Fondée en 1941, la manufacture Muhleisen est la plus ancienne entreprise de facture d'orgues alsacienne en activité. La tradition dont elle est issue, via Roethinger et Koulen, remonte à la fin du 19ème siècle, c'est-à-dire à la fin de l'époque dite Romantique. Une époque où l'Alsace était un creuset où se mêlaient les influences "françaises" (Martin Rinckenbach, Joseph Merklin), "suisses" (Jacob Zimmermann, Friedrich Goll) et "allemandes" (Walcker, Link, Voit et Weigle).
C'est aussi dans les dernières années du 19ème (le 26/03/1897) que naquit Ernest Muhleisen, non loin de Stuttgart (plus exactement Echterdingen, D), à l'ombre des ateliers de la maison Weigle. L'histoire de l'entreprise qu'il a fondée continue bien sûr de s'écrire. Et la première partie de celle-ci est indissociable de celle de l'émergence de l'esthétique généralement nommée "néo-baroque" - en fait une totale repensée de la facture d'orgues, qui est passé par un "retour aux sources".
On rappellera que "néo-baroque" est un parfait contresens ; on n'utilise l'expression qu'à défaut d'en avoir trouvé une plus satisfaisante. Cela devient carrément comique quand on utilise l'adjectif pour qualifier un instrument conçu pour accompagner le culte Luthérien... Pour "néo-clacissisme", le mot est un peu plus cohérent.
Les idées "néo-classiques" sont apparues en Alsace dès la fin du 19ème siècle. Rupp s'était fait le militant de la modération des ardeurs du romantisme allemand ("Hochdruck"). Albert Schweitzer avait ramené de Marmoutier (après être parvenu à remonter sa mâchoire inférieure) de solides arguments en faveur d'une meilleure lisibilité polyphonique. Au début, on voulait retrouver dans chaque orgue une dose de Cavaillé-Coll, mais aussi quelques jeux "classiques" (Mutations : Nasard, Tierce...) pour pouvoir "jouer Bach" (i.e. "de façon lisible"). Plus tard, le néo-classicisme consista à supprimer le buffet - dans lequel un instrument aussi encombrant peine à trouver de la place - et à utiliser des éléments industriels, car l'orgue rêvé était hors de portée de la plupart des commanditaires. La chose a finalement été "théorisée" dans les années 1920-1930 à l'occasion de la construction par Gonzalez de l'orgue de Solesmes. Bien sûr, et heureusement, les facteurs, plus proches de leur accordoir que des théoriciens, ont quand même produit à cette époque des instruments absolument magnifiques. Mais le "vrai" retour aux techniques et façons du 18ème n'avait même pas été commencé.
Comme "néo-classique" était déjà pris pour désigner une esthétique qui ne l'était pas vraiment, on appela "néo-baroque" un orgue réellement construit selon les principes de la facture du 18ème siècle (sommiers à gravures, positif de dos, tuyauterie coupée au ton et à calottes soudées, "bruit de bouche" marqué à l'attaque, pressions raisonnables et partagées par tous les jeux d'un même clavier, buffet auto-porteur servant de caisse de résonance). Les seuls composants non hérités du 18ème sont les jeux en bois exotiques ou en cuivre, les tables de sommiers en contre-collé, et bien sûr la soufflerie, que l'on préférait généreuse et régulière.
Une communauté
Tout aussi intéressant est de constater, au fil de ses réalisations, que le chemin d'Ernest Muhleisen ne peut pas être dissocié des activités et réflexions de toute une communauté de facteurs locaux, qui vont chacun apporter leur contribution au renouveau de la facture d'orgue qui eut lieu entre 1950 et 1970 : Georges Schwenkedel et son fils, Alfred Kern, Jean-Georges Koenig. Sans exception, ils sont tous issus d'une même maison alsacienne, ancrée dans le néo-classicisme : celle qu'avait fondée Edmond-Alexandre Roethinger après le départ de Heinrich Koulen.
Une époque de profonds changements
Lorsqu'Ernest Muhleisen effectua sa formation d'harmoniste, le monde de l'Orgue était en train de réfléchir à son avenir. Si la maison Walcker était déjà en plein renouveau, Weigle, à Stuttgart, restait le porte-drapeau d'un post-romantisme allemand aux couleurs très marquées, adepte par exemple des jeux à haute pression. Ernest Muhleisen a appris son métier en observant ces puissants changements esthétiques : "Orgelbewegung" pour les uns, "Réforme alsacienne de l'Orgue" pour les autres. En 1921, âgé de 24 ans, il fit son choix : recommandé par Weigle, il alla poursuivre sa formation à Strasbourg, pour étudier les anches "à la Française". Il souhaitait étudier la sonorité, d'Aristide Cavaillé-Coll qu'il admirait beaucoup. Expatrié Allemand, après la première guerre mondiale, Ernest choisit de s'installer en Alsace. Vers 1939, dans une France qui basculait vers la seconde guerre mondiale, Muhleisen dut souvent se retrouver dans des situations fort voisines de celle que connut, bien des années plutôt, Joseph Merklin.
...et une époque de conflits
Les idées d'Albert Schweitzer, d'Emile Rupp et des autres acteurs de l'Orgelbewegung continuaient à faire leur chemin. Elles étaient transformées en bois et en métal par la seule maison strasbourgeoise de facture d'orgues : celle d'Edmond-Alexandre Roethinger. Mais d'autres, comme Walcker ou Dalstein-Haerpfer, y amenaient aussi des instruments d'exception - que tout le monde pouvait entendre.
Les gars de Roethinger
Roethinger était issu de la tradition allemande amenée en Alsace par Heinrich Koulen. En 1921, date de l'arrivée de Muhleisen à Strasbourg, le premier harmoniste de Roethinger n'était autre que Georges Schwenkedel... lui aussi formé chez Weigle ! Muhleisen fut donc le second harmoniste. En 1924, il arrive à convaincre son ami Alfred Kern de le rejoindre. Roethinger, Schwenkedel, Muhleisen, Kern : les acteurs du renouveau alsacien sont réunis. En 1927, Ernest Muhleisen prit la nationalité française, et épousa la soeur d'Alfred Kern, Jeanne. Ils s'installèrent à Cronenbourg, au 34 de la rue Bastian. Ernest participa à l'harmonisation de bon nombre d'orgues Roethinger (dont Laon, et celui de la cathédrale de Strasbourg).
La fondation de l'entreprise
Le second conflit mondial fut d'abord pour Ernest Muhleisen, comme pour beaucoup d'Alsaciens, une effrayante lutte fratricide. Evacuations, enrôlements, déchirements de l'identité... Réformé dès 1939, Muhleisen fut évacué sur Dossenheim, et continua à entretenir des orgues, comme il le pouvait. Car dans un monde sans repère, Ernest Muhleisen se décida à faire la seule chose qu'il sait faire : des orgues. Il allait fonder sa propre entreprise, ce qui ne fut possible qu'à la fin de l'évacuation de Strasbourg, en 1941. De toutes façons, d'un point de vue esthétique, continuer avec Roethinger était devenu impossible, les divergences étant devenues trop fortes. Malgré les pénuries de matériaux, le premier orgue Muhleisen vit le jour en 1943.
Ce n'est pas le premier instrument mécanique du 20ème siècle : ceux de Graufthal (Henri Vondrasek, 1936) et de La Robertsau, chapelle du cimetière (l'opus 80 de Georges Schwenkedel, 1942) l'ont précédé. Mais cet orgue devance, sur ce plan, et de plus de 13 ans l'opus 1 d'Alfred Kern, posé à Strasbourg, Notre-Dame des Mineurs en 1956-57.
Il est vrai qu'une mécanique, on peut la construire de façon indépendante (artisanale), alors que la pneumatique nécessitera des fournisseurs, de la sous-traitance, et un minimum de logistique. Le retour aux traditions artisanales héritées du 18ème était-il donc une solution qui s'imposait "logistiquement", ou réellement un choix esthétique ? Peut-être les deux : une opportunité technique, qui allait, en se confrontant à l'expérience acquise lors des travaux sur les orgues Silbermann d'Ebersmunster, et Strasbourg, St-Pierre-le-Jeune, s'imposer comme une évidence. Le mouvement néo-classique, omniprésent depuis les années 1920, n'était pas allé au bout de sa logique : si les compositions faisaient appel à des jeux du 18ème, les sommiers n'étaient pas à gravures, et les tuyauteries n'avaient assurément pas grand chose à voir avec celles de Thierry, de Clicquot ou de Dom Bedos.
1948 : Timor Domini initium sapientiae
L'acte fondateur de l'esthétique "néo-baroque" restera la reconstruction, par Ernest Muhleisen et Alfred Kern (ce dernier s'occupant de l'harmonisation) de l'orgue de Strasbourg, St-Pierre-le-Jeune.
Il est d'usage d'attribuer cet instrument à Jean-André Silbermann, 1780 (c'est bien sûr plus "vendeur" auprès du grand public), bien qu'on sache qu'un orgue de ville ne reste en général jamais authentique plus de 50 ans... Aucun instrument ne peut rester authentique en zone urbaine, où les moyens nécessaires aux transformations, conjugués à la pression des acteurs culturels pour éviter leur "ringardisation" rendent celles-ci inévitables. L'orgue Silbermann (16 jeux) avait été complété avec un positif de dos par Jean-Conrad Sauer dès 1820, transformé au moins deux fois par Charles Wetzel, et complètement reconstruit par Roethinger en 1900 (seconde façade et transmission pneumatique). Avec 41 jeux (5 de Silbermann), orgue actuel peut donc décemment être attribué à Ernest Muhleisen.
1950-1960 : dommages de guerre
Bien entendu, le premier mandat des facteurs d'orgues dans ces années 1950, c'était avant tout la remise en état rapide du parc organistique, pour que celui-ci puisse assurer sa fonction cultuelle.
Georges Emile Walther
En 1952, Alfred Kern quitta l'entreprise pour monter la sienne, à deux pas. Pendant plus de 50 ans, Cronenbourg, avec les rues Bastian et Jacob (qui sont en enfilade), devint la capitale de l'orgue alsacien, ravissant ce titre (officieux) à Ammerschwihr, qui l'avait été pendant plus d'un siècle (avec Rouffach et Seltz) : l'orgue alsacien redevenait citadin. La maison Muhleisen avait embauché Georges Emile Walther, qui épousa Edith Muhleisen en 1953. Formé chez Beuchet, Georges Walther participa en 1955 au relevage de l'orgue de Marmoutier (avec Ernest Muhleisen et Alfred Kern), où il avait été responsable de la partie mécanique. Un travail d'une portée considérable, autre étape sur le chemin du renouveau de la facture d'orgues. Mais en attendant, il y avait toujours des "dommages de guerre" à réparer.
Marmoutier !
En 1955, Albert Schweitzer et les Amis de l'orgue Silbermann de Marmoutier, plutôt que de commander une "restauration" comme on l'entendait à l'époque (c'est à dire apporter un maximum de neuf en gardant un petit peu d'ancien), donnent à ce mot la signification actuelle, et demandent à Muhleisen de restaurer l'orgue de Marmoutier dans l'état de 1710. Alfred Kern reviendra à l'occasion travailler avec Ernest sur cet orgue prestigieux. Ce sera la dernière fois que les deux anciens amis, devenus concurrents, travaillèrent ensemble.
L'urgence de la reconstruction d'instruments détruits lors du conflit s'étant un peu apaisée, on allait pouvoir consacrer du temps aux idées neuves, implémentées par Georges Emile Walther (qui allait alors tenir le bureau d'études). Il amena des méthodes mises en pratique chez Rieger Glatter Goetz. Deux autres acteurs majeurs de l'orgue alsacien travaillaient alors chez Muhleisen : Emile Wolf (harmoniste) et Gaston Kern, qui lui aussi se mettra à son compte plus tard, et sera l'auteur des restaurations les plus remarquées de la fin du siècle.
1960-1964 : 'idées neuves'
C'est bien entendu toute l'histoire de l'émergence de l'esthétique néo-baroque que l'on retrouve ici, ce qui rend l'analyse de l'évolution des instruments successifs particulièrement intéressante. Loin d'être une "pensée unique" à l'origine, cette évolution a été abordée de façon très différente par Curt Schwenkedel (qui aimait Marcussen, les idées italiennes), Alfred Kern (passionné de classique français) et Georges Emile Walther (Rieger). La communauté, concurrente certes, partageait les idées, mais les mettait en pratique de façon fort différente. La maison Roethinger ne fit jamais réellement sa conversion. Quant à la maison Muhleisen, elle se démarqua de façon originale, en prenant un cheminement distinct du "mainstream", qui passera par Ingwiller (1965).
Le Pays des (petits) orgues
Dans les années 1960, la région devait déjà compter plus de 1200 orgues (sans compter les privés). C'est une spécificité alsacienne. Comme au 19ème siècle, tous les villages voulaient leur orgue, et qu'ils étaient souvent dotés de deux édifices correspondant à deux confessions, le "parc" est impressionnant. La principale activité des facteurs locaux est avant tout... d'entretenir tout cela. Ce n'est pas l'objet de cette étude, mais il faut bien se souvenir que l'orgue neuf, s'il est évidemment bien plus valorisant que l'entretien, ne constitue pas la part prédominante des activités. Et, quand il y a du neuf, ce n'est généralement pas un 4-claviers avec 16' en montre. La plupart (anciens et neufs) sont des petits instruments (souvent même trop petits pour leur édifice), construits et entretenus à l'extrême limite de ce qui était possible à chaque époque. Des villages de 300 habitants possèdent un deux-claviers à pédale séparée d'une vingtaine de jeux : il ne faut donc pas juger ces orgues en "organiste gâté". Même le plus modeste d'entre eux mérite le respect dû aux sacrifices parfois lourds effectués pour la musique collective. La plupart ne sont pas des orgues "pour organistes", mais des orgues "pour chorales". Ce sont les chorales qui ont voulu, permis, exigé et obtenu les orgues alsaciens. Ce sont donc pour elles que Muhleisen, Kern, Koenig ou Schwenkedel ont travaillé. Ils sont d'abord l'équivalent musical (avec un accordoir en main) de l'écrivain public.
A titre de comparaison, la même année à Ostheim, mais cette fois à l'église catholique, Max Roethinger pose un orgue à transmission électrique (commandant des sommiers à gravures), avec un récit expressif, une Voix céleste et un Hautbois.
1964 : le style à sa maturité
En 1964, c'est une commande pour un orgue de salon (à Strasbourg, II/P 8j) qui permit de fournir une solution à l'énorme demande en petits instrument de l'époque : il s'agit de répartir une composition prévue pour un seul manuel sur deux claviers manuels, comme cela s'était déjà fait à comme à Gungwiller ou comme à Ostwald. Appréciés par la Direction des églises du pays de Bade (D) qui en commanda plusieurs, les "SEKA" sont de petits instruments (II/P 4 à 8 jeux) destinés au prêt ou a de petites paroisses. Le dernier semble avoir été celui de Strasbourg, Cité de l'Ill (1979).
L'instrument d'Ingwiller apportait une réponse à un vrai paradoxe : l'orgue "classique français", celui de Couperin ou de Grigny, construits par Clicquot ou Thierry, est avant tout destiné à "commenter" le rite catholique. Il n'est pas destiné à accompagner le chant. Dans les années 1960, alors que les assemblées catholiques étaient juste appelées à chanter, on proposait à nouveau des instruments "néo-baroques" disposant d'un positif de dos. Mais c'est bien d'un "grand orgue de dos" dont on aurait besoin. Dans les églises luthériennes, fortes d'une toute autre expérience en matière d'accompagnement du choral, la sensibilité était fort différente. A Ingwiller, en plus des deux plans sonores (positif et grand-orgue) proches de l'assemblée car à fleur de tribune, le troisième clavier n'est pas un écho : c'est un récit expressif. De fait, Ernest Muhleisen et Georges Emile Walther ne suivent déjà plus les "dogmes" de l'esthétique néo-baroque. Moins "extrême" que chez Kern, et surtout que chez Curt Schwenkedel, l'approche s'infléchit vers des instruments finalement plus proches des orgues de la première moitié du 19ème siècle. La production de la maison Muhleisen, se fera à partir de là (il est vrai en grande partie en Allemagne ou en Suisse) sous un "arc" entamé par cet orgue d'Ingwiller et dont deux piliers seront l'orgue de Neuhaeusel (1972) celui qui fut posé en 2006 au conservatoire de Strasbourg.
A partir de 1967, Ernest Muhleisen se retire peu à peu. Il quittera définitivement les affaires en 1975.
En 1968 fut aussi construit un 3-claviers (36 jeux), pour Kaiserslautern (D). Cet instrument possède un Kronwerk (positif supérieur) et un Brustwerk. En 1968 aussi ferma la maison Roethinger.
1969-1971 : Lach, et l'arrivée d'André Schaerer
1969, fut aussi l'année de la construction du grand 3-claviers (51 jeux) de la Stiftskirche de Lahr (D). En 1970, Emile Wolf quitta la société, remplacé par André Schaerer, qui apporta la tradition apprise chez Gonzalez et Beckerath.
A partir de 1971, c'est André Schaerer qui fut chargé de l'harmonisation.
En 1971 furent construits deux 3-claviers : un pour le temple réformé de Bulach (CH) (en fait, il y eut 2 orgues pour Bulach cette année-là : le second est un 2-claviers) et l'autre pour le Temple-neuf de Metz. L'instrument de Metz (50 jeux, opus 95), conçu pour le concert, est le centre d'une activité culturelle intense. Avec son Brustwerk et son récit expressif (Basson 16', Trompette, Clairon), il échappe à nouveau au néo-baroque "pur" pour retrouver des couleurs néo-classiques. Dans son esthétique, c'est l'un des instruments les plus célèbres de l'Est de la France.
L'après Ernest Muhleisen (1975-1979)
Ernest Muhleisen quitta définitivement ses fonctions de dirigeant, mais continua à pratiquer la facture d'orgues.
En 1977 fut construit un grand 3-claviers (grand-orgue sur 16 pieds ouvert) avec récit et Kronpositiv, à München (D), St-Bonifaz. La façade y a de nouveau été dessinée Walter Supper. En 2000, Franz Lehrndorfer y a enregistré Boëlmann, Widor, Lefébure-Wély, Bieling, Knab, Schnizer, Karg-Elert, Piechler et Franck. Pratiquement contemporain, mais d'une esthétique radicalement différente est l'orgue de Seengen (CH) (II/P 33j).
Georges Frédéric Walther
En 1979-1980, Georges Frédéric Walther, petit-fils d'Ernest Muhleisen, prit la suite de son père. Pour cela, il alla au Danemark en 1977-1978, se perfectionner chez Marcussen. C'est l'année de construction de l'orgue de Gommersheim (D), l'opus 158, un 8-pieds en montre avec Brustwerk placé à même le sol (avec des tourelles prismatiques), puis celui de Herrensohr (D), l'opus 159, qui se rapproche plus du style "classique français" ; le dessin de son buffet a inspiré le logo de la manufacture. C'est l'époque des tourelles rondes, et des claire-voies ondulées. Herrensohr est le second "orgue Signature" de la maison.
Ernest Muhleisen est mort le 10/12/1981. Quelques mois plus tôt, il s'occupait encore de l'un de ses instruments préférés, qui n'avait pas été construit par lui, mais commandé par Schweitzer à Dalstein-Haerpfer : celui du Palais des fêtes à Strasbourg. La même année, l'entreprise qu'il avait fondée posa à Douai, Notre-Dame un orgue d'esthétique classique française (II/P 29j) caractérisé par ses tourelles centrales superposées.
En 1983, il y eut aussi l'orgue des Billettes, à Paris (II/P, 29r), avec positif de dos. En 1984, Patrick Armand, rejoint l'entreprise d’abord comme compagnon. Il deviendra dessinateur-concepteur, puis assurera la direction de la manufacture à partir de 2008.
Toujours en 1985 fut construit l'orgue d'Achen (Moselle), qui remplaçait malheureusement un instrument de Franz Staudt. De 1986 date un instrument caractéristique d'une famille d'orgues de petite taille (3 à 10 jeux), conçus pour pouvoir être déplaçables (avec des dispositions spécifiques pour tenir au mieux l'accord) : c'est celui qui a été présenté au salon Musicora, et a été un moment installé dans chapelle des soeurs à l'hôpital du Bon-Secours à Paris. Il se trouve aujourd'hui au conservatoire (CNR) de Douai. 10 jeux, avec Régale à l'écho.
La même année fut construit l'orgue de Wiesbaden, Evangelische Freikirchliche Gemeinde, caractéristique de son époque.
Mais de 1986 date aussi un évènement clé : le relevage de l'orgue Dalstein-Haerpfer de Cronenbourg, St-Sauveur. Au lieu d'être "mécanisé" comme ça a souvent été le cas, l'instrument fut classé (ce fut le premier orgue pneumatique à l'être), et relevé avec sa traction pneumatique. Outre la compétence fondamentale sauvegardée lors de cette opération, le monde de l'Orgue réalisa enfin qu'un instrument de 1907 peut être "historique" de la plus noble façon.
En 1987 fut aussi achevé un 3-claviers (III/P, 43j), à Poing (D), St-Michaël, suivi en 1988 par celui de Backnang (D), St-Johannes (III/P 35j), avec son buffet à 5 tourelles et positif de dos qui en comporte 3. Reiner Schulte a enregistré sur cet instrument, muni d'un récit expressif avec Voix céleste. En 1989, il faut citer un autre de ces "8 pieds en montre" posé à même le sol : Mülheim an der Ruhr, evangelische Markuskirche. En 1990 ce fut le 3-claviers de Lomme (59), Notre-Dame de Lourdes (III/P 34r), avec des trompes de pédale héritées de la tradition germanique (Nollet) ou de (Michel) Verschneider.
En 1988, Jean-Christophe Debely devint harmoniste. Il assura par la suite la responsabilité de l’harmonisation de tous les instruments de la manufacture d’orgues Muhleisen. Formé par André Schaerer, qui a déterminé l'harmonisation Muhleisen depuis 1971, Jean-Christophe Debely a collaboré à l’harmonisation de la plupart des instruments majeurs construits et harmonisés depuis 1988 par l’équipe Muhleisen. De 1997 à 2002, Jean-Christophe Debely a poursuivi sa formation chez Goll en Suisse.
De 1991 datent les orgues du temple réformé de Dijon (III/P 21j), mais aussi ceux de Sendai (J) et Tokyo (J) (il y avait déjà eu un petit orgue pour l'hôtel Fujiya de Kofu (J) et deux instruments portatifs pour Tokyo). En 1992, l'orgue "de choeur" de Schwerte (D) (II/P 13j+4emprunts) propose une composition très "classique française". En 1993, il y eut des orgues neufs pour Dijon (III/P 19j) avec manuels de 5 octaves, positif expressif et clavier de solo (non expressif), mais aussi pour Haltern (D), (II/P 16j+4emprunts), et surtout Walbeck (D), St-Nikolaus (II/P 35j), où l'instrument neuf a été logé dans un buffet de 1752 provenant à l'origine du couvent des Hospitaliers (Kreuzherren) de Venlo. En 1994, l'orgue de Marienberghausen (II/P 14j+4emprunts) est d'esthétique "classique française" et doté d'une console latérale (comme le sera plus tard celui de Sausheim).
De 1997 date aussi l'orgue de Bekcum (D), Evangelische Kirchengemeinde, un instrument de facture classique mais avec un positif intérieur expressif. Babette Freitag y a enregistré la grande Passacaille en Ut et la 5 ème Sonate en trio, mais aussi Franck et Duruflé. Il y eut aussi l'instrument posé à Apples (CH, canton de Vaud). En 1998, l'orgue de Mülheim an der Ruhr (D), St-Michael (II/P 21j) - le second installé dans cette localité - propose un Brustwerk avec façade, alors que son contemporain de Reken, St-Antonius (II/P 26j) dispose plutôt d'un récit.
La "Sté de Construction d'orgues Muhleisen" a changé de dénomination pour devenir "Manufacture d'Orgues Muhleisen G.Walther et associés" en 1997.
De 2002 date l'instrument néo-classique de Münster (Ev. Johannes Kapelle) (D). II/P 19j, avec Voix céleste et sa Gambe, et un Cornet décomposé complet à 6 rangs au positif intérieur. Bien que construit en peu plus tôt, l'orgue de Bergheim Quadrath (D) St-Laurentius est aussi daté de 2002, avec sa console "retournée", son récit expressif néo-classique et ses anches à la française.
De 2004 date l'orgue d'Harsewinkel, St-Paulus (D) (III/P 38+7 transmis ; deux 32'), mais aussi celui de la Johanneskirche d'Erlangen (Bavière, D), et sa jolie composition néo-classique (II/P 15j+3 transmis), avec Salicional, Hautbois et Fourniture progressive, mais aussi Nasard 2'2/3 et Tierce 1'3/5 au récit.
L'orgue de la Cité de la Musique et de la Danse est pour l'instant (début 2012) le plus récent des instruments neufs posés en Alsace par la maison Muhleisen. Après lui, il y eut Forchheim (D, II/P 12j, 2008), avec sa console retournée et son buffet ancien assez exceptionnel, l'achèvement de l'orgue de Pierrefeu (2008), et Cannes, Notre-Dame du Bon Voyage (IV/P 67j, 2009, direction des travaux de Patrick Armand, harmonisation de Jean-Christophe Debely et Philippe Zussy) avec ses chamades.
En 2008, Patrick Armand, qui avait rejoint l'entreprise dès 1984, a repris la direction de la manufacture, qui a récemment reçu en distinction le label "Entreprise du Patrimoine Vivant".
En 2012, les projets marquants sont
L'année 2017 fut marquée par les travaux à l'orgue de St-Pierre-le-Vieux à Strasbourg : outre un relevage général, on décida de rendre empruntable le Bourdon 16' du solo, pour qu'à la fois le grand-orgue et le récit puissent en profiter, et d'ajouter une Flûte 16' à la pédale, avec une extension en Flûte 8'. La console a été remplacée.
Toujours en 2017, et toujours dans le cadre de la conservation des instruments néo-classiques, ce fut le relevage de l'orgue Muhleisen de l'église protestante de Mertzwiller, et aussi celui du Roethinger de Truchtersheim.
Sans étiquette
S'agissant d'une entreprise encore en activité, il est difficile de se livrer au traditionnel exercice définissant des spécificités, et plus encore celui consistant à souligner l'impact technique et esthétique des différentes réalisations : le "style Muhleisen" continue d'évoluer. Il est d'usage, pour le commentateur, de définir un style de facture en y voyant la "synthèse" de plusieurs influences. Mais c'est justement là quelque chose de remarquable dans l'héritage d'Ernest : un certain refus de se laisser enfermer dans la "pensée unique" du moment. Une certaine faculté à échapper aux "néo-quelquechose". Si ces étiquettes (bien qu'irremplaçables dans le discours) étaient déjà sémantiquement absurdes, elles ont encore moins de sens ici, face à des orgues pour lesquels la composition seule ne livre même pas 1% des caractéristiques.
Diversité
Significative est l'attention portée aux tailles (progressions des rapports diamètre/longueur des tuyaux), et l'évolution de celles-ci. Le sujet a bien sûr fait l'objet de l'attention de bien des théoriciens, mais il n'y a en fait que deux acteurs réellement concernés : le facteur et l'auditeur. La seule vraie façon d'appréhender la "signature" Muhleisen est donc d'aller écouter les orgues (de nombreux ont été enregistrés). Et une fois en tête ce qu'ils ont en commun, la réelle spécificité saute au yeux : ils sont tous très différents, et font référence à des styles très variés, mais en observant à chaque fois une réelle fidélité à un style, sans chercher à faire de synthèse.
Refus du 'cliché'
Cette diversité de styles avec conservation de leur caractère trouve sûrement ses racines dans les années 1940-50. L'histoire personnelle d'Ernest Muhleisen permet d'imaginer un homme ayant compris que l'adhésion inconditionnelle à un système ou une doctrine n'amène au mieux qu'à l'impasse. Mais plutôt que de vouloir "fusionner" des influences, il donne l'impression de refermer chaque livre avant d'en ouvrir un autre. Au coeur de la communauté de facteurs et d'organistes redéfinissant un orgue "moderne", il faisait sûrement partie des "modérés". Et il s'entoura de collaborateurs partageant cet éclectisme, ce qui explique que cette caractéristique fondamentale ait été conservée. Par exemple, en 1977, furent achevés deux orgues aussi fondamentalement différents que München (St-Bonifaz), et Seengen. Ernest Muhleisen adorait passer du temps dans l'orgue Dalstein-Haerpfer du Palais des Fêtes (un instrument aux caractéristiques directement opposées à ce qui était à la mode dans les années 1960-80 ; un instrument qui, face aux velours désuets, portait en lui les germes de l'orgue du 21ème siècle). En 1986, la maison Muhleisen fut au coeur d'un évènement qui finira pour les historiens de l'orgue par avoir autant d'importance que la reconstruction de St-Pierre-le-Jeune : le relevage de l'orgue (pneumatique !) Dalstein-Haerpfer de St-Sauveur.
Pas d'Avatar
Quel est donc "l'orgue-type" de la maison Muhleisen ? Il est déjà fort éloigné du "parc alsacien", caractérisé par un grand nombre d'instruments de taille réduite (certains sont inachevés) ; les instruments posés en Allemagne ou en Suisse sont sûrement plus révélateurs. Il est généralement posé à même le sol (pas en tribune), proche de son public. Il est dépourvu de positif de dos (auquel on préférera un Brustwerk ou un Oberwerk). Il peut disposer d'un récit expressif. Ses anches seront soit "à l'allemande" soit "à la française" mais pas hybrides. Son buffet, après avoir suggéré la parenté esthétique intérieure, fait usage d'éléments contemporains pour ne jamais "faire semblant". Enfin, il est différent de tous les autres... et rompt avec au moins une des "règles" présentées ici.
Remerciements à Georges Walther et Clarisse El Hajjami
Liste des orgues neufs