Il s'agit de Fessenheim dans le Haut-Rhin (et non pas de son homonyme près de Truchtersheim, Fessenheim-le-Bas). Antoine Herbuté, de Marckolsheim, signa le traité pour cet orgue avec Jean-Baptiste Heimburger, le maire de Fessenheim, le 21/02/1845. Dans le devis correspondant, Herbuté avait proposé des claviers aux naturelles blanches, ce qui fait de lui un précurseur dans le domaine, avec Wegmann. L'instrument fut le dernier des onze construits par Herbuté, et il est très fortement inspiré des réalisations des Callinet de Rouffach. Comme pour ses autres projets, et parcequ'Herbuté n'était pas vraiment un "pro" de la facture d'orgues, l'instrument dut être finalisé par la suite. Celui-ci fut confié en 1899 à Martin Rinckenbach, qui le réharmonisa totalement et le dota d'un récit expressif.
Historique
En 1798, Fessenheim reçut son premier orgue, installé par Weinbert Bussy, de Pfaffenheim. L'instrument avait été mis en vente à Colmar, mais on ne sait pas d'où il venait. [IHOA] [PMSAEABUSSY]
C'était probablement l'un des nombreux instruments confisqués par la Révolution aux institutions religieuses. On ne sait pas laquelle.
Ces "trafics d'orgues" pratiqués pendant la Révolution, résultant d'une spoliation, n'étaient jamais très reluisants. C'était l'occasion, pour des spéculateurs souvent incompétents, de s'enrichir en faisant miroiter de "bonne affaires" à des communautés rurales. Mais ici, cela tourna carrément au vinaigre, et finit en procès. Les édiles de Fessenheim se dirent confrontés à des problèmes financiers et tentèrent de ne pas payer le reliquat, après la livraison. Ils avaient peut-être aussi eu quelques scrupules à participer à ce qui était quand même une vaste opération de recèle - fut-elle "légale"...
Bussy exigea longtemps son payement, eu recours au préfet, à un huissier, et eut plus ou moins gain de cause, après plusieurs années. Dans les papiers sans grand intérêt relatant cette triste histoire d'argent (qui dura jusqu'en 1807), se trouve quand même un croustillant "Sitzung von 22ten prairial 6ten Jahres", comme quoi le "calendrier révolutionnaire" a été décliné en version allemande. En 1840, l'orgue était "en mauvais état". Forcément, car entre temps, on l'avait fait entretenir par des itinérants : Andreas Bernauer, de Todtnau, puis Joseph Scherzinger de Fortwangen (ce dernier ayant une réputation plus que douteuse, puisqu'il fut interdit de facture d'orgues en Bade). [PMSAEABUSSY]
L'instrument a été repris en 1845 par Antoine Herbuté. [PMSAEA69]
Historique
En 1846, Antoine Herbuté, l'ancien aubergiste de Marckolsheim, construisit pour Fessenheim son dernier orgue. [IHOA] [ITOA] [PMSAEA69]
Autodidacte, plutôt motivé, et bon vendeur, Herbuté se trouvait face à de grandes maisons comme Stiehr ou Callinet. Or, pour rivaliser avec un concurrent plus efficace, il n'y a guère que trois moyens : prendre plus de temps, rogner sur la qualité, ou demander plus de ressources. Il préférait généralement la troisième méthode. Pour compenser, il s'attachait à se distinguer par de petites originalités (des "plus produit") ; les claviers blancs se placent tout à fait dans cette démarche. Notons que George Wegmann a réalisé des claviers blancs dès 1842, à Fegersheim. [MAntz]
Cet instrument était inspiré d'une autre réalisation de Herbuté : Heiteren. Et ce dernier avait lui-même pris pour modèle les orgues Callinet de l'époque. De fait, la maison de Rouffach avaient défini un standard haut-rhinois, auquel il était difficile d'échapper. (A Heiteren, le "cahier des charges" était l'exacte copie d'un devis Callinet). Le devis-traité pour Fessenheim est daté du 21/02/1845. Et l'orgue n'était pas vraiment bon marché, surtout lorsque l'on considère les "concessions" de conception (un pédalier réduit à une octave seulement, et trois jeux sans octave grave par exemple) qui permettent d'économiser "sur ce qui ne se voit pas" tout en annonçant un grand nombre de jeux. Le devis prévoyait également un échéancier de payement. [PMSAEA69]
L'orgue Herbuté a été reçu le 10/12/1846 par Constantin Sieg (Turckheim, qui avait déjà reçu l'orgue de Hattstatt (1834), que l'on retrouve à Wasserbourg, et peut-être aussi à Orbey en 1869). Comme à son habitude, Herbuté demanda une "plus-value" (plus de 5% du prix total) après la livraison. Mais le préfet veillait : ayant déjà constaté les agissements d'Herbuté sur d'autres chantiers, refusa d'approuver la dépense non validée. De plus, il menaça Herbuté, précisant qu'une "récidive semblable sera une cause d'exclusion de ce fournisseur de tout concours pour des travaux intéressant les communes du Haut-Rhin." Herbuté, aux abois, finit par revendre sa créance à un spéculateur qui à son tour tenta d'obtenir le payement avant les termes prévus par l'échéancier. Il fallut se défendre, et on eut droit à une deuxième "affaire d'orgue" à Fessenheim. [PMSAEA69]
On a longtemps cru que c'est Joseph Antoine ou Alfred Berger qui a étendu la pédale et transformé le positif de dos en récit, au début du 20ème siècle. En fait, ces travaux furent menés par Martin Rinckenbach en 1899. En effet, lors du démontage d'une partie de l'instrument en vue de travaux au plafond de l'édifice, en 2005, Hubert Brayé a découvert, en haut de la petite tourelle gauche, une inscription levant tout doute : [JYTretz]
La composition fut remaniée (Gambe, Unda maris et Quintfloete 2'2/3), la pédale étendue de 13 à 27 notes, et l'instrument totalement ré-harmonisé. [ITOA] [Visite]
Antoine Herbuté, l'aubergiste devenu facteur d'orgues, a eu beaucoup de chance : ses deux instruments majeurs (celui de Heiteren et celui de Fessenheim) ont été confiés par la suite à Martin Rinckenbach. A chaque fois, cela s'est fait avec discrétion, en ne laissant qu'une trace d'archives fort limitée. A Heiteren, même si une (petite) réparation a été consignée, l'ampleur des travaux effectués ne peut être déterminée que par l'analyse de la facture. A Fessenheim, les archives sont totalement muettes. Ce qui semble indiquer qu'un financement "alternatif" (dons, quêtes) a été utilisé. Rinckenbach n'a pas non plus fait figurer ces orgues sur sa liste de travaux. A la fin du 20ème siècle, ces instruments étaient attribués à Herbuté, et ont été écoutés "à l'aveugle", sans préjugé. Comme ils se sont révélés très enthousiasmants, Antoine Herbuté est vite devenu un "génie oublié" : un semi-amateur capable d'égaler les plus grands. Evidemment, son insistance à obtenir des plus-values, ainsi que sa fuite avec les créanciers aux trousses, en 1851, laissait planer un doute sur le joli récit. L'explication de la qualité musicale de l'orgue de Fessenheim était cachée, toutes ces années, sur une tourelle du buffet... Cela nous laisse la délicieuse intuition qu'il reste encore bien des énigmes dont la clé est dissimulée quelque part !
Ni l'orgue de Heiteren, ni celui de Fessenheim ne peuvent être attribués à Antoine Herbuté seul. Ce serait prendre le risque de causer une grande confusion, laissant croire que certaines des techniques de facture ici employées étaient communément pratiquées dans les années 1840, ou qu'une harmonisation d'une telle virtuosité est à la portée d'un semi-amateur. Ce serait surtout commettre une réelle injustice. Reste qu'Herbuté est à l'origine de la dynamique qui a permis de réaliser ces deux instruments enthousiasmants. Il a fait preuve de beaucoup d'inventivité et d'esprit d'innovation, ce qui est exactement ce dont l'orgue alsacien des années 1840-1850 avait besoin. En effet, les facteurs "dynastiques" (Stiehr, Callinet, Wetzel, Rinkenbach) étaient accaparés par la nécessité de construire beaucoup de petits instruments, à prix abordables, mais sans faire aucune concession à la qualité.
L'orgue a été relevé en 1956 par Alfred Kern. [IHOA]
Un relevage a été effectué par la maison Steinmetz en 1973. [ITOA]
Puis en 1974, à nouveau par Alfred Kern. [IHOA]
En 2006, l'instrument a été démonté et remonté par Hubert Brayé en raison de travaux à effectuer au plafond de l'église. [JYTretz]
Le buffet
Les dimensions prévues au devis sont 4m66 de haut et 4m66 de large pour le grand buffet. Celui du positif devait faire 1m85 de haut et 2m17 de large. [PMSAEA69]
Le dessin est (très) inspiré des buffets des Callinet de Rouffach : par exemple Spechbach-le-Bas (1841) ou Oltingue (1843). On retrouve les frises à oves, les guirlandes de roses et même les marguerites nouant des drapures des claires-voies de tourelles. Les plates-faces reliant les tourelles latérales présentent même le petit trait horizontal qui constitue la "signature" des buffets Callinet.
Le buffet de positif à deux tourelles encadrant une plate-face double est plus "18ème". A Heiteren, Herbuté avait fait exactement le contraire : c'est le positif qui adopte des lignes 19ème. Herbuté avait clairement pour modèle les orgues des frères Callinet. Mais il cherchait aussi à se démarquer.
C'est d'ailleurs une caractéristique générale des orgues d'Herbuté par rapport aux Callinet, et qui ne se limite pas au buffet. On sait que Joseph Callinet a prolongé tant qu'il le put le "pré"-romantisme. Il le fit en résistant aux évolutions de composition et aux apports, en particulier anglais, de la facture du 19ème. Et aux envies de nouveauté de son frère Claude-Ignace. Cela a été appelé "fidélité aux traditions" ou "atavisme" selon les commentateurs. Herbuté, autodidacte, était encore moins bien armé pour suivre les évolutions de la facture européenne. Mais, grâce à son imagination, il sut dénicher des "innovations" hors du plan strictement musical, comme les claviers blancs, ou de nouvelles proportions pour les buffets.
Caractéristiques instrumentales
AH=tuyaux d'Antoine Herbuté. MR=tuyaux de Martin Rinckenbach.
Console en fenêtre frontale, d'Antoine Herbuté et Martin Rinckenbach. Tirants de jeux de section carrée munis de pommeaux à porcelaines (1899), et disposés en deux fois deux colonnes de part et d'autre des claviers. Le nom des jeux est inscrit en noir pour le grand-orgue, en rouge pour le récit expressif, et en bleu pour la pédale. Les claviers étaient blancs dès l'origine (1846), mais ont pu être remplacés (replaqués en 1974 ?). Ils sont à frontons droits, y compris au second clavier. Ils sont inversés (le récit est en bas, comme s'il s'agissait toujours d'un positif de dos). Pédalier de Rinckenbach.
Les commandes à pied sont situées à droite, au-dessus des marches f-c' du pédalier. L'accouplement des claviers est commandé par une pédale-cuiller en fer forgé, repérée par une porcelaine ronde "Koppel II a I." (les deux dans le style de Martin Rinckenbach, donc datables de 1899). L'expression était peut-être commandée, en 1899, par une pédale-cuiller (impliquant que la boîte était alors soit ouverte, soit fermée, mais ne disposait pas des positions intermédiaires). Il y a une porcelaine de Rinckenbach "Expression". La commande actuelle est une pédale basculante, mais d'une disposition peu commune : en fait, une ouverture a été découpée pour la pédale, mais cette dernière est totalement saillante car il n'y a pas la place à l'arrière.
Il y a deux trous de tirants bouchés, au bas des colonnes internes. (L'un d'eux correspondait probablement au tremblant.)
Pas de plaque d'adresse. Martin Rinckenbach n'a pas souhaité apposer sa plaque à cet instrument. Il ne l'a pas non plus fait à Heiteren.
Entièrement mécanique (notes et tirage de jeux). Mécanique suspendue au grand-orgue. Son abrégé est placé très bas, au revers du porte-partitions. Mécanique à équerres pour le récit. Pour assurer le renvoi à 90° de la mécanique vers les sommiers de pédale (disposés orthogonalement à la façade), une technique simple souvent rencontrée chez les Callinet a été utilisée : deux rouleaux d'abrégé se rencontrent dans un angle entrant, et un bras du rouleau actionneur est posé sur un bras du rouleau actionné, transmettant le mouvement.
Les bras des abrégés sont métal.
à gravures. Les sommiers du grand-orgue sont de Herbuté, avec leurs verrous en bois bloqués par des coins, et leurs poignées constituées de ficelles. Ils sont diatoniques en "M" (basses aux extrémités). Les sommiers du récit sont de Martin Rinckenbach, avec les verrous de laye rectangulaires en fer, munis de deux vis. Les sommiers (diatoniques) de pédale portant l'octave grave (C-H) sont de Herbuté, et les compléments de Martin Rinckenbach. Ils sont logés dans le soubassement, sur les côtés, et orthogonalement à la façade.
Le levier à bras est conservé (sur le côté gauche, juste derrière le buffet). Il est très long, et alimenter un orgue de cette importance avec une seule pompe à bras devait représenter un effort considérable.
Une partie de la tuyauterie du grand-orgue et de la pédale a été réalisée par Antoine Herbuté, qui prenait clairement la facture Callinet comme modèle. La facture des deux Trompettes est d'une similitude évidente avec la production de Rouffach, avec ses pieds tournés. A tel point qu'on peut supposer qu'Herbuté travaillait avec des ouvriers formés à Rouffach. Bien qu'étant de même facture, ces Trompettes (celle du grand-orgue et l'octave grave de celle de pédale) n'ont pas la "verdeur" des anches Callinet. Car la belle harmonisation actuelle date de 1899 : les biseaux sont munis de dents, il y a des encoches d'accord. Des jeux n'appartenant pas à l'esthétique romantique ont été conservés : Doublette, Cornet, Fourniture, et ont été harmonisés pour créer un orgue cohérent. Ainsi, la Fourniture est très douce, et il y a par exemple des dents sur les biseaux du rang de 8' du Cornet. La Doublette aussi a des dents très fines.
Le récit étant peu accessible, il a été assez difficile de déterminer l'origine des tuyaux. L'Unda maris, la Quintfloete et l'anche sont de 1899. Il est possible qu'une partie du Principal 8', du Salicional 8' et de la Flûte 4' proviennent de 1846, mais l'ensemble a l'air très homogène.
Diapason : La 430 Hz.
On peut jouer à Fessenheim les plus belles pages du répertoire alsacien (on pense à Théophile Stern, Nicolas Joseph Wackenthaler, Léon Boëllmann, Eugène Thomas ou Marie-Joseph Erb). Et sur un orgue que l'on peut qualifier de spécifiquement haut-rhinois. Il y a déjà son buffet à quatre tourelles, sa facture originelle plus qu'inspirée des Callinet de Rouffach, puis son côté romantique typiquement alsacien, amené par la maison Rinckenbach d'Ammerschwihr. On dispose d'un Cornet, d'une Doublette, d'une Flûte harmonique 8', d'anches "françaises", d'un Plein-jeu sans aucune agressivité, et d'un Basson. Et l'Unda maris est l'une des plus réussies qui soient. Des ingrédients que l'on trouve souvent rassemblés dans les orgues des années 1920-1930. Bien avant que le mot "néo-classique" ne soit inventé (et son concept théorisé), Martin Rinckenbach avait compris tous les atouts que l'on peut trouver à un orgue combinant une base classique à l'expressivité romantique. D'un certain point de vue, l'orgue de Fessenheim avait, en 1899, entre 20 et 40 ans d'avance. C'est l'un des orgues d'Alsace qu'il faut absolument connaître, car il raconte l'histoire de l'Orgue en Alsace.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Jean-Yves Tretz.
Photos du 10/06/2018, relevé technique.
avec la photo de l'inscription relatant les travaux de la maison Rinckenbach.
Photos du 26/09/2010 et 20/12/2016.
Photos du 12/09/2012
Il manque les travaux fondamentaux de 1899. L'orgue Herbuté n'a jamais été "restauré".
L'inventaire ne connaissait pas les importants travaux de Martin Rinckenbach, 1888.
im68001817
Localisation :