Au cours de leur association, les frères Callinet (Joseph, l'aîné, et Claude-Ignace, le cadet) réalisèrent la plupart de leurs meilleurs instruments. C'est l'âge d'or des Callinet et de la facture d'orgues dite "de transition", où l'orgue devient romantique tout en restant par certains côtés fidèle aux traditions du 18 ème. Et le Callinet de Ste-Croix-en-Plaine est certainement l'un des plus beaux instruments de cette époque.
Historique
Un premier orgue a été installé à Ste-Croix-en-Plaine dès 1665. On ne sait pas qui l'a construit, mais il s'agit sûrement d'un membre de la famille Aebi (peut-être Hans Jacob). [IHOA] [HOIE]
Joué en 1691 par Johann Jodoc Von Esch (le père du facteur d'orgues du même nom), l'orgue a été nettoyé en 1752 par Nicolas Boulay. [IHOA] [HOIE]
Jodoc Von Esch (1692-1743) était facteurs d'orgues (établi à Nancy), et fils de l'organiste de Ste-Croix. Il faillit poser un instrument dans sa localité natale, mais l'instrument qui lui était destiné fut finalement installé à Munster en 1739. Il disparut après la première Guerre mondiale.
L'année suivante, en 1753 c'est un certain Nicolas Siat qui intervient. [IHOA] [HOIE]
Le "vieil orgue" connut l'édifice actuel (construit en 1829), car Valentin Rinkenbach procéda à son démontage et le remonta en 1831 dans l'église neuve. [IHOA] [HOIE]
Mais il devait y faire pâle figure : il était d'ailleurs déjà prévu de faire l'acquisition d'un orgue neuf. [PMSCALL]
Historique
L'orgue actuel a été posé par les frères Callinet en 1840. [IHOA] [HOIE] [PMSCALL]
Pour le devis, daté du 29/09/1838, il a été fait usage des fameux "modèles imprimés", ici le n°2. [PMSCALL]
Ces devis imprimés étaient au nombre de 4, du plus grand au plus petit instrument. Il s'agit donc d'un orgue "moyen supérieur" en taille. 3 claviers, avec un positif de dos, et un récit qu'il faut plutôt prendre dans le sens "classique", hérité de l' "écho".
Un tel clavier est surtout destiné à un rôle de "soliste", (mettant en valeur une voix, généralement le soprano,) d'où son absence d'octave grave. (Notons que les récits romantiques "français" étaient aussi fréquemment dépourvus d'octave grave.) Il ne s'agit pas encore d'un "vrai" récit romantique, car on ne peut pas accoupler ce clavier au grand-orgue, et qu'il n'est pas expressif. Mais du point de vue de la composition, on y trouve déjà trois 8' et un Hautbois. La Flûte 4', notée 'Flûte octave' au devis n'avait rien à voir avec une Flûte octaviante, 'octave' désigne simplement le fait qu'elle soit en 4'.
L'accord fut conclu le 24/12/1838 (cadeau de Noël ?), avec une annexe au devis précisant que le Bourdon 16' manuel devra être complet et que la "Viole/alto 4'" du grand-orgue aura un dessus de Flûte 8' (ce qui en fait la fameuse Flûte traversière 4'8' que l'on retrouve dans de nombreux autres Callinet). De plus, à la réalisation, la grande Fourniture 5 rangs fut répartie en deux jeux : une Fourniture de 3 rangs, et une Cymbale constituée des deux autres. Les Callinet reprirent l'ancien orgue (pour presque 8% du pris de l'orgue neuf). L'orgue fut reçu le 22/01/1840 par Martin Vogt (Colmar, St-Martin) et François Joseph Rich (Ste-Croix-en-Plaine) [HOIE] [PMSCALL]
La composition suivante est déduite du devis ainsi que de l'état ultérieur, et indique ce qui est arrivé au jeu par la suite :
Le tremblant (agissant sur les manuels) figure au devis parmi les jeux de pédale.
En 1893, Joseph Antoine Berger procéda au remplacement des soufflets, et probablement à d'autres modifications. [IHOA] [HOIE] [PMSCALL]
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités en mars 1917. Ils furent remplacés par la suite (probablement dans les années 20 ou 30 ; on trouve la date de 1947, mais elle est sûrement fausse) par Berger, qui installa aussi un ventilateur électrique. [HOIE]
En février 1945 (au cours des tragiques événements pudiquement appelés par la suite "Réduction de la poche de Colmar"), deux engins explosèrent dans la nef. [HOIE] [PMSCALL]
L'historique laissé par l'organiste Charles Wagner (qui servit l'instrument à partir du 01/04/1946) rapporte qu'en 1946, le titulaire (donc a priori lui-même) "mit en fuite un 'Rucksackorgelbauer' qui a collé du papier sur les montres et les porte-vents percés". [PMSCALL]
Outre le côté anecdotique ("Rucksackorgelbauer" = "facteur d'orgues à sac à dos", soit une façon péjorative de désigner un itinérant), cela confirme qu'il y avait bien une Montre en 1946, et donc qu'en 1947, Berger n'a pas remplacé celle réquisitionnée en 1917, mais réparé la montre (en zinc) déjà présente.
Wagner parle d'une Trompette (et non d'un Cromorne) au positif : ce jeu a donc probablement été remplacé dès 1893. Et c'est probablement aussi à ce moment qu'a été placée une Flûte 16' de pédale.
Alfred Berger qui procéda à d'autres réparations en 1947. [HOIE] [PMSCALL]
En 1953, il y eut un accident lors de travaux sur l'édifice : l'échafaudage autour du buffet de l'orgue s'effondra. Les sculptures supérieures ont été arrachées, et des plâtras tombèrent à l'intérieur de l'orgue. Charles Wagner déposa la tuyauterie. [PMSCALL]
Charles Wagner donne aussi la liste des organiste de Ste-Croix depuis la construction du Callinet : François Joseph Rich (qui reçut l'instrument), Emile Rich, Johann Galler, Aimé Wanger, Burger, Biller, et lui-même. [PMSCALL]
En 1955, alors que le monde de l'orgue ne pensait plus qu'à Silbermann et au "classique français", les Callinet et autres "pré-romantiques" n'étaient plus du tout à la mode. Outre les travaux de réparation de l'accident de 1953, on demanda malheureusement à Curt Schwenkedel de "Silbermanniser" ce bel instrument. L'historique de Charles Wagner rapporte que les experts étaient Gérédis et Rosenblatt. [IHOA] [HOIE] [PMSCALL]
On peut lire que 7 jeux furent changés (Gambe du grand-orgue, Salicional, Flûte 4' et "Trompette" du positif, Flûte traverse et Salicional du récit, Gambe de pédale). Avec les informations disponibles, le bilan s'établit comme suit : outre la Montre réquisitionnée, [PMSCALL]
- en 1893, l'orgue semble avoir perdu son Cromorne (positif, remplacé par une Trompette), son Clairon (grand-orgue, remplacé par un autre Clairon), ainsi que la basse en 4' de la Flûte traversière 4'8' (le dessus étant conservé). La Flûte 16' de pédale a été ajoutée.
- En 1955, 3 jeux ont disparu : le Salicional et le dessus de Flûte 4' du positif, et surtout la Flûte traversière 8' du récit. La Cymbale du positif est venue remplacer la Trompette qui n'était pas d'origine.
- En 1955 encore, 2 jeux ont été "transformés" par découpage : la Gambe du grand-orgue (découpée en Nasard et déplacée au positif) et la Gambe de pédale (découpée en Flûte 2').
- Toujours en 1955, le Salicional du récit est passé au grand-orgue.
Le remplacement du Clairon 4' par un autre Clairon reste un peu mystérieux. Cela pourrait aussi être dû aux dégâts en 1953. Logé sur la chape arrière, loin de la nef mais facilement accessible, il semble douteux qu'il ait été victime des événements de 1944, mais un vol de tuyaux n'est pas à exclure).
L'instrument a été réharmonisé par Laurent Steinmetz pour le compte de Schwenkedel, car sa signature se trouve dans l'instrument : "Janvier 1956 L. Steinmetz Orgelbauer". [RLopes]
Sans changement de tailles ni décalages, et probablement pas de changement significatif de pression, la réharmonisation des jeux de Callinet n'avait sûrement pas été très vigoureuse. De plus, comme l'harmonisation d'origine avait été décrite à la réception comme "douce et tranchante" : il est probable que l'orgue sonnait plutôt "clair" pour les standards de 1840.
Voici la composition relevée en 2015 :
C | c | f | c'' | f'' |
1'1/3 | 1'1/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 4' |
1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
C | c | c' | f'' |
1/2' | 1' | 1'1/3 | 2'2/3 |
1/3' | 2/3' | 1' | 2' |
Les tirants de jeux étaient munis de porcelaines d'aspect "deuxième moitié du 19ème" (1893 ?). Il y avait un code de couleur : rouge pour le positif, blanc pour le grand-orgue, bleu pour le récit, et turquoise pour la pédale. Mais les tirants des jeux remplacés ou transformés en 1955 ont été munis de pastille en plastiques (toutes jaunâtres indépendamment du plan sonore).
L'instrument a été restauré dans son état de 1840 par Jean-Christian Guerrier et associés. Les travaux ont été effectués de fin 2015 à début 2018. [SSchweitzer]
La composition d'origine a été restituée. Les tuyaux ont retrouvé leur emplacement initial, certains ont été en partie reconstitués, d'autres manquants ont du être refaits sur le modèle de ceux de Callinet. Les claviers et le pédalier sont d'origine, les pommeaux des tirants de registres ainsi que les étiquettes ont été copiés sur des modèles disponibles, et le buffet a été nettoyé tout en conservant son vernis primitif. Le soufflet à lanterne de 1893 a été remplacé par trois soufflets cunéiformes superposés. [SSchweitzer]
Il était question de conserver la Flûte 16' de pédale (construite par Berger), mais finalement, ce n'a pas été le cas. Le dessus de Flûte traverse 8' a été complété par une basse de Viole 4'. [SSchweitzer]
La maison Guerrier, suivant son habitude, a communiqué la liste complète des participants aux travaux :
Gestion du chantier, plans, montage et finitions : Jean-Christian GUERRIER
Responsable de l'aspect sonore de la restauration : Marianne BUCHER
Restauration du buffet, des sommiers et de la mécanique des notes : Josef POLDRACK
Fabrication des tuyaux en métal : Marianne BUCHER
Restauration des tuyaux et des postages : Florian DONATI
Aide au travail sonore : Florian DONATI, Dimitri LE GRAND
Fabrication et installation des soufflets : Guillaume ZELLNER
Restauration des tuyaux en bois et réglages mécaniques : Lukas STRAUSS
Mise en place des postages : Lukas STRAUSS et Dimitri LE GRAND
Réglages techniques : Dimitri LE GRAND
Démontage et nettoyage : Léa LABORIE.
L'inauguration a eu lieu les 28 et 29 avril 2018. Avec des récitals d'Olivier Wyrwas et Thierry Mechler, ainsi qu'une conférence animée par Christian Lutz et Jean-Christian Guerrier, sur le thème "Restaurer un orgue, une grande aventure collective". [SteCroixPlaine2018]
Le buffet
Le buffet est caractéristique de la production des frères Callinet (et en particulier celui de l'aîné, Joseph). Le grand buffet est constitué de 4 tourelles à entablement, les plus petites au centre. Les plates-faces, dans leur partie supérieure, dessinent une courbe achevée par une petite partie rectiligne.
L'architecture à quatre tourelles a été plusieurs fois adoptée par les Callinet (Mollau, 1833, Oltingue, 1843, ...), parois sans positif de dos (Issenheim, 1835, Ste-Marie-aux-Mines, 1847), mais le plus souvent comme ici avec un positif de dos à 3 tourelles, la plus petite au centre. Si la forme des tourelles est encore directement issue du 18 ème, l'allure générale, avec le soubassement aussi large que la superstructure, est caractéristique du 19 ème. Ce style vivra conjointement au "buffet-caisse" (rectangulaire), souvent exigé par les architectes après 1836, surtout dans le cas d'édifices neufs. Il est probable que la version à tourelles ait été la préférée des Callinet, et en particulier de Joseph : celle qu'il aimait réaliser lorsqu'il n'y avait pas de contrainte "extérieure". Claude-Ignace été plus "réformateur", et construisit un (magnifique) orgue néo-gothique en 1863 à Moosch.
La décoration est très élaborée, et d'une rare richesse. Elle est fidèle au "langage ornemental" de la première moitié du 19 ème, constitué de frises (oves et dards), jouées, claires-voies, couronnements (pots à fleurs ou à feu) (les rinceaux étant devenus beaucoup plus rares). Ici, les couronnements sont constitués de pots-à-feu (sur les deux tourelles centrales du grand buffet et les deux latérales du positif). Les claires-voies des tourelles sont ajourées. Comme souvent chez les Callinet, les claires-voies des plates-faces sont des guirlandes de roses. Les jouées sont ici très élaborées. Globalement constituée de motifs végétaux, elles contiennent (au positif) un motif spiralé à angles droits. On y trouve aussi des motifs de draperies pendantes, et même (au grand-buffet) deux étranges pots/fioles.
Des couronnements avaient probablement disparu suite à l'accident de 1953. Si on se réfère au dessin du devis, il s'agissait de pot-à-feux sur les plus grandes tourelles ainsi que sur la tourelle centrale du positif, et une lyre sur la plate-face centrale du grand corps. C'est cette solution qui a été partiellement retenue en 2018 pour les reconstituer. Les jouées ne figurent pas sur le dessin, mais il est probable que celles du positif devaient être symétriques.
Mais les éléments d'ornementation les plus caractéristiques des buffets Callinet restent les fameux visages d'angelots. Ils sont disposés sur les culots des tourelles, et sont apparus à Ste-Croix-aux-Mines en 1834 (là-bas, un angelot par tourelle du grand corps). Ce thème a tellement plu aux Callinet qu'ils en ont fait leur "signature". Sur les différents orgues, les angelots semblent changer d'humeur (peut-être en accord avec les joies et les peines de la famille). Les ailes sont parfois au-dessus, parfois en-dessous du visage. Ils sont très sérieux et plutôt joufflus à Ste-Croix (indicateurs d'une certaines prospérité à l'apogée de la maison ?). Il apparaissent ici nimbés dans les nuages sculptés.
Caractéristiques instrumentales
Console en fenêtre frontale. Tirants de jeux se section carrée à pommeaux tournés. Claviers noirs, d'origine. Le clavier du récit est complet, l'octave grave (C-H) "tombant" puisque le sommier ne commence qu'au deuxième Do (c). Repose-pieds "boîte aux lettres". Pas de plaque d'adresse.
Sommiers à gravures, d'origine. Ordre des chapes (intercalées sur des sommiers diatoniques partagés) du grand-orgue et du récit, depuis l'arrière (accès) vers la façade : Clairon 4' II, Trompette 8' II, Sifflet 1' II, Cymbale 2 rgs II, Fourniture 3 rgs II, Doublette 2' II, Nazard 2'2/3 II, Flûte 8' II, Hautbois 8' III, Flûte "octave" 4' III, Bourdon 8' III, Bourdon 8' II, Larigot 1'1/3 III, Flûte 4' II, Doublette 2' III, Salicional 8' II, Bourdon 16' II, Prestant 4' II, Montre 8' II, Cornet 3 rgs III, Cornet 5 rgs II.
Comme le Hautbois est placé au beau milieu du sommier (donc peu accessible pour l'accord), certaines rasettes sont très longues.
Positif chromatique à ravalement : depuis l'accès vers la façade : Basson (pieds en bois)/Chalumeau(manchons), Cymbale (faux-sommiers récents), Nasard, Tierce (dessus), Bourdon (calottes soudées), Doublette (entailles d'accord), Prestant, Montre.
Il y a bien 25 notes (C-c') au sommier de pédale. [RLopes]
Entièrement nettoyée et restituée en 2018. Le Cornet du grand-orgue est "posté" juste derrière la façade, comme dans un orgue du 18 ème.
Sources et bibliographie :
Données liées à la restauration, et photos de 2019.
Données techniques, photos du 25/02/2015, nouvelles de l'inauguration
Localisation :