Voici l'opus 23 de Martin Rinckenbach, un orgue construit par la grande maison d'Ammerschwihr en 1891. Il présente plusieurs particularités, dont son buffet plutôt néo-classique, qui est sûrement un hommage de Martin Rinckenbach aux orgues de son oncle Valentin. La composition actuelle, totalement bancale, n'est bien sûr pas d'origine. Les modifications qui ont été infligées à ce petit bijou - qui aurait pu rester à la hauteur de ces contemporains - sont un vrai crève-cœur.
Pourtant, cet orgue a un intérêt historique considérable, car il illustre que l'évolution des styles qui avait lieu à la fin du 19ème siècle n'était pas linéaire. A cette époque de grande ouverture d'esprit, on pouvait demander un orgue différent, et même un peu "comme autrefois". Car il y a beaucoup de Valentin Rinckenbach dans cet instrument. Pourquoi ? Sûrement parce qu'à Neuwiller, on l'a voulu comme ça.
Historique
L'histoire des orgues de Neuwiller commence en 1840, quand on alla chercher à Bâle un orgue de salon d'occasion. [Barth]
La chronique de l'instituteur Johann Schörlin (1821- 1914) raconte qu'en 1840, "die Pfarrei erwarb eine Zimmerorgel, welche in einem Patrizierhaus zu Basel stand, um einen billigen Preis" ("la paroisse a acquis pour un prix modique un orgue de salon qui se trouvait dans une villa de Bâle"). Ce petit instrument avait 4 jeux : Bourdon 8', Flûte 4', Doublette 2' et Sifflet 1', et le soufflet était logé dans le meuble. [Barth]
Un peu avant 1891, le petit instrument est parti pour Riedisheim, où il a été installé dans le logement du directeur de l'école. [Barth]
Historique
En 1891, Martin Rinckenbach posa à Neuwiller un orgue que la "Liste Rinckenbach", parue dans Caecilia de juin 1907 donne pour 13 jeux. L'instrument a été reçu près de 3 ans après la signature du marché, qui date du 24/02/1888. [LR1907] [Barth]
Orgelfreudigkeit
L'instituteur Schörlin paya un tiers du prix de l'instrument ! Et les deux autres tiers ont été pris en charge par le curé et des dons des paroissiens. C'est donc un orgue qui a été acquis sans subvention d'aucune sorte... L'anecdote est tellement significative qu'elle servit à Médard Barth, dans son ouvrage "Elsass, Das Land der Orgeln im 19. Jahrhundert", pour illustrer l' "Orgelfreudigkeit" alsacienne de la fin du 19ème. [Barth]
Si bien qu'on peut estimer que Johann Schörlin avait eu son mot à dire dans la conception de l'instrument. Cet orgue est pratiquement contemporain de ceux de Niederhergheim (opus 24, 1890, beaucoup plus grand II/P 25j) ou Magstatt-le-Bas (opus 25, 1890, II/P 16j), tous les deux résolument symphoniques. Mais celui de Neuwiller est différent. Par la disposition de sa console, par l'étendue symptomatique de la pédale, à 18 notes (un "pédalier pour instituteur" qui n'était pas du tout dans les habitudes de la maison d'Ammerschwihr après qu'elle eut été reprise par Martin). Un trémolo agissant sur les deux manuels, aussi.
Voici la belle composition d'origine que donne l'Inventaire historique des orgues d'Alsace :
Cela donne bien 13 jeux, sauf que le grand orgue actuel a 7 chapes au grand-orgue : le Hautbois, la "star" de la composition, n'était sûrement pas au récit (dans sa position logique), mais au grand-orgue. De plus, le Basson/Hautbois était bien au grand-orgue à Riespach.
On peut donc sans grand risque affirmer que la composition suivante est l'originelle :
Neuwiller et Riespach : deux orgues 'nostalgie' ?
C'est à Riespach qu'il faut aller chercher la clé des spécificités de l'orgue de Neuwiller. Les deux instruments se ressemblent beaucoup. Ils sont contemporains. (Celui de Riespach a été commandé plus tard : opus 30). Il y a deux jeux de plus à Riespach. Les deux ne sont PAS munis d'une console indépendante (ce qui était pourtant un must incontournable dans les années 1890). A Riespach, le second manuel est clairement... un positif intérieur. Ces deux instruments constituaient certainement une "commande spéciale" : deux orgues un peu "nostalgie", "comme il y a 30 ans", clairement inspirés des créations de Valentin Rinkenbach. On pense à Rodern, qui est un instrument qui a été monté par les fils de Valentin, et fort probablement par Martin.
En tous cas, ces deux instruments de Neuwiller et Riespach occupent une place à part dans l'œuvre de Martin Rinckenbach, et constituent un petit mystère : pourquoi sont-ils tous les deux si semblables et différents des autres ? Est-ce une coïncidence s'ils sont contemporains ? Et pourquoi ce délai de 3 ans entre la commande et la livraison de l'orgue de Neuwiller ? Ils démontrent en tous cas une grande ouverture d'esprit de la maison d'Ammerschwihr : là où on veut un orgue comme il y a 30 ans, on construit un orgue comme il y a 30 ans...
D'ailleurs, l'ultra-conservateur Pie Meyer-Siat, qui n'a normalement d'yeux que pour les instruments d'avant 1870, loue l' "atavisme" de ces deux orgues : "ces deux orgues Rinckenbach sont à peu près identiques et à peu près authentiques, bientôt classables", ou : "Martin Rinckenbach [...] eut la louable et courageuse idée de placer sa bonne traction mécanique dans une traditionnelle console en fenêtre." Sauf qu'avec le recul, on se doute que ce n'était pas du tout son idée. [PMSSUND1987]
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités le 02/03/1917. [IHOA]
La façade a été remplacée avant 1928. [IHOA]
Des altérations calamiteuses
Alors qu'il était entièrement authentique (à part la façade), l'orgue Rinckenbach de Neuwiller a malheureusement été altéré par la maison Steinmetz en 1968 (ou 1970 selon les sources). [IHOA]
En 1983, l'instrument fut encore abîmé par le remplacement d'un quatrième jeu, à nouveau par la maison Steinmetz . [ITOA]
Les sources ne s'accordent pas sur l'ordre de ces mutilations, mais les conséquences sont les mêmes : [IHOA] [ITOA]
- La Gambe 8' du grand-orgue a été supprimée au profit d'un Plein-jeu. [IHOA]
- La Voix céleste du récit a été supprimée au profit d'une Flûte conique 4'. [IHOA] [ITOA]
- Le Violoncelle 8' de pédale a été remplacé (ou recoupé...) par un 4'. [IHOA]
- La Flûte à cheminée du grand-orgue date de 1970. Or, il y avait normalement déjà une Flûte 4' dans la composition d'origine. A ce niveau d'absurdité, il est difficile de faire des déductions. Peut-être que cette Flûte à cheminée remplace une Flûte ouverte ? [IHOA]
Il est particulièrement amer de constater que les jeux remplacés étaient... les plus importants et les plus caractéristiques de l'esthétique d'origine ! L'indispensable Gambe 8' et la Flûte 4' probablement ouverte du grand-orgue, la Voix céleste, ainsi que le très alsacien Violoncelle de pédale. Ce dernier au profit d'un 4' totalement inutile et déplacé dans le contexte. Mais il y a pire : il apparaît, comme des entailles de timbre ont été soudées, que l'instrument a subi une grave ré-harmonisation. Quelqu'un, vers 1968, s'estimait donc meilleur que le plus grand harmoniste alsacien de tous les temps... [IHOA]
On ne sait pas bien de quand date la disparition du Hautbois, remplacé.. par une vulgaire (et bon marché) Flûte à cheminée 4'. C'est bien sûr aussi calamiteux qu'incompréhensible : c'était le jeu le plus coûteux, le plus symphonique... Comment peut-on faire ça à un si bel orgue ?
De nombreuses zones d'ombre affectent encore l'historique (et le martyre) de cet instrument. L'inventaire historique des orgues d'Alsace note : "Orgue authentique, sauf 4 jeux"... sauf que c'étaient les 4 les plus importants ! En fait, il a perdu toute authenticité... [IHOA]
On dirait que quelqu'un s'est acharné à enlever tout intérêt à cet orgue en le privant de ses plus beaux jeux. L'état laissé par ces altérations est on ne peut plus fade et désolant : on dirait une Tarte flambée sans rien dessus (juste la pâte) ! C'est un véritable outrage à la culture alsacienne. Dans son état d'origine, ce devait être un orgue prodigieux. La suite ne fut qu'une longue déchéance.
Il serait vraiment souhaitable que cet orgue fasse l'objet d'une étude pour mesurer l'étendue des dégâts, car, vraiment, son intérêt historique le justifie amplement. Il fait partie de ces instruments dont on souhaite de tout cœur qu'ils attirent l'attention, et soient enfin restaurés... même si on sait que dans le contexte actuel, c'est fortement improbable. Les cotes du Violoncelle de pédale pourraient être prises à Riespach.
Le buffet
Ce buffet à trois tourelles et deux plates-faces est pratiquement identique à celui de Riespach ; ils évoquent plus Valentin Rinkenbach que Martin Rinckenbach.
On peut les voir comme une évolution avec une tourelle centrale plate du buffet Valentin Rinkenbach, 1864, de Rodern. On a donc délibérément voulu donner à ces orgues un aspect "années 1860".
Les tourelles latérales sont rondes, à entablement, et munies de culots. La tourelle centrale se distingue par un couronnement sculpté.
Pour parachever les malheurs de cet instrument, le buffet a malheureusement été peint de couleur grise en 1983. Mais il semble qu'il avait déjà été teinté de couleur très sombre auparavant. [ITOA] [Palissy]
Caractéristiques instrumentales
Console frontale.
Mécanique à équerres.
A gravures. Les deux manuels partagent les mêmes sommiers. On est donc sûr que le récit n'a jamais été expressif.
De nombreuses entailles de timbre ont été re-soudées.
Orgelfreudigkeit !
Dans son ouvrage "Elsass, Das Land der Orgeln im 19. Jahrhundert", Médard Barth s'attache à identifier les spécificités alsaciennes qui ont fait de la région "Le Pays des Orgues". Et en particulier ce qu'il appelle l' "Orgelfreudigkeit". Ce n'est pas facile à traduire. Littéralement : "La joie de l'orgue". "La fièvre de l'orgue" serait pertinent, mais légèrement péjoratif, car "Freudigkeit" décrit un engouement, pas une fébrilité. Ou alors, dans une version plus 21ème siècle "L'orgue pour tous"... [Barth]
Les épisodes significatifs retenus sont :
- En 1891, l'instituteur Johann Schörlin (1821- 1914) de Neuwiller paya un tiers du prix de l'orgue Rinckenbach neuf. Les deux autres tiers ont été pris en charge par le curé et des dons des paroissiens. C'est donc un orgue qui a été acquis sans subvention d'aucune sorte.
- Le payement par le curé Aloise Wicker d'Oberbronn - sur ses propres deniers - d'un orgue pour sa filiale de Zinswiller en 1884. [Barth]
- La prise en charge (en sa quasi totalité) de l'ajout d'un second clavier à l'orgue d'Ernolsheim-Bruche par le curé Scherbeck (1858-1902) en 1896.
- En 1897, lors de la remise en état de l'orgue d'Huttendorf, c'est également le curé qui a couvert les frais. [Barth]
On savait déjà que certains membres du clergé - et certains instituteurs - disposaient de moyens conséquents, et étaient plutôt généreux. Or, la destination des dons est significative : on donne pour une cause populaire. L'orgue était populaire, car les gens aimaient leurs orgues. Mais ce qui l'était encore plus, c'était le projet d'acquérir un orgue. Ainsi, c'est bien la contribution à une initiative collective qui était attrayante pour le donateur.
Il faut bien distinguer ces dons "coup de pouce" permettant de boucler un projet voulu par la communauté des "orgues cadeaux". La plupart des orgues simplement offerts ont eu un sort malheureux. L'exemple d'Andlau, offert par le docteur Joseph Alexis Stoltz en 1880 est significatif. Les instruments acquis sans la dynamique collective - en clair, sans le combat pour trouver les sous - avaient de fait moins de valeur pour la communauté.
Outre le mécénat, l'Orgelfreudigkeit prenait souvent la forme d'une chasse aux subventions particulièrement efficace, illustrant la grande détermination des intervenants.
C'est toujours le cas.
Sources et bibliographie :
"23 Neuweiler 13"
185. Neuwiller : Rinckenbach, 13 Jeux.
NEUWILLER, Kt. Huningue. - Nach der handschriftlichen Chronik des Schulmeisters Joh. SCHÖRLIN (1821- 1914) erwarb die Pfarrei im J. 1840 eine Zimmerorgel, welche in einem Patrizierhaus zu Basel stand, um einen billigen Preis. Sie hatte 4 Reg., zwei hölzerne : Bourdon u. Flöte, u. zwei in Ziinkpfeifen : Montre u. Sifflet. Im Gehäus war der Balg zum Treten oderzum Ziehen mit Riiemen. Chronik S. 31. - Am 24. II. 1888 Vertrag mit Orgelbauer Rinckenbach. Die neue O. hatte 13 Reg., 2 Manuale, ein Zug Tremolo u. Pedal. Preis 3.400 Fr. Ein Drittel davon bezahlte Schörlin ; der Pfarrer und die Gläubigen die 2 anderen Drittel. Schörlin erhielt die alte O. mit den 4 Reg. für 75 Fr. Sie steht heute in Riedisheim, im Haus des Schuldirektors. Ebenda S. 166. - Die 1888 bestellte O. lieferte Rinckenbach erst im J. 1891 ; sie steht heute noch in der Kirche. Mitteilg von Pfarrer Joh. Bapt. Meyer.
L'article concerne Riespach, mais on ne peut pas interpréter l'un sans l'autre.
im68002323 ; avec une photo de l'inventaire J. Cl. Stamm, où l'orgue apparaît peinte d'une couleur très foncée, presque noire
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