L'orgue de Schillersdorf raconte un épisode fort intéressant de l'histoire : quelques mois pendant lesquels l'Administration chercha à se mêler d'orgues, à rationaliser et à standardiser les instruments. Heureusement, les maires avaient plus d'un tour dans leur sac, et savaient ce que leur population voulait. Mes les facteurs alsaciens allaient sérieusement devoir se remettre en question.
Historique
L'église actuelle de Schillersdorf a été construite en 1854, et orgue Stiehr achevé en 1861. [IHOA] [ITOA] [PMSSTIEHR]
Une longue histoire
Le devis originel avait été approuvé dès le 10/06/1858. Mais la Préfecture s'en mêla et exigea que la commune demande un autre devis, pour un orgue plus petit de 5 jeux. Cela donna lieu à une forte controverse, car Schillersdorf ne comprenait pas pourquoi elle devait avoir un orgue plus petit que Neuwiller-lès-Saverne ou Obermodern. Le préfet Migneret renonça, mais seulement en février 1859. L'orgue Stiehr fut finalement reçu le 18/06/1861 par Théophile Stern. Et malgré tout ce délai, ces savantes études, ces rapports et commentaires, la pédale de l'orgue achevé était limitée à 18 notes... Comment en est-on arrivé là ? [PMSSTIEHR]
La Doctrine officielle
Cet interventionnisme de la préfecture visant à rationaliser l'achat des orgues est décrit dans deux articles parus dans "La Musique en Alsace hier et aujourd'hui". Il y eut effectivement deux échauffourées : une dès 1836, par le fameux Louis Martin Zégowitz, puis en 1860, celle qui impacta le projet d'orgue pour Schillersdorf. Si la première a un côté un peu "Louis de Funès", la seconde est révélatrice d'un malaise bien plus profond. [Doctrine1860] [Zegowitz1836]
Pas d'endettement
Les motivations de la préfecture pour se mêler du "dossier orgues" sont plutôt faciles à cerner, et la réduction des dépenses publiques était seulement un prétexte idéal. En fait, il s'agissait d'affirmer son autorité. La préfecture ne faisait clairement plus confiance aux communes pour les commandes d'orgues, et tenait à ce que son approbation ne soit plus uniquement de pure forme. D'ailleurs, plus qu'une question de montants, c'était plutôt la définition des priorités qui était importante. Jusque là, une seule règle s'appliquait : pas d'endettement. La commune, pour avoir l'autorisation d'acquérir un orgue, devait simplement prouver qu'elle pouvait se le payer, et que les autres dépenses nécessaires étaient couvertes. Même si aujourd'hui, une telle règle parait aussi incroyable qu'impossible à appliquer (ou même à concevoir), c'était bien le cas au 19ème : ces dépenses "somptuaires" était financées sans avoir recours à la dette. (Elles n'étaient donc pas si somptuaires que ça.)
La promesse
L'intermédiaire entre les (sous-)préfectures et les communes, pour ces dossiers, était l'architecte d’arrondissement. A l'époque, l'orgue est un élément architectural, intimement lié à son édifice. D'où bien sûr un intérêt prononcé pour les buffets, et un retrait prudent concernant tout ce qui est instrumental. La Musique, on laisse ça aux saltimbanques. L'instituteur accompagne la chorale avec les moyens mis à disposition par la commune. En cas d'acquisition, on s'adresse au facteur d'orgues en charge de sa zone géographique, qui fournit l'orgue qui convient, car s'est son métier. Voilà "l'expression de besoin".
La tour
Le côté musical ou même culturel étant ignoré, l'orgue était une dépense communale quelconque, un bien d'équipement banal, comme une pompe à incendie ou une plaque d'égout. Le facteur d'orgues n'était pas un artiste, mais un entrepreneur, comme celui qui avait construit la tour de l'église.
Le prestige
Mais le "dossier orgue" était à la fois "technique" (un orgue est un peu plus compliqué qu'une plaque d'égout) et une question de prestige. Car évidemment, cet instrument était aussi destiné à rivaliser avec les communes environnantes. On le voulait plus grand et plus beau que dans la localité voisine. D'où une émulation qui pouvait finir en "course à l'armement". Ce qui devait à juste titre inquiéter la préfecture.
En plus, l'architecte, payé par un pourcentage des coûts de construction, n'avait pas intérêt à les réduire... Le pouvoir (celui approuver ou non la dépense), c'était une chose. Mais l'autorité ? Qui devait décider quel orgue convenait pour telle commune ?
Alors, on essaya de mettre en place des critères "objectifs", des ratios, des normes, des indicateurs. Déjà, on se demanda quelle surface devait avoir l'église d'une commune en fonction du nombre de ses habitants. Après, on se mit à compter les tuyaux.
Migneret et la spécificité alsacienne
En 1857, le préfet du Bas-Rhin s'appelait Stanislas Migneret. Il le fut de 1855 à 1865. Précédemment en poste en Haute-Garonne, il ne pouvait être que surpris par une curieuse spécificité alsacienne : de petites communes d'Urbeis et de Preuschdorf voulaient... un orgue. Mais pour Migneret, un orgue, c'était clairement un truc de cathédrale. Le devis pour Urbeis (800 habitants), établi par Martin Wetzel concernait un instrument de 13 jeux dans un joli buffet à 3 tourelles. (Pour lequel il allait falloir agrandir la tribune, mais ça, on ne l'avait pas dit...) Celui pour Preuschdorf (616 habitants) venait de Pierre Rivinach, et concernait un orgue de 16 jeux sur deux claviers et pédale ! La maison Stiehr aussi avait fait une proposition, qui n'avait pas été retenue face à Rivinach. Le devis d'Urbeis avait été approuvé par l'architecte d'arrondissement (Antoine Ringeissen) et la sous-préfecture. Le préfet commença - bien sûr - par faire traîner les choses. Puis il écrivit à Charles Morin (architecte en chef du département), en joignant les deux dossiers : "J'ai remarqué à plusieurs reprises que des communes ont fait de fortes dépenses pour l'acquisition d'orgues, soit auprès de M. Wetzel, soit auprès des Srs Stiehr, et j'ai regretté d'autant plus ces dépenses que la maison Alexandre, de Paris, fournit des orgues à très bon marché."
Sauf que bien sûr, les "orgues" Alexandre, s'ils présentaient l'immense avantage d'être parisiens, étaient des harmoniums.
La réaction du maire d'Urbeis fut aussi vive et pragmatique que sincère et spontanée. Il avait trouvé cet interventionnisme choquant dans le contexte : on avait deux maisons de facture d'orgues dans le département (Stiehr et Wetzel), on avait choisi Wetzel parce que Stiehr ne voulait pas de l'affaire, et un harmonium était inadapté.
Faisons un rapport
L'architecte Morin rédigea - évidemment - un rapport au préfet expliquant la différence entre un harmonium et un orgue. Il établit d'ailleurs qu'un harmonium n'était finalement que 2,5 fois moins cher qu'un orgue. Et effectivement insuffisant dans ce cas. Mais il ajoute une précision révélatrice sur la facture d'orgue "pré-romantique" alsacienne : "Je reconnais toutefois que les dépenses faites pour orgues sont en général trop élevées ; il y a souvent des jeux à peu près semblables qui reproduisent 4 et 5 fois sans avantages réels ; dans plusieurs localités ces jeux ne sont jamais utilisés.". Il reconnaît, de fait, que ces instruments ne sont pas adaptés à l'usage qu'en font les instituteurs-organistes. (Cela allait radicalement changer après 1870, quand ils furent incomparablement mieux formés à la musique.) Malheureusement, l'approche technocratique reprit vite le dessus : "on pourrait facilement déterminer une échelle croissante de jeux pour les diverses dimensions d'édifices".
Des prix compétitifs
De plus, il s'avère que les facteurs alsaciens de l'époque étaient plutôt bon marché par rapport à la potentielle concurrence. Ce n'est pas étonnant, vu le volume de commandes, l'absence d'innovation, et l'extrême simplicité des actions commerciales, qui laissaient sans effort une marge suffisante pour faire bien vivre ces entreprises familiales. Et c'est d'ailleurs sûrement pour ça que le protectionnisme était jusque là inutile : à moins d'avoir vraiment les moyens, on n'allait pas chercher un orgue outre-Vosges ou outre-Rhin, parce que c'était plus cher.
Gambsheim et Schillersdorf
Les projets pour Urbeis et Preuschdorf furent finalement approuvés par la préfecture : ils avaient été retardés de façon suffisante, et on avait exercé un pouvoir de nuisance satisfaisant, en appliquant les chicaneries d'usage. Suivirent Gambsheim et Schillersdorf. Schillersdorf : mois de 700 protestants et un projet II/P et 28 jeux. Charles Morin calcula (en se trompant car il ignorait que certains jeux ont plusieurs tuyaux par note) qu'il coûtait 6,70 Francs par tuyau. L'indicateur, sans référence ni proposition de valeur, conduisait à une impasse. Mais, pour ne pas se dédire de son précédent rapport, Morin jugea que "l'instrument est un peu puissant et pourrait être diminué d'environ 5 jeux" ...pour devenir "convenable". Le préfet répercuta le "downsizing" (via le sous-préfet, évidemment) au maire de Schillersdorf. Ce qui avait changé, c'est que jusque là, la préfecture ne s'occupait que de vérifier que les ressources de la commune étaient suffisantes. Mais là, on contestait le contenu du projet, et de façon totalement arbitraire !
La quête de l'effet suffisant
Migneret ne tarda pas à comprendre à quoi il s'attaquait : l'Alsace tenait vraiment à ses orgues. Le crédit politique à engager était considérable. Et il suffisait à ses adversaires de comparer les projets avec les instruments existants pour ruiner les arguments à base de quotas et de ratios. La contre-attaque consista, évidemment, à aller dans les détails. Une fois les fonctionnaires (peu motivés) dépassés par le sujet, la chose contraignit le préfet Migneret à pratiquer le micro-management et à s'engager personnellement dans le flot de courriers et de rapports. Il finit par craquer le 12/02/1869, consignant, pour garder la face, que : "il est certain que cet instrument est fort cher, et que s'ils avait été réduit de 5 jeux, comme je le proposais, il aurait encore produit un effet suffisant [...] j'approuve".
Et on apprend donc que la mission préfectorale d'un orgue est de produire un "effet suffisant".
Mais le plus ironique dans tout cela, c'est que le préfet Migneret et l'architecte Morin n'avaient pas tout à fait tort. Par exemple, le devis Stiehr prévoyait 7 jeux pour une pédale de 18 notes (donc, arrêtons de se mentir : inutilisable en pratique, et ne servant qu'à marquer lourdement les cadences en accompagnant). Pourquoi ? "Parce qu'on fait comme ça" était probablement la seule réponse. D'ailleurs, l'architecte d'arrondissement Furst, lui aussi auteur d'un des rapports, était passé à côté du problème : "La pédale, faisant la base du jeu de l'orgue, il n'y a rien à y supprimer." Il est pourtant clair que deux jeux, plus une tirasse, et un pédalier de 27 notes, auraient constitué une pédale beaucoup plus adaptée. Et Migneret aurait eu ses 5 jeux en moins.
Ces histoires administratives de 1860 ne doivent pas seulement à être prétexte à mettre en scène et railler des fonctionnaires zélés, volontiers considérés comme tatillons et incompétents. Même si ça se "raconte bien", ils ne l'étaient pas. Car il y a plus grave : en 1860, l'orgue alsacien avait bien 30-40 ans de retard. Cet orgue, proposé par la maison Stiehr pour Schillerdorf, avec son positif de dos, sa pédale de 18 notes, des basses manquantes dans les jeux manuels graves, et sa composition de 1830, était encore un orgue pré-romantique à l'aube de l'époque symphonique. Ajoutons une transmission mécanique de la maison Stiehr qui, il faut bien le reconnaître, tient plus du sabot que de l'escarpin. Et une console en fenêtre obligeant l'organiste à jouer (et sûrement à diriger la chorale) avec la tête dans une armoire : il y avait un vrai problème.
Intuitivement, les architectes et le préfet, connaissant leurs dossiers, avaient bien senti ce problème et sa cause : pendant 40 ans, les maisons Stiehr, Wetzel, et Callinet avaient bénéficié d'un marché florissant et captif. Fait révélateur, en ce qui concerne les Callinet de Rouffach : à l'étude de leurs ouvrages, on se rend compte que leurs meilleurs orgues étaient destinés à "l'export", c'est-à-dire hors Alsace. Ou, pris dans l'autre sens : pour l'Alsace, le segment "mainstream inférieur" était suffisant. Sur la durée, une réelle autarcie s'était installée, accompagnée d'une terrible perte de compétences.
La fin de la récré
En 1860, les choses allaient effectivement devoir changer. Car trois ans auparavant, dans une vallée vosgienne, avait eu lieu l'événement le plus important de toute l'histoire de l'orgue alsacien : la construction, par la maison Eberhard Friedrich Walcker, de l'orgue de Husseren-Wesserling. L'orgue alsacien s'ouvrait au monde.
En passant, Stanislas Migneret est, par exemple, l'instigateur de la Société pour la conservation des monuments historiques d'Alsace. Elle lui doit beaucoup.
Une suite plus conventionnelle
L'orgue de Schillersdorf a été réparé et légèrement modifié (sûrement suite à une transformation précédente) par Curt Schwenkedel en 1954. [IHOA] [PMSSTIEHR]
La composition d'origine de l'orgue n'est pas connue, mais le positif (7 chapes dont une basse+dessus) était fort probablement doté d'un Salicional 8' et d'un Flageolet 2'. La pédale avait 18 notes.
Georges Schwenkedel visita l'instrument le 10/04/1946, et nota qu'il était doté de 25 registres. Il n'était prévu qu'un nettoyage, à effectuer le plus tôt possible. [AMS189Z95]
Curt Schwenkedel nota la composition le 04/01/1953. Comme la pédale avait déjà été complétée à 27 notes, il manque une intervention à l'historique de l'orgue, quelque part entre 1900 et 1939. Il y avait alors un Geigenprincipal et une Voix céleste au positif, et le Hautbois a été rayé dans la composition. (Cela peut indiquer que la composition a d'abord été notée depuis la console - le tirant est toujours là - mais qu'après examen de l'intérieur, il a remarqué l'absence des tuyaux.) Le 2' aussi avait disparu. Au grand-orgue, il y avait déjà un Dolce 4', qui n'est peut-être pas d'origine, et, surtout, il n'y avait plus de Fourniture. Il y avait une Gambe 8', mais on ne sait pas si elle était d'origine. A la pédale, les tuyaux des anches 8' et 4' avaient disparu. [AMS189Z96]
Schwenkedel plaça donc une Fourniture au grand-orgue, un Nasard, une Doublette et une Tierce au positif. Mais ne remit pas de Basson/Hautbois.
En 1989, il y eut un relevage, mené par Bruno Dillenseger. [IHOA]
Le buffet
Le buffet ressemble beaucoup à celui construit pour Obermodern quatre ans plus tôt. Mais la tourelle centrale est moins réduite, et ornée de façon plus conventionnelle. La plate-face du positif est structurée par deux arcs, et non trois. Il est ici dépourvu de jouées, qui sont très élaborées à Obermodern.
Caractéristiques instrumentales
Console en fenêtre frontale. Tirants de jeux de section ronde très fine, avec pommeaux à porcelaines, placés en deux fois deux colonnes de part et d'autre des claviers. Claviers blancs.
Mécanique suspendue pour le grand-orgue, à balanciers pour le positif, et à équerres pour la pédale.
Sommiers à gravures. (Sauf complément de pédale, à cônes.) Le positif est complètement en encorbellement de la tribune, car il est placé sur une avancée trapézoïdale.
Sources et bibliographie :
Photo du 14/09/2003.
SCHILLERSDORF, Kt. Bouxwiller. - 1852 : neue luther. Ki., wohl bald mit O. Mittlg von Pf. W. Guggenbühl-Gries. - 1954: O. mit 25 Reg., rep. durch Schwenkedel. Mittlg von A. Bender, Marienthal.
Localisation :