Cet instrument, qu'il convient d'attribuer à Franz Heinrich Kriess (dont c'est un des seuls orgues conservés) ne manque pas d'intérêt, malgré la regrettable transformation qu'il a subie en 1983. En fait, à Duttlenheim, l'histoire des orgues est représentative de celle de l'orgue alsacien : un premier instrument, trop limité, à été construit au tout début du 19ème siècle ; il a été complété vers 1880 avec un second clavier, a atteint son apogée en 1920 grâce à une bien belle reconstruction, puis a malheureusement été livré dans les années 1980 aux promoteurs de la "baroquisation". Mais on trouve à Duttlenheim une des plus belles Clarinettes d'Alsace. Elle est bien cachée. Voyons cela dans le détail :
Historique
En 1817, Duttlenheim reçut un petit orgue construit par Michel Stiehr. Avec un seul manuel, et une pédale d'une seule octave, il devait être vraiment très limité, même pour l'église de 1777. L'instrument a nécessité des réparations en 1844, 1866 et 1876. [IHOA] [ITOA]
En 1862, la nef fut agrandie de 12m, et acquit sa superbe acoustique actuelle.
Historique
En 1882, Heinrich Koulen reconstruisit l'instrument sur deux manuels. Voici la composition de cet orgue de 21 jeux, relevée en 1909 : [DuttlenheimDevisKriess1909]
En 1909, en effet, Franz Xaver Kriess rédigea un devis pour relever l'orgue Koulen, et remplacer la Voix humaine par un Quintaton 8'. [DuttlenheimDevisKriess1909]
L'instrument de Koulen devait être construit "en profondeur" : il était probablement aussi large que le Stiehr de 1817 (les 3 tourelles et les deux plates faces jouxtant la centrale), et le récit devait être logé à l'arrière, dans la tour, où se trouve aujourd'hui un local donnant sur l'arrière de l'orgue.
C'était certainement tout à l'arrière que se trouvait cette fameuse Voix humaine. Ce jeu très "typé" devait avoir ses fervents admirateurs (surtout fin 19ème) et ses virulents détracteurs. Il n'est donc pas étonnant qu'en 1909 on ait envisagé son remplacement par un plus conventionnel Quintaton. Notons que la Voix humaine redevint à la mode après-guerre.
La Voix céleste et la Flûte harmonique 4' du récit actuel semblent provenir de cet instrument. [Visite]
Le 19/03/1914, Martin et Joseph Rinckenbach signèrent un devis pour un instrument de 26 jeux, dont 15 neufs (reprenant donc une partie de la tuyauterie Koulen/Stiehr) : [DuttlenheimDevisMJR1914]
C | c' |
- | 4' |
2'2/3 | 2'2/3 |
2' | 2' |
1'1/3 | 1'1/3 |
Deux Trompettes manuelles pour un orgue de 26 jeux : voilà qui n'est pas courant. Celle du grand-orgue s'explique peut-être par la présence du Cornet. Et comme il y avait déjà une anche (le Basson-Hautbois) au récit, l'organiste de Duttlenheim devait vraiment tenir à la Trompette "solo" du second clavier !
Or, Martin Mathias (à ne pas confondre avec le grand musicologue François-Xavier Mathias) était de la partie. La maison Kriess produisit rapidement un devis, et la suite ne faisait donc plus aucun doute. Celle-ci, bien sûr, n'arriva qu'après la guerre.
En juin 1917, les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités. [IHOA]
Historique
En 1920, Franz Heinrich Kriess construisit un orgue neuf de 24 jeux sur deux claviers et pédale dans l'ancien buffet, modifié. [IHOA]
Le devis est daté du 04/07/1914 (avec un ventilateur électrique dès l'origine). Sommiers neufs, console indépendante et commande des jeux et des accouplements par dominos :
C | c' |
- | 4' |
2'2/3 | 2'2/3 |
2' | 2' |
1'3/5 | 1'3/5 |
On note que la Gambe et la Voix céleste du récit étaient prévues "neuves", et que la Flûte 4' était prévue à cheminées.
C'est à cette occasion que le buffet a été adapté au volume du nouvel instrument : le devis d'Oscar Hettich pour son agrandissement date d'avril 1919.
Dans la liste des instruments neufs construits par la maison Kriess publiée en 1924, Duttlenheim apparaît au numéro 25, avec 24 jeux (ce qui est conforme au devis). [Kriess1924]
L'instrument a été endommagé par la grêle le 11/08/1958. [DuttlenheimDevisRoe1958]
Les dégâts ont été réparés par la maison Max Roethinger en 1961. Des transformations, prévues au devis, ne semblent pas avoir été exécutées. [DuttlenheimDevisRoe1958]
En 1983, l'instrument fut malheureusement considérablement modifié par Laurent Steinmetz. [IHOA]
La commande a été passée le 14/11/1981. Le devis décrit par le menu toutes les mutilations qui ont été infligées à ce pauvre instrument : [DuttlenheimDevisSteinmetz1981]
- Au grand-orgue, la Gambe 8' et le Dolce 8' "transformés" respectivement en Nasard et Doublette (dessus neufs), la Fourniture "en grande partie" remplacée. Et le reste des jeux (Bourdon 16', Montre 8', Bourdon 8', Flûte amabile 8', Prestant et Trompette), "réharmonisés".
- Au récit : le Geigenprincipal devait être réharmonisé en Principal 8', mais a finalement été supprimé, et remplacé par un Prestant. Le Bourdon 8' réharmonisé. La Flûte harmonique 8' supprimée et remplacée par une Tierce 1'3/5 (!), la Flûte octaviante 4' par une Flûte à cheminée 4' (!). Le Quintaton 8' a été supprimé et remplacé par un Nasard 2'2/3. Le Hautbois 8' devait être décalé en 4'... mais a finalement été remplacé par une Cymbale 3 rangs d'occasion. Il est donc perdu.
- Pédale : Cello 8' "transformé" en Flûte 4'.
Cette opération, calamiteuse, résultat d'une "mise à la mode" (baroquisation) effectuée sans aucun respect pour le bel orgue de 1920, a donc entraîné la perte de l'essentiel de ses plus beaux jeux, et surtout de son identité post-symphonique qui faisait tout son intérêt.
La Clarinette miraculée
Mais la Clarinette est toujours là ! Elle a été déclarée "transformée" par les inventaires ; elle est même appelée "Cromorne" à la console ! (Cela "faisait mieux" en 1983...) Mais apparemment, ce changement de nom a été la seule transformation, et elle a bel et bien survécu à la tragédie de 1983. Ce jeu est absolument magnifique, et peut être utilisé tant en solo qu'en combinaison avec les fonds.
Depuis, l'orgue de Duttlenheim est resté en cet état. [Visite]
Le buffet
C'est bien pour l'orgue Kriess, en 1920, que le buffet a été élargi, par la maison Hettich. Les ornements sont très élégants, et polychromes.
Les tuyaux de façade sont muets.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un rideau coulissant. Tirage des jeux par dominos placés en ligne au-dessus du second clavier, de couleur orange pour le grand-orgue, bleue pour le récit, et jaune pour la pédale. Le nom du jeu figure sur une porcelaine centrale à fond blanc. Les accouplements et tirasses sont commandés par dominos, de deux couleurs pour respecter le code ; ainsi "I/Ped" est orange en haut et jaune en bas.
Claviers blancs, à frontons biseautés au récit (mais droits au grand-orgue).
Commande des aides à la registration par pistons, placés sous le premier clavier. De gauche à droite, il y a d'abord l'appel de la pédale piano automatique ("Einsch. aut. Ped", son annulateur ("A." pour "Auslöser"), puis les 4 combinaisons fixes : "P.", "MF.", "F.", "T." et leur annulateur ("A."). Comme la composition a été modifiée en 1983, ces combinaisons fixes (conçues pour l'ancienne) ne sont pas utilisables en l'état.
Il n'y a que deux commandes à pied : les pédales basculantes du crescendo ("Cresc. Decr.") et celle de l'expression du récit ("Jalousie").
La position du crescendo est indiquée par une aiguille tournant sur un cadran blanc circulaire. Son déplacement est horaire dans le sens du crescendo. (Il semble qu'il ait été inversé.) Malheureusement, à nouveau en raison du changement de composition de 1983, les jeux semblent sortir un peu au hasard. A l'évidence toute les implications de cette regrettable transformation n'ont pas été envisagées.
Petite plaque d'adresse blanche, placée au centre, entre les deux claviers, et disant :
Il y a une autre plaque d'adresse, placée à droite des dominos, en plastique, et disant :
Notons que le terme "restauration" est totalement usurpé : rien n'a été restauré en 1983 (i.e. remis dans une configuration antérieure), il s'agit d'une (regrettable) transformation.
Pneumatique tubulaire (1920), d'excellente qualité et très réactive.
Sommiers à cônes, chromatiques, perpendiculaires à la façade, avec les aigus à l'avant. Ils sont placés environ 50 cm plus bas que les pieds de la façade (muette). La boîte du récit, située à droite, présente ses jalousies vers le grand-orgue. Il y a deux niveaux de jalousies, le supérieur étant "rampant" (incliné).
Cela devait être un instrument absolument magnifique... de 1920 à 1982. Aujourd'hui (2021), cet orgue est en excellent état technique. Malheureusement, la désastreuse transformation de 1983 l'a laissé extrêmement difficile à jouer, et particulièrement inadapté à l'accompagnement : il est rapidement beaucoup trop fort, ce qui implique de rester dans des registrations très retenues et peu variées. Les Mixtures sont vraiment innommables, et ne sont pas utilisables en pratique.
Reste, pour consoler les organistes, les possibilités offertes par les quelques jeux de 8' et 4' conservés, associés aux octaves aiguës ; et surtout, la magnifique Clarinette, qui est une des plus belles de la région ! Dire que le Hautbois (perdu) était sûrement de ce niveau de qualité...
Sources et bibliographie :
Remerciements à Marcel Haller.
Photos du 11/09/2021.
L'opération de 1983 y est qualifiée de "restauration" (!)
La transformation du buffet est attribuée à Koulen, 1882.
Localisation :