C'est sur les pentes du Markstein qu'Edmond-Alexandre Roethinger posa en 1927 un instrument caractéristique de l'évolution qu'il souhaitait donner à la facture d'orgues. Malheureusement, cet instrument est aujourd'hui totalement à l'abandon.
Historique
Le premier orgue de Sengern a été construit en 1890 par Joseph Antoine Berger. [IHOA] [Barth] [PMSCALL]
L'église St-Nicolas a été construite entre 1885 à 1892. C'est l'œuvre de l'architecte Charles Winkler, auquel on doit (entre autres) l'église de la Paix à Froeschwiller, celles de Mutzig, de Cernay et Colmar, St-Joseph.
En 1914, l'église a été incendiée par faits de guerre. [IHOA] [Visite]
L'édifice actuel a été restauré après incendie en 1926, mais, le 25/10/1914, il y eut un premier incendie, allumé par les soldats allemands, comme le rappelle une plaque en bronze. En 1916, ce qui restait des tuyaux a été réquisitionné par les autorités. [IHOA] [Visite]
Il est difficile de connaître l'état de l'édifice entre la fin du conflit et 1926, mais il ne semble pas y avoir eu d'orgue. En 1926, un second incendie ravagea l'église.
Historique
En 1927, Edmond-Alexandre Roethinger plaça dans l'église reconstruite un orgue de 14 jeux sur deux clavier et pédale. [IHOA] [Barth]
Le patrimoine de Sengern semble jusqu'ici avoir été un des grands oubliés des Inventaires. La "Plateforme ouverte du patrimoine" (Palissy) ne connaît pas l'orgue, et il n'y a que quelques informations sur l'édifice. Le "Patrimoine des communes du Haut-Rhin", qui consacre pourtant 5 pages à Lautenbach-Zell, n'évoque Sengern... que par son monument aux morts. Pour l'orgue, c'est pareil : l'inventaire de 1986 lui consacre une de ses pages les plus lacunaires, sans section historique, et sans description du buffet, pourtant remarquable. Or, l'ensemble ne manque vraiment pas d'intérêt.
Pour comprendre ce qu'est un orgue Roethinger des années 1920, et à quel point ce l'esthétique "néo-classique" est différente en Alsace de ce que décrivent les Théoriciens, on peut aller à Saint-Bernard (opus 92) ou à Muhlbach-sur-Munster (opus 122). Il y a de quoi faire voler en éclats pas mal de préjugés et de vieux clichés tenaces.
L'historique de cet orgue est... vide. On n'a pas noté le moindre entretien d'envergure, la moindre réparation. Pourtant, il a beaucoup servi, à en juger l'usure de certains éléments de la console. Evidemment, au bout de 80 ans, il devait n'être plus jouable correctement. Mais, d'un autre côté, aucune intervention signifie aussi aucune altération : cet instrument nous est parvenu totalement authentique !
Le buffet
Sous les quatre piliers de la façade du buffet, presque invisibles depuis la nef, il y a quatre statuettes de personnages musiciens : de gauche à droite, ils jouent respectivement d'un serpent, une harpe, un tambourin et une clochette.
Ils sont complétés par deux crocodiles "rampants", remontant le dessous des jouées.
La clochette se substitue sûrement aux cymbales sonores / cymbales triomphantes du psaume 150. Mais les quatre personnages n'ont pas du tout une mine triomphante. Pourtant, les photos n'ont pas été prises pendant le Carême.
De fait, ces personnages ont l'air très tristes. Un peu comme s'ils accompagnaient l'humeur du visiteur confronté à ce superbe instrument abandonné. Mais il est peu probable que leur visages aient été différents en 1927. C'est là une caractéristique intéressante de la fin des années 20 et de l'émergence des années 30 : une inquiétude sourde, encore indéfinissable. A la fin des "années folles", tout le monde ne fait déjà plus la fête.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante latérale, flanc gauche à fleur de tribune et tournée vers le centre, fermée par un panneau basculant. L'intérieur est en acajou. Tirage des jeux par dominos à porcelaines, placés en ligne (sans espace entre les plans sonores) au-dessus du second clavier. Les porcelaines ont un fond blanc pour le grand-orgue, rose pour le récit, et jaune pour la pédale. Le nom des jeux figure en majuscules.
Claviers blancs à frontons biseautés. Commande des tirasses et accouplements par pédales-cuillers à accrocher, en bois recouvert de métal, et repérées par des porcelaines rondes, séparées en diagonale et colorées selon le code de couleur des plans sonores. De gauche à droite : "Octaves graves Grand-Orgue" (I/I 16'), "OCTAVES GRAVES RÉCIT / GRAND ORGUE" (II/I 16'), "OCTAVES AIGUËS RÉCIT / GRAND ORGUE" (II/I 4'), "PÉDALE / RÉCIT" (II/P), "PÉDALE/ GRAND ORGUE" (I/P) ET "RÉCIT / GRAND ORGUE" (II/I). Vient ensuite la pédale basculante de commande de la boîte (non repérée), puis la pédale-cuiller commandant le trémolo du récit : "TRÉMOLO RÉCIT".
Il y a de nombreuses traces d'usure laissées par un usage intensif : le revêtement de la pédale d'expression, en tissu recouvert de caoutchouc est usé jusqu'à la trame sur une bonne moitié de sa surface. Certaines palettes de touches sont creusées : cet orgue "a des kilomètres", comme on dit. Il a donc fourni des années de bons, loyaux et fréquents services. Tout ceci sans un seul relevage : un démenti cinglant de plus aux détracteurs de la transmission pneumatique, qui continuent à seriner qu'elle serait "fragile". Elle l'est, bien sûr, quand elle est livrée à des incompétents.
Commande des combinaisons fixes par pistons, situés au centre sous le premier clavier : "P", "MF", "F", "PLEIN JEU". Le piston jaune translucide de l'annulateur est repéré par une porcelaine illisible. (C'est "A" à St-Bernard.)
Pas de plaque d'adresse. Sur les consoles de ce type (Batzendorf (1926), Saint-Bernard (1927), Liebsdorf (1929), Mulhouse / hôpital Hasenrain (1929)), il s'agit de grandes lettres dorées, de chaque côté des dominos. A Marlenheim, les lettres sont presque complètement effacées : il est probable qu'elles réagissent mal à certains produits d'entretien. C'est peut-être ce qui est arrivé à Sengern.
Pneumatique tubulaire (notes et jeux).
Sommiers à membranes.
Il y a deux sommiers chromatiques pour le grand-orgue, (C-e, et f-g'''), basses à gauche. Et on retrouve la même disposition au récit.
La pédale est logée entre les deux manuels, sur un sommier chromatique avec les basses à gauche. (En fait, il n'y a que les tuyaux de la Soubasse : le Bourdon 16' consiste probablement à les alimenter différemment, et le Violoncelle doit être emprunté au grand-orgue.)
La tuyauterie est (extrêmement) sale et empoussiérée, mais a l'air entièrement complète. Tout est d'origine, et tout est là.
L'Alsace a pratiqué une facture très spécifique dans les années 1920-1930, quand le monde de l'orgue aborda la période ultérieurement appelée "néo-classique".
On ne retrouve ce style nulle part ailleurs. Cet orgue est 100% authentique, d'une immense valeur historique... et laissé totalement à l'abandon.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Fernand Preiss.
Photos du 24/10/2020 et données techniques.
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