Le premier orgue de Preuschdorf a été construit par le facteur mosellan Pierre Rivinach, à qui on doit aussi l'orgue de Huttendorf. Mais c'est surtout le deuxième instrument du lieu qui est intéressant, tant du point de vue historique que musical : il a été construit par Heinrich Koulen, facteur qui fut la cible d'une effrayante campagne de dénigrement initiée par un historien de l'orgue alsacien, qui s'est pris de haine contre ce facteur pour des raisons obscures. Et bien sûr, ses propos ont été repris en chœur par les recopieurs de service. Malheureusement, ce défit d'image - aussi puissant que totalement injustifié - a eu des conséquences catastrophiques. De nombreux orgues remarquables de Koulen ont été purement et simplement démolis, souvent sous les applaudissements.
Historique
En 1860, Pierre Rivinach construisit pour Preuschdorf un instrument dont la composition est inconnue, et le buffet subsiste. [IHOA]
La Doctrine officielle
Avec les projets de Schillersdorf et Urbeis, Preuschdorf illustre un épisode important de l'histoire de l'orgue alsacien : la volonté de la préfecture de contrôler et normaliser l'acquisition des orgues dans le Bas-Rhin, qu'on a plus tard appelé Doctrine officielle.
Concurrence Stiehr / Rivinach
Tout commença normalement, et - chose finalement peu commune pour l'époque - on mit deux facteurs en concurrence : la maison Stiehr proposa en novembre 1857 un orgue de 14 jeux (I/P 14j). Le projet était on ne peut plus conventionnel : Montre 8', Bourdon 8', Salicional, Prestant, Flûte 4', Nasard, Doublette, Cornet, Fourniture 4 rgs, Trompette au manuel, et 4 jeux : Bourdon 16', Flûte 8', Flûte 4', et Trompette à une pédale qu'on imagine limitée à 18 notes, donc en pratique inutilisable, sauf pour marquer lourdement des cadences. Un instrument qui aurait très bien pu être daté des années 1830. Prix : 4800 Francs. Délai : 2 ans. [PMSCS63] [PMSSTIEHR]
Pierre Rivinach, lui, proposa un orgue doté de deux manuels, et de 15 ou 16 jeux pour 3800 Francs, livrable de suite. Le maire de Preuschdorf se décida donc logiquement pour Rivinach, et communiqua le dossier à la préfecture du Bas-Rhin en 1857... Au plus mauvais moment : [PMSCS63]
Migneret et la spécificité alsacienne
En 1857, le préfet du Bas-Rhin s'appelait Stanislas Migneret. Il le fut de 1855 à 1865. Précédemment en poste en Haute-Garonne, il ne pouvait être que surpris par une curieuse spécificité alsacienne : de petites communes d'Urbeis et de Preuschdorf voulaient... un orgue. Mais pour Migneret, un orgue, c'était clairement un truc de cathédrale. Le devis pour Urbeis (800 habitants), établi par Martin Wetzel concernait un instrument de 13 jeux dans un joli buffet à 3 tourelles. (Pour lequel il allait falloir agrandir la tribune, mais ça, on ne l'avait pas dit...) Celui de Rivinach pour Preuschdorf (616 habitants) concernait donc un orgue de 16 jeux sur deux claviers et pédale ! Le devis d'Urbeis avait pourtant été approuvé par l'architecte d'arrondissement (Antoine Ringeissen) et la sous-préfecture. Le préfet commença - bien sûr - par faire traîner les choses. Puis il écrivit à Charles Morin (architecte en chef du département), en joignant les deux dossiers : "J'ai remarqué à plusieurs reprises que des communes ont fait de fortes dépenses pour l'acquisition d'orgues, soit auprès de M. Wetzel, soit auprès des Srs Stiehr, et j'ai regretté d'autant plus ces dépenses que la maison Alexandre, de Paris, fournit des orgues à très bon marché." [Doctrine1860]
Sauf que bien sûr, les "orgues" Alexandre, s'ils présentaient l'immense avantage d'être parisiens, étaient des harmoniums.
Comment retrouver un dossier perdu
Dans une lettre datée du 29/06/1858, le maire de Preuschdorf, face à ce qu'il interprétait - on s'en doute - comme une discrimination, explique au préfet que : "depuis le 13 novembre 1857, le dossier pour acquisition d'un orque est à la préfecture, et aucune autorisation n'est encore intervenue ; plusieurs lettres de rappel sont restées sans résultat. Je ne prévois que trop les entraves que l'on suscite pour faire échouer notre demande, car la plupart des observations que l'on m'a faites, avaient pour objet de donner la préférence ä M. Stiehr sur Rivinach. Cependant il est prouvé par la soumission, que M. Stiehr fournirait 2 registres de moins, un seul clavier, fournirait le jeu seulement dans 2 ans, et pour cela, demande 1 000 francs de plus que M. Rivinach qui fournit immédiatement son ouvrage avec 2 registres de plus et 2 claviers, et s'engage à reprendre ä ses frais les orgues si elles ne sont pas trouvées conformes d sa promesse ; devant de telles propositions, on ne peut plus balancer ; et si M. Stiehr est un bon facteur d'orgues, cela ne prouve pas qu'un autre ne le peut pas être aussi... vouloir bien revêtir le dossier de votre approbation, après l'avoir retiré du bureau de M. l'architecte en chef, où il doit se trouver actuellement." [PMSCS63]
En fait, le préfet ne voulait pas favoriser Stiehr face à Rivinach ; il voulait que Preuschdorf achète un harmonium à la place... Le dossier s'était "perdu". La réaction du maire de Preuschdorf fut assez extraordinaire : le 13/07/1858, il se rendit à Strasbourg, fouilla les différents bureaux, et trouva le dossier perdu ! [PMSCS63]
Après avoir été prié de trouver une "prompte solution", et face à cette situation fort embarrassante, le préfet Migneret approuva l'acquisition de l'orgue Rivinach le 28/07/1858. La réception eut lieu le 28/05/1860. Ce délai supplémentaire s'explique parce que "l'emplacement n'était pas encore préparé..." (!) A force d'affronter l'administration, on avait oublié les fondamentaux... [PMSCS63]
Pas de chance.
Le 30/06/1860, un mois après la réception, la foudre frappa l'église et endommagea l'orgue neuf. [PMSCS63]
En juillet 1860, Pierre Rivinach fit les réparations. [PMSCS63]
Le buffet
Le buffet, un peu atypique dans ses proportions, comporte trois tourelles rondes à entablements, et deux plates-faces "remontantes". Les culots sont ouvragés, et il y a de petites claires-voies. Mais ce qu'il y a de vraiment intéressant, ce sont les rinceaux :
Paon sur le bec
Ces rinceaux, symétriques, sont des oiseaux (essayant de) jouer de la flûte à bec. Leur crête laisse penser qu'il s'agit de paons. On peut penser à une référence au blason de Preuschdorf : "Tiercé en pairle : au premier d'argent au lion de sable, à la bordure de gueules, au deuxième d'azur à la clef d'or, au troisième de gueules au col de cygne arraché d'argent." Les paons sont "arrachés" (seulement la tête et le cou sont représentés), exactement comme prévu au blason. Mais il y a aussi des paons sur le buffet de Huttendorf (1853).
Historique
En 1891 (ou 1893), Heinrich Koulen construisit un instrument neuf dans le buffet de Pierre Rivinach. [IHOA] [PMSCS63]
L'instrument était presque contemporain de la merveille de Buhl. Il était doté d'une console frontale accolée. Les nouveaux sommiers étaient bien sûr à cônes, et chromatiques selon l'habitude de Koulen. [PMSCS63]
Georges Schwenkedel visita l'orgue le 05/06/1941, et nota "Orgel Koulen mechanisch 17 Reg, ainsi que la composition suivante, qui est a priori celle d'origine. On peut la compléter avec le relevé de l'inventaire technique de 1986 : [SchwenkedelNB]
Flûte majeure 8' au grand-orgue, et les deux Flûte harmoniques 8' et 4' au récit ! Cette fois, on n'avait pas fait dans le "moins cher possible" comme en 1857 : là, c'était la grande classe. L'orgue était fondamentalement alsacien, avec sa Trompette au grand-orgue et son récit fondé sur un Geigenprincipal (côté Rhin), sa Voix céleste et des Flûtes harmoniques (côté Vosges). En fait, il ne lui manquait que le Violoncelle de pédale. Avec 16 jeux "seulement", il offrait une kyrielle de possibilités, et le répertoire adressable était considérable.
La plaque d'adresse, ovale, disant "H. KOULEN Orgelbaumeister ~ STRASSBURG", est du même modèle qu') Neuwiller-lès-Saverne.
L'orgue Koulen fournit de bons et loyaux services pendant près de 60 ans. (Deux fois plus que l'orgue Rivinach). Il a juste nécessité un relevage en 1951, par Curt Schwenkedel. [PMSCS63] [IHOA]
Outre le nettoyage Schwenkedel prévoyait la poste d'un moteur / ventilateur, et une révision à fond de toute la mécanique. [SchwenkedelNB]
Une autre visite, le 04/03/1948, aboutit aux mêmes conclusions, mais prévoyait en plus de remplacer la console. (Cela n'a pas été fait.) [SchwenkedelNB]
Il y avait une magnifique console frontale accolée, avec la plaque de Koulen (il y a des photos dans l'inventaire technique de 1986). [ITOA]
Contrairement à ce qu'on peut lire dans la plupart des sources, ce n'est PAS la maison Schwenkedel qui altéra le bel orgue Koulen.
La regrettable transformation de 1960
En 1960, le facteur Louis Blessig est intervenu à Preuschdorf. Il procéda à des changement de composition désastreux. Après cela, l'orgue Koulen, défiguré, n'a plus été entretenu correctement, et commença à se dégrader. [Caecilia] [JJBastian]
Victime de la vague "tout classique-parisien" qui prenait de l'ampleur, le bel orgue Koulen se vit privé - comme fait exprès - de ses meilleurs jeux, pour y placer les absurdes et criardes marottes de l'époque : Sesquialtera (pour faire "nordique"), et l'incontournable et délétère Cymbale au récit (pour faire genre "Dom Bedos" ?). Le grand-orgue a perdu ses deux jeux les plus fondamentaux : la Flûte majeure et la Gambe, pour faire de la place à cette irritante Sesquialtera - totalement étrangère au style - et à une vulgaire petite Doublette. Au récit, c'est (évidemment) au Geigenprincipal (trop "allemand" ? En fait, trop alsacien) et à la merveilleuse Flûte harmonique 8' qu'on s'attaqua, pour y mettre la Cymbale et... une deuxième Doublette ! (En parfait doublon, et en dépit de tout bon sens.) C'est vraiment échanger une Bugatti contre une mobylette... Dans les années 60, déjà, l'orgue alsacien était profondément malade, et vivait une terrible période noire, qui dura... Qui dure encore, parfois.
Le résultat fut sans appel :
Le pauvre orgue Koulen, privé de ses Gambes, et de ses plus belles Flûtes, et affublé de petits jeux hurlants, ne ressemblait plus a rien. Malheureusement, après l'ignoble opération de dénigrement de Koulen menée depuis les années 60 par des intervenants très mal renseignés, une restauration de ce magnifique instrument n'a sûrement même pas été envisagée. Tant pis pour notre patrimoine.
Historique
En 2008, Yves Koenig construisit un orgue neuf (sommiers, traction, vent) dans le buffet Rivinach. [Caecilia]
Notons qu'il est absurde d'attribuer l'instrument actuel à Pierre Rivinach, même si ces attributions "de complaisance" à l'auteur du buffet sont courantes. (A ce compte là, il faudrait attribuer tous les Silbermann à Bender ou Ketterer...) Il ne s'agit pas plus d'une restauration (opération consistant à restituer une œuvre dans un état connu précédent après une altération), puisque même la composition de l'orgue Rivinach est inconnue. La partie instrumentale actuelle est neuve, même si le bois ou le métal de certains jeux ont été ré-utilisés. Ces précautions étant prises, il faut reconnaître que que dans la production des années 2000, cet instrument se distingue par son indépendance aux écrasants diktats "classique-parisien" qui étouffaient le monde de l'orgue de l'époque. Même s'il n'y a pas de Voix céleste ni de Gambe au grand-orgue (il ne faut pas rêver), l'instrument est tout de même doté d'un Hautbois et de Flûtes harmoniques. Et même d'un (très alsacien) Violoncelle de pédale ! Malheureusement, il n'y a pas d'accouplement des claviers, pas de tirasse récit, et l'expression de ce clavier est à cran... On cerne mal, aussi, la coupure en basse+dessus de la Trompette. (C'était pour faire "orgue de Transition" ?) Malgré ces atavismes, c'est incontestablement un des plus beaux projets des années 2000.
L'orgue a été inauguré le 05/10/2008 par Marc Baumann, avec la participation de Jean-Jacques Bastian, instigateur du projet, et les chorales locales.
Caractéristiques instrumentales
Console frontale, clavier saillants. Tirants de jeux de section ronde à porcelaines, disposés en deux fois deux colonnes de part et d'autre des claviers. Claviers blancs à frontons droits. Pédalier plat à petites feintes.
Pierre Rivinach (16/08/1803 - 04/08/1879)
L'auteur du buffet de Preuschdorf, Pierre Rivinach, était établi à Insming (Moselle), mais il est né en Allemagne, à Zell an der Mosel (près de Trèves) où il apprit la facture d'orgues chez son père. C'est peut-être sa rencontre avec l'abbé Cuny qui poussa Rivinach à venir s'installer à Insming, vers 1839, après avoir construit quelques orgues neufs en Allemagne. L'exceptionnel orgue d'Insming restera le plus célèbre de la production de ce facteur.
La venue en France de Rivinach est étroitement associée à la promotion du système Töpfer, cette méthode précise et objective de calcul des tailles des tuyaux d'orgue, élaborée pour homogénéiser le timbre sur toute l'étendue sonore des jeux. Le chef d'œuvre de Rivinach reste l'orgue d'Insming, mais sa biographie comporte encore pas mal de lacunes. D'autres éléments de sa "légende" (dont son supposé voyage en Amérique et son demi-frère qui aurait y aurait fait fortune dans la facture d'orgues) ont été corrigées par les recherches de Christian Lutz et François Menissier : c'est en fait son fils cadet qui s'est établi en Amérique, pour y exercer ses talents de musicien.
La première période d'activité de Rivinach dans l'Est de la France se situe entre 1840 et 1860.
- De 1846 date l'un des instruments neufs qu'il construisit pour l'Alsace : Eschwiller ; cet orgue fut malheureusement détruit pendant la seconde guerre mondiale.
- En 1853, Rivinach construit le second orgue de sa production qui existe encore en Alsace, à Huttendorf. A l'intérieur, on a retrouvé la signature de son fils Jean(-Marie), datée de 1853 (il avait alors 9 ans).
- En 1857, il travailla Sarre-Union. En 1857, à Preuschdorf, il fut l'un des facteurs confrontés à l'étonnante "Doctrine officielle", une lubie concoctée par l'administration Bas-Rhinoise.
- Son orgue d'Etain (Meuse), 1853, est remarquable par son esthétique, et celui de Hombourg-le-Haut (Moselle), 1847, devait beaucoup lui ressembler, à l'origine.
- En 1860, il acheva l'orgue de Preuschdorf, dont il reste le buffet, et dont es lignes rappellent celles des Callinet ou des Moeller.
- Rivnach quitta ensuite Insming pour Metz : c'est probablement parce que son instrument d'Insming fut confié à Joseph Géant, événement encore inexpliqué. On le vit travailler en 1866 aux Récollets de Saverne.
De 1861 à 1873 il fit encore plusieurs travaux depuis son atelier de Metz, certainement secondé par son fils. il mourut le 01/08/1879, à l'âge de 76 ans. Son fils Jean-Marie, celui qui avait signé à 9 ans dans l'orgue de Huttendorf, mourut de façon précoce en 1871, âgé de seulement 28 ans.
Sources et bibliographie :
Photos du 29/09/2012
PREUSCHDORF, Kt. Woerth. - Simult.-Ki. 3. VII. 1860 : Aufstellung einer O. 1893 : Renovierung der O. HORNING, GK 184.
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