Après la destruction (ou la dénaturation) de nombreux de ses contemporains, cet instrument très attachant a acquis une grande valeur historique. Les jeux de 1923 sont très beaux, et on ne peut qu'imaginer avec enthousiasme ce qu'ils donneraient associés à 3 jeux conformes à leur esthétique. L'orgue de Petit-Landau a donc aujourd'hui une importance historique considérable, et c'est devenu un précieux témoin d'une époque encore méconnue.
Avec une Flûte harmonique au récit, le caractère alsacien de cet instrument serait affirmé : il s'inscrit dans une des évolutions les plus méconnues de la Réforme alsacienne de l'orgue, dont Roethinger fut le porte-drapeau. C'est une esthétique post-romantique qui refuse les tendances "néo-classiques" ; elle sera balayée, après la seconde Guerre mondiale, par l'avènement du néo-classique "mainstream", puis, plus tard, par l'impitoyable rouleau-compresseur "néo-baroque". L'orgue de Petit-Landau a beaucoup à raconter à ceux qui veulent bien l'écouter.
Webographie :
Sources et bibliographie :
Remerciements à Christiane Esslingen.
Photos du 27/10/2019, données sur la console.
A nouveau, et malheureusement, l'article doit être pris avec beaucoup de précautions. S'il procure des données précieuses sur l'histoire des orgues de Petit-Landau, on y trouve aussi des affirmations fort curieuses, comme : "L'historien d'aujourd'hui ne prend plus pour argent comptant les opinions émises au sujet d'un orgue par un conseil de fabrique de 1890 ou de 1921". Donc, si on comprend bien, en matière d'histoire, il faut croire à son intuition plutôt qu'aux sources primaires... Ce sont des petits détails certes, mais qui expliquent pourquoi tant de dégâts ont été commis au cours des dernières décennies, ainsi que beaucoup de vieux préjugés érigés en "dogmes" par un microcosme de spécialistes enfermés dans l'orgue tel qu'il était conçu en 1970.
Au sujet du regretté Roethinger de Plaine-de-Walsch
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