Ottmarsheim, l'orgue Stahlhuth, le 26/10/2019.Le prieuré Saint-Bernard (l'endroit était autrefois connu sous le nom de "Bénédictines d'Ottmarsheim") abritait jusqu'à juillet 2022 une communauté des Serviteurs de Jésus et de Marie, congrégation fondée en 1830 par le Père Jean-Edouard Lamy. Les bâtiments, qui comprennent une hôtellerie du 18ème siècle, sont situés tout à côté de l'église d'Ottmarsheim.
La chapelle, classée le 15/12/2015, a été construite par les Bénédictines en 1867. Elle est déjà exceptionnelle par son ornementation : ses vitraux, et de magnifiques fresques du frère bénédictin Notker Becker (1883-1978). Elle datent de 1930. Mais l'orgue aussi est peu commun. On entend souvent dire qu'il s'agit du seul instrument d'Alsace dû à la manufacture Stahlhuth, d'Aix-la-Chapelle. C'est vrai, mais un peu réducteur... Témoin d'une facture romantique allemande intégrant des influences belges et françaises, cet instrument a été élaboré en 1912, au cœur d'une époque qui fut décidément une des plus fécondes de l'histoire de l'orgue. Il est totalement authentique, sonne de façon somptueuse, et c'est un des trésors de l'orgue en Alsace.
Historique
Le premier orgue des Bénédictines d'Ottmarsheim est également célèbre, mais par son triste destin. Il existe encore en partie : buffet, sommiers et tuyauterie sont de très belle facture. Il avait été construit en 1901 par Jacob Zimmermann, de Bâle. [IHOA]
En 1922, Alfred Berger le déménagea à l'Exaltation de la Ste-Croix de Dolleren, où il connut malheureusement un sort funeste : pour placer un machin électronique, on ne trouva rien de mieux que de mettre la chose... à la place de la vraie console, qui a été détruite. [IHOA]
Historique
En 1922, un orgue Georg Stahlhuth datant de 1912 a été installé à Ottmarsheim. [IHOA]
L'instrument est contemporain d'une "figure" de l'orgue européen : celui de Dudelange, St-Martin. Mais on ne sait pas d'où il vient. Ni si c'est aussi Berger qui l'a installé ici : cela a dû représenter des travaux conséquents, puisque l'orgue traverse littéralement le mur. En tous cas, il était là avant les fresques de Notker Becker, et n'en a donc pas éliminé.
Stahlhuth avait déjà construit des orgues pour des abbayes bénédictines : celle de Mariendonk (D, Rhénanie-du-Nord-Westphalie) en 1906, ou celle de Maria Laach à Glees (D, Rhénanie-Palatinat) en 1910. Il est donc possible que l'instrument ait été construit pour une maison bénédictine, comme orgue de chœur ou pour une chapelle.
Même si c'est le seul orgue Stahlhuth dans la région (et qu'il vient d'Allemagne), cet instrument a tout de même une portée significative en Alsace : Eduard Stahlhuth était un contributeur majeur au fameux débat de la "Réforme alsacienne de l'orgue". En novembre 1912, c'est à lui que la revue "Zeitschrift für Instrumentenbau" confia la critique de l'ouvrage d'Adolphe Gessner "Zur elsässisch-neudeutschen Orgelreform. Ein Wort der Kritik and Abwehr". Georg Stahlhuth était très francophile, son entreprise pratiquait une facture très proche des idées d'Emile Rupp, et Eduard, par sa crédibilité, pouvait servir d'arbitre dans le débat.
Grâce à cet "import" de 1922, l'Alsace dispose d'un instrument de la maison Stahlhuth, qui, sinon, aurait été une "pièce manquante" dans son paysage organistique. Et en plus, il est resté authentique ! Il a une importance historique considérable.
L'orgue a été relevé en 1953 par Georges Schwenkedel. Dans ses notes, les travaux figurent sous "Ottmarsheim, monastère des Bénédictines". Leur description ne fait que 4 lignes. [SchwenkedelNB]
En 2007, Sébastien Braillon et Guy Marguet ont procédé à un relevage d'envergure. [GMarguet]
La journée d'inauguration a eu lieu le 15/04/2007, avec un office comprenant la bénédiction de l'instrument (Sébastien Braillon aux claviers), et un concert donné par Jean-Marie Charles (Ottmarsheim, abbatiale). [GMarguet]
Le buffet
L'orgue depuis la tribune.Le buffet, placé sur un soubassement en encorbellement (reposant sur des consoles), est constitué de trois éléments, celui du centre étant le plus haut. Ils sont séparés par deux pilastres torsadés. Les éléments latéraux sont doubles, séparés horizontalement en une plate face haute et une plate-face basse plus petite. Il n'y a pas de claires-voies, mais le haut des tuyaux dessine une mitre dans chaque plate-face.
Une partie de la boiserie date peut-être de l'installation de l'orgue à Ottmarsheim, car ses dimensions sont idéalement adaptées. Il n'est pas exclu que seule la partie instrumentale ait été déménagée. Mais le soubassement à petits panneaux a vraiment l'air de dater des années 1910 : voir Koenigshoffen, église protestante St-Paul (Walcker, 1914).
Vu depuis la nef de la chapelle, le buffet semble très étroit. Mais en fait, l'orgue traverse le mur donnant sur la chapelle latérale (autrefois la seule accessible au public). La partie arrière du buffet, reposant elle aussi sur des consoles, est ornée de panneaux Art-déco en harmonie avec le reste. Elle est donc postérieure à l'installation de l'orgue à Ottmarsheim.
Photo de l'orgue depuis la chapelle attenante à la chapelle Ste-Anne.Caractéristiques instrumentales
La console indépendante de Stahlhuth, entièrement authentique.Console indépendante face à la nef, fermée par un couvercle basculant. Tirage des jeux par dominos à enfoncer, constitués de petits cubes blancs à la face sommitale inclinée (où figure le nom du jeu), et dotés d'une petite palette pour les libérer. Ils sont disposés en ligne en haut de la console, et groupés par plan sonore, avec une double registration pour la pédale. Il y a 6 groupes. De gauche à droite : appel du Hautbois, pédale 1, récit, accouplements, grand-orgue, pédale 2. Le nom des jeux est sérigraphié en noir pour le grand-orgue, rouge pour le récit et orange pour la pédale.
Les jeux du récit, et, plus bas, l'appel des combinaisons.On retrouve un tirage des jeux analogue sur l'orgue Martin et Joseph Rinckenbach de Oberschaeffolsheim. (C'est sa seule occurrence sur un orgue issu des ateliers d'Ammerschwihr.)
La sélection entre les deux registrations de pédale se fait par deux grands boutons noirs verticaux, logés dans les joues gauches des claviers. Quand le bouton du haut est enfoncé, les dominos de gauche sont activés. Quand le bouton du bas est enfoncé, les dominos de droite sont activés. C'est un peu une "pédale piano" à commande manuelle : la présence de ces dispositifs est motivée par la volonté de finalement contrôler le volume de la pédale quand on change de clavier.
Le sélecteur de la registration de pédale.Claviers blancs, celui du récit à frontons biseautés.
A la fois le grand-orgue et le récit sont expressifs, et ont une commande séparée. Il y a donc trois pédales basculantes : les deux expressions des manuels et le crescendo. L'indicateur du crescendo est placé en haut à droite : il est linéaire, un index triangulaire se déplaçant sous une échelle blanche graduée de 1 à 5. Commande des combinaisons fixes par 7 petits dominos basculants blancs, disposés au centre au-dessus du second clavier : de gauche à droite "0" (annulateur), 1-5, combinaisons, la 5 étant le tutti, et "Register" (ajout de la registration figurant à la console aux combinaisons). Il n'y a pas d'accouplement dans les combinaisons fixes.
Plaque d'adresse en métal jaune à fond noir, placée au centre entre les deux claviers, et disant :
Pneumatique tubulaire, notes et jeux.
Sommiers à membranes. La pédale est au fond, à gauche (donc de l'autre côté du mur, dans la chapelle latérale).
Elle est située sous le plancher de la chapelle latérale, très éloignée de l'orgue, et aspirant un air pouvant être à une température très différente.
Une vue sur la tuyauterie du récit.C'est vraiment un orgue extraordinaire. Unique en Alsace, car il témoigne d'une facture post-romantique très particulière, issue d'une réflexion sur la "réforme" du début du 20ème siècle qui ne cède pas aux marottes "historisantes". Une évolution qui échappait au virage néo-classique qui était alors déjà à la mode, comme en témoignent les articles de l'époque, pleins de référence aux "Maître anciens" ou à la "facture du 18ème". C'est finalement une évolution à contre-courant, affirmant en 1912 que l'orgue romantique européen a encore quelque chose à dire. Des pistes qui, aujourd'hui, après des décennies de mono-culture "néo-baroque", restent inexplorées et à découvrir.
L'avenir de la facture d'orgue - si elle en a encore un - se trouve ici. Quand on pense que cet orgue d'exception n'est même pas classé, alors que des dizaines d'instruments fort peu authentiques et nullement significatifs le sont ! On mesure l'indispensable changement de mentalités qui va être nécessaire pour que l'orgue en ait un, d'avenir...
La maison Stahlhuth d'Aachern
L'entreprise a été fondée à Hildesheim (D, près de Hanovre) en 1853 par Georg Stahlhuth (14/11/1830 - 09/02/1913), alors qu'il n'avait que 23 ans. Son père Wilhelm était déjà facteur d'orgues et de pianos dans la même localité, et Georg, en petit Mozart de la facture d'orgues, construisit ses premiers tuyaux et accordait des pianos à l'âge de 7 ans. Mais c'est à Bruxelles, chez Loret, et surtout chez Joseph Merklin (de 1849 à 1853), qu'il apprit le métier. Il est donc également issu de l'école franco-belge du 19ème siècle. [ZeitschriftInstrmentenbau]
C'est d'autant plus vrai que Stahlhuth était l'un des "élèves" préférés de Merklin : "Aus allen Briefen des alten Meisters Merklin leuchtete die Freude und der Stolz, in Stahlhuth seinen talentvollsten Schüler [...] herangebildet zu haben." raconte son fils Eduard. ("Dans toutes les lettres du vieux maître Merklin s'exprime la joie et la fierté d'avoir formé Stahlhuth, le plus talentueux de ses élèves.")
De 1860 à 1870, il construisit des sommiers à cônes, mais entre 1870 et 1890 il se mit - à contre-courant - aux sommiers à gravures. Cette facture se distingue par une grande indépendance et une grande ouverture d'esprit. [SiteStahlhuth]
Georg déménagea son atelier en 1864 à Aix-la-Chapelle (Aachen, Rhénanie-du-Nord-Westphalie ; plus exactement à Burtscheid, qui est à présent un quartier au sud d'Aix). Là-bas, elle prit de l'ampleur. Georg Stahlhuth était un facteur d'orgues, mais aussi un organiste de renom, qui s'illustrait particulièrement dans l'exécution de l'œuvre de J.S. Bach. [SiteStahlhuth]
Georg Stahlhuth (14/11/1830 - 09/02/1913).A la mort de Georg, en 1913, l'avenir semblait assuré. Un article de la revue "Zeitschrift für Instrumentenbau" rend hommage à celui qui était alors décrit comme le doyen des facteurs d'orgues allemands (82 ans). [ZeitschriftInstrmentenbau]
Mais son très prometteur petit-fils, Ludwig-Georg, compta parmi les premières victimes de la première guerre mondiale, puisqu'il tomba le 10/09/1914. Et, malheureusement, le fils de Georg, Eduard, né en 1862, qui lui aussi travailla avec l'ami Merklin (cette fois à Lyon) mourut le 09/08/1916, soit à peine 3 ans après son père. C'est Georg Haupt, avec le beau-fils de Georg Stahlhuth, Josef Fieth, qui assurèrent la continuité de l'entreprise. En 1939, il y avait 40 facteurs d'orgues qui travaillaient chez Stahlhuth. Mais les malheurs étaient loin d'être terminés. [SiteStahlhuth] [ZeitschriftInstrmentenbau]
Le 11/04/1944, au cours d'un raid aérien sur Aix-la-Capelle, la manufacture - qui n'avait pourtant rien d'une fabrique de canons - fut pilonnée. De nombreux employés périrent sous les bombes, aux côtés du Dr. Eduard Pelzer qui dirigeait alors l'entreprise, ainsi que son épouse. Les ateliers étaient totalement détruits, et les archives de la société ont été perdues. [SiteStahlhuth]
Presque anéantie, la maison Stahlhuth fut reprise par Ulrich Fengler, et re-naquit après la guerre, sous le nom "Orgelbau Aachen", pour reprendre bientôt celui de "Orgelbauanstalt Stahlhuth". Vers 1964, on fit une importante découverte, dans un grenier : une importante correspondance entre George Stahlhuth et son fils Eduard, couvrant la période 1859-1915. Elle permit de retracer les activités de la maison. Peut-être saura-t-on un jour d'où venait l'orgue d'Ottmarsheim ? [SiteStahlhuth]
Après les années 1950, elle prit, comme les autres, le virage forcé du "néo-baroque".
Elle est encore active de nos jours.
Willy Meurer (installé à Rohrbach-lès-Bitche jusqu'à sa retraite en 1990) a appris le métier au sein de la maison Stahlhuth entre 1932 et 1935, du temps d'Eduard Pelzer.
Webographie :
Sources et bibliographie :
Remerciements au frère Maximilien, au père Laurent-Marie, et au père Raphaël.
Nombreuses photos du relevage.
Photos du 26/10/2019 et du 07/08/2020.
Photos du 11/06/2022
On peu y lire (au lieu d'y trouver des informations pertinentes) : "Orgue injouable, mort, lors de l'examen en 1978." : bel exemple supplémentaire de la désinformation qui sévissait dans le monde de l'orgue dans les années 1980. Quelques années plus tard, cet orgue "mort" était l'un des plus beaux d'Alsace. Ce serait anecdotique si le mépris et les préjugés de cet auteur n'avaient pas pas influencé radicalement et de façon délétère l'évaluation des instruments dans la région, condamnant beaucoup d'instruments post-romantiques à la destruction (pour être remplacés par des simili "classiques-parisiens" - "néo-baroques" comme on les appelle aussi) ou à l'abandon.
Article sur Georg Stahlhuth
131. (Couvent des Bénédictines) {S B I}, Facteur d’orgue, 1718. «aus dem Markgräfischen», Stahlhuth, Aachen, 1912, 12 Jeux, 2 Clav., Péd., sommier à pistons, traction pneu., soufflerie électr.
Abtei O.S.B. - O. 1718 « aus dem Markgräf'ischen ». MATHIAS 62. - Auflösung 1789. Seit 1846: - Benediktinerinnen der Ewigen Anbetung, mit Hauskapelle, da die ehemal. Abteikirche seit 1789 nur noch Pfrki. ist. Im J. 1901, neue O. mit 7 Reg., für 2.300 M. Vfr. 44 (1901) 263 (Nr. 18. VIII. 1901). - Der Organist des Freiburger Münsters machte die Expertise. Ebenda. - Neue O., von Stahlhut, Aachen, 1912, 12 Reg., 2 Clav., Ped. MATHIAS 62.
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