L'orgue (actuel) de Turckheim est exceptionnel. Il a été construit par Alfred Kern suite au terrible incendie qui détruisit l'église le 06/07/1978. Et ce que Kern fit surgir des cendres est une totale réussite, très agréable à entendre et à jouer. L'histoire des orgues de Turckheim n'est pas moins exceptionnelle. Elle commence au 16ème siècle.
Historique
Au clou
Il est probable qu'il y ait eu un orgue à Turckheim en 1592 : il aurait été acquis en gage d'un emprunt non remboursé. [IHOA] [EdelTurckheim8]
Un sanctuaire est attesté à Turckheim dès la fin du 9ème siècle. Une église romane y a été construite à la fin du 11ème. Le clocher a été surélevé après 1661, et muni d'une première boule sommitale (la "pomme" portant la girouette) en 1667. Sa remplaçante servit de "capsule temporelle" : un parchemin de 1736, des pièces Louis XV, des prières d'exorcisme, du sable des catacombes et des grains d'encens ont été retrouvés dans une cassette lors des travaux de 1952. [ConsécrationEgliseTurckheim1955]
Historique
Le vin comme devise
En 1671, Hans Jacob Aebi, d'Ensisheim, construisit un orgue neuf. [IHOA] [PMSAEAHENRY]
Le traité avec Aebi (orthographié "Ebbi") date du 12/09/1670, pour un petit orgue de 8 jeux :
Il fallait trois soufflets. Le payement fut en partie effectué en vin.
On connaît le nom de son organiste en 1709 : Heinrich Schäffer. [IHOA] [Barth] [Vogeleis]
On sait aussi qu'il y eut une réparation en 1726, par Franz Joseph Beyer, facteur qui s'était installé un moment à "Dürckheim". [IHOA] [Archsilb]
Historique
Charrette
En 1792, Joachim Henry - l'un des fameux "trafiquants d'orgues" de la Révolution - amena à Turckheim l'orgue Jean-André Silbermann, 1755-1756, venant d'Orbey, ancienne abbaye de Pairis. [IHOA] [ITOA] [PMSAEAHENRY]
Comme c'est souvent le cas pour les sujets traités par les docteurs Silbermanologues, l'histoire de cet instrument est confuse et parfois incohérente. (Puisqu'il s'agit forcément d'un chef d'œuvre impérissable et absolu, les incohérences comptent peu ; les détails, si.) La question de savoir s'il était doté ou non d'une pédale indépendante a eu le mérite d'occuper un peu les experts. Il ne s'agissait pas de savoir si on pouvait y jouer les Sonates en Trio : le débat portait sur la présence ou non à l'origine d'une pédale indépendante DE 15 NOTES ! Cette question, est, dit-on, résolue. On respire. Mais un petit retour aux sources s'impose.
Le feu, déjà
L'orgue Silbermann de Pairis était un petit instrument. Un premier incendie apparaît dans son histoire avant même la pose de sa première planche (mais après que le contrat ne fut signé : 1751). Le 30/01/1753, l'église (presque neuve) de Pairis, ainsi que d'autres bâtiments ont été détruits, suite à l'impact du "feu du ciel". Il fallut attendre la reconstruction de l'église (1755) pour y accueillir cet orgue très spécifique. [ArchSilb] [SHLapoutroie1995]
Comme à Colmar
Un an après son achèvement, il fut doté d'une Voix humaine. Elle devait être réalisée sur le modèle de celle de la collégiale St-Martin de Colmar. (On se plaît à imaginer les conversations au réfectoire des Bernardins après sa réception : "Alors ?! C'est vraiment comme à Colmar ?") [ArchSilb]
En 1839, quand Joseph Callinet alla examiner l'instrument, il nota qu'à la pédale, les sommiers et les jeux (de 15 notes...) étaient d'une facture différente du reste. Donc pas d'origine. Cette pédale était munie d'une Bombarde. Il y avait également un Clairon - également de facture différente - qui s'était imposé au grand-orgue. L'état de l'instrument était déplorable : il avait été détérioré par des accordeurs incompétents. Il n'y avait plus de trace de la fameuse et colmarienne Voix humaine de 1756. [PMSCALL]
Comme la composition était inconnue dans les années 1960-1970, elle fit l'objet de savants recoupements et extrapolations, sur la base du devis de Joseph Callinet de 1839, qui livrait quelques précieux indices. Ces savantes projections incluaient des décomptes de tuyaux ajoutés, ainsi que de brillantes déductions sur les rangs des Mixtures. Après quelques heuristiques, l'algorithme finit par livrer la composition "approximative" qu'on allait devoir porter aux nues... avec un pédale indépendante.
Pour mettre fin à l'insoutenable suspense, voici la Vraie Composition, que les Silbermanologues continueront à méditer / raffiner / amender / commenter au cours des siècles à venir :
Tout ça pour ça... Outre l'absence un peu trop évidente de pédale indépendante (on imagine l'effroi des Silbermanologues), on est supposé commenter l'absence de Doublette au grand-orgue ("Non mais, vous vous rendez compte !"), sans relever celle de la Flûte 4' (car ça, "C'est normal, en fait").
Pourtant, dans une abbaye "Welsche", où un abbé issu de la "France de l'intérieur" était la plupart du temps élu, on ne devrait pas s'étonner de trouver un orgue classique français... Disons, un peu plus classique français que les autres Silbermann.
Joachim Henry fut un des facteurs ayant entrepris de s'enrichir grâce à la spoliation des biens des congrégations religieuses effectuées par la Révolution. Soit en effectuant eux-mêmes des opérations spéculatives, soit, comme ici, en offrant des prestations de "déménagement". Souvent, ces déplacements et adaptations ont été très mal réalisés. L'orgue de Pairis a été acquis par Turckheim le 17/11/1791. (Fait significatif : on paya aussi des indemnités au concierge de Pairis, pour qu'il "surveille" l'instrument pendant deux mois ! N'était-ce pas son travail ?) [PMSAEAHENRY]
C'était pourtant fort judicieux : le 17/03/1791, un incendie (encore un), "non élucidé", avait frappé les bâtiments et fut le déclencheur à un grand pillage de l'abbaye. Il tenait d'ailleurs autant du vandalisme, puisque l'arrachage des arbres du verger en fit partie. Fin juin, l'incessante persécution des moines porta ses fruits, et ils quittèrent les lieux. Et, oui, cet orgue faillit donc être la proie des flammes en 1791. [SHLapoutroie1995]
Notons, à la décharge de Henry, qu'il devait bien continuer à vivre et nourrir sa famille en ces temps de chaos. Notons aussi que les orgues des congrégations religieuses étaient la plupart du temps spécifiques à leur usage, et donc inadaptés à une paroisse. (Un autre exemple révélateur est celui des Dominicaines (Unterlinden) de Colmar.)
L'hypothèse la plus simple, et donc la plus probable, est que Henry dota l'instrument d'une petite pédale à l'occasion du remontage à Turckheim. Et il remplaça la Voix humaine - le Petit Colmar des Bernardins - par un Clairon raté.
L'inscription de 1792
Sur un tuyau en bois du grand-orgue, il y avait une inscription : "A la gloire de Dieu Tout-Puissant cet orgue a été posé par les soins de Meshieurs : Verner, maire, Antoine Liechty, Antoine Vasbauer, Jean-Baptiste Wenzinger, Joseph Grad, Pierre Blanck, Baffrey, procureurs de la commune et membres municipaux de la ville de Turckheim en l'année 1792 par Jean Joachim Henry et Nicolas, son fils, facteurs d'orgues et d'instruments de musique à Thann." [EdelTurckheim8]
En arrivant à Turckheim, l'orgue fut donc placé dans l'ancienne église romane. La réception eut lieu le 18/12/1791, par l'organiste-instituteur Schilder d'Orbey. [PMSAEAHENRY] [EdelTurckheim8]
On connaît le nom de l'organiste en 1824 : Cyriaque Sieg. Nous parlerons plus tard de ses descendants. [IHOA]
Dès l'après-Révolution, on avait songé à reconstruire l'église. Mais bien sûr il fallut un peu de temps. La première pierre du nouvel édifice a été posée le dimanche de la Pentecôte 1836, et le premier office y fut célébré le dimanche de l'Avent 1839. [ConsécrationEgliseTurckheim1955]
Historique
En 1840, les frères Callinet construisirent un orgue neuf en ré-utilisant le buffet et quelques jeux de l'instrument précédent. [IHOA] [PMSCALL]
Un orgue ambitieux
C'est à l'occasion de la construction de la nouvelle église que ces travaux ont été entrepris. Avec une tribune haute de 10m, il fallait évidemment un instrument bien plus grand. On décida de passer à 3 claviers, avec un récit expressif. C'était bien un orgue neuf, avec des sommiers neufs, une mécanique neuve et une composition radicalement différente que livra la maison de Rouffach. [ITOA] [PMSCALL]
Basson et Chalumeau
Le devis Callinet (daté 25/01/1839) prévoyait le passage à 3 claviers, l'extension à 54 notes par sommiers neufs, un renforcement de soufflerie, une nouvelle mécanique. Le récit devait être placé dans un nouveau "buffet" (en fait une boîte expressive), placé à l'arrière. Le troisième clavier était un récit "parisien", de 37 notes (f-f''') (donc sans les basses). Mais on sait que cela ne plaisait pas du tout aux organistes alsaciens, qui voulaient pouvoir jouer à 4 voix sur tous les claviers. Bien sûr, il était prévu de doter l'orgue de jeux adaptés à l'évolution du répertoire :
- Pour le positif, un Salicional/Flûte traversière, une Trompette douce 8', un Principal 8' (c-f'''), et surtout un Basson/Chalumeau (coupé en basse + dessus) qui allait connaître un destin exceptionnel. Nous y reviendrons.
- Pour le grand-orgue, un Bourdon 16' manuel (complet), une Gambe 8' (qui allait aussi avoir son heure de gloire), une Flûte 4' et un Sifflet 1' (ce dernier n'étant donc pas une "Conséquence du Voyage que J.A. Silbermann fit en Saxe chez son oncle"). La Trompette devait être refaite.
- Pour la pédale, une très alsacienne Gambe 8' (Violoncelle), un Bourdon 16' et un Clairon. Et refaire la Trompette. [PMSCALL]
Le plaisir d'une bonne augmentation
Le marché a été signé le 15/06/1839. Les frères Callinet étaient des facteurs d'orgues passionnés et préoccupés par la satisfaction de leurs clients. L'étendue du récit fut augmentée (c-f''' au lieu de f'-f'''). Ils préférèrent livrer une Bombarde (Ophicléide) neuve plutôt que d'essayer de réparer la chose de Henry. Et, probablement en considérant l'acoustique généreuse du lieu, ils fournirent un 16' ouvert à la pédale (au lieu d'une Soubasse 16' prévue). Le surcoût était conséquent, et ils ne pouvaient pas le supporter en totalité : ils demandèrent donc une plus-value. Le Conseil municipal tiqua un peu (vu qu'on ne lui avait pas demandé son avis...), et convoqua Joseph Callinet qui plaida sa cause avec succès, après avoir déclaré : "J'ai pensé vous prévenir non sans que cela me fasse mal au cœur que, sous peu, nos ouvriers iront a Muhlbach et qu'alors nous en profiterons pour vous enlever tout ce qui ne fait pas partie du premier devis. Ceci ne nous est pas encore arrivé, tout au contraire, on nous paie partout ces sortes d'augmentation avec plaisir et on nous était gré de l'avoir fait.".
Et un autre argument a été avancé par Callinet : "Turckheim ne voudrait pas avoir un orgue moindre que Pfaffenheim, Hirtzbach et Ste-Croix-en-Plaine." [ITOA] [PMSCALL]
Joseph Callinet apparaît ici comme un fort bon vendeur, jouant la compétition entre localités, mais également avec les "ça serait bête que je doive les reprendre" ou "on fait ça tout le temps, et personne s'est jamais plaint". Bien loin de l'image du bon Samaritain de l'orgue livrée par l'ouvrage de Meyer-Siat. Mais au sujet de la légitimité des "augmentations", il paraît d'une totale bonne foi.
De fait, Hirtzbach avait reçu un orgue Callinet en 1837 : III/P 35j avec un récit de 37 notes.
A Pfaffenheim l'orgue Callinet datait de 1839 : III/P 35j avec un 3ème clavier ("Echo") sans octave grave.
L'orgue Callinet de Ste-Croix-en-Plaine (1840) III/P 37j, a un récit de 42 notes, et, à son achèvement, celui de Turckheim devait vraiment beaucoup lui ressembler.
La réception eut lieu le 29/09/1840, menée par Martin Vogt (Colmar) et Georges Vetter (Wintzenheim), qui se montrèrent enthousiasmés : l'orgue était très réussi, et "magnifique" selon leur évaluation.
Il n'y avait pas d'accouplement I/II, ce qui devait vraiment manquer.
Constant et Victor Sieg
Le fils de Cyriaque Sieg, Constant, né à Molsheim en 1807, mort en 1891, lui succéda après 1824 (comme instituteur-organiste). Constant Sieg fut nommé à l'école Normale de Colmar en 1852, et a été très actif dans le monde de l'orgue alsacien. Il a succédé à Martin Vogt à la Collégiale de Colmar.
Le fils de Constant est le compositeur Victor Sieg (1837-1899), né à Turckheim. A la fois son nom et son prénom furent prémonitoires : il fut le lauréat du grand Prix de Rome en 1864, Camille Saint-Saëns arrivant deuxième... On imagine le carnaval qui suivit, dans le petit monde musical parisien. (L' "Affaire Ivanhoé" est d'ailleurs assez bien documentée.)
Hirtenreigen
Légitimement, on voulut honorer la mémoire des Sieg à Turckheim. (Il y a bien une rue Victor Sieg, mais elle est beaucoup plus petite que la rue des Vignerons.) On instaura une tradition, consistant à jouer à chaque Noël une Pastorale nommée "Hirtenreigen" ("La ronde des bergers"). Elle est signée Sieg, mais on ne sait pas lequel. L' "organologie" pourrait donner un indice : la partition demande un "Basson et Chalumeau". Mais il y en a eu un à Turckheim pendant plus de 110 ans : entre 1840 (quand Callinet en posa un) et 1953 (quand un expert décida comment doit être un orgue "comme il faut"). Bien sûr, le titre de ladite ronde champêtre, aujourd'hui, renvoie plus volontiers à Tristan et Isolde (1865). Mais même s'il est aujourd'hui absent de l'orgue actuel, ce "Basson et Chalumeau" reste emblématique de Turckheim, et fait partie de son histoire. [EdelTurckheim8]
Un problème d'attribution
Cet orgue (celui d'avant 1978) est souvent attribué "à Silbermann". Il faut lutter conter ces attributions de complaisance. Cela pourrait paraître anecdotique, ou constituer une bataille contre des moulins à vent, si elles avaient pas fait autant de dégâts. L'Alsace n'a jamais trop pratiqué les vins d'assemblage (Turckheim, si...) Mais attribuer cet orgue de 1840 à Silbermann (parfois un timide "Silbermann / Callinet"), c'est aussi absurde que d'avancer qu'un Edelzwicker est un Gewurztraminer. Il y eut, dans l'organologie alsacienne, un phénomène miraculeux, l'équivalent de la "relique de contact" : tout instrument comprenant au moins du rondelle ayant appartenu à un Silbermann devenait "une des meilleures œuvres des célèbres facteurs Silbermann". Mais il faut être lucide : ce n'est pas parce qu'un jeu a été construit avec du bois ou du métal provenant de tuyaux plus anciens qu'il peut être attribué au facteur les ayant façonnés à l'origine.
Entretien et compléments
En 1888, Joseph Antoine Berger remplaça trois soufflets. Le quatrième soufflet, de Callinet, resta en place. [EdelTurckheim8]
L'inscription de 1888
Une inscription dans le grand-orgue, faisant écho à celle de 1792, précise : "« Ad majorem Dei gloriam! - Pour la plus grande gloire de Dieu ! » « Grâce a un don de feu Henri Grad, organiste, cet orgue qui compte 2 227 tuyaux a été revu et pourvu de trois soufflets neufs en novembre 1888 par Joseph Berger, facteur d'orgues a Rouffach. Andre Scherb etant maire, Jacques Vogel et Isidore Wentzinger ses adjoints. Membres du Conseil de fabrique soit : Jacques Wentzinger, Louis Schwindenhammer, Ignace Hug, trésorier Antoine Grad." [EdelTurckheim8]
Puis c'est Alfred Berger qui fit des travaux, en 1936. [EdelTurckheim8]
Le devis est daté du 10/12/1935, et a été adressé au curé Kohler : en option 1, des claviers et un pédalier neufs, l'accouplement du positif sur le grand-orgue (I/II), le renouvellement de la mécanique de pédale, et bien sûr un relevage. En option 2, une Voix céleste pour le récit (à la place de la Trompette), I/II et II/P, la mise en place de tirants à porcelaines, le renouvellement de la mécanique de pédale, et un banc neuf. En option 3, le complément de l'octave grave du récit (12 notes, C-H), et renouvellement de la boîte expressive (qui devant être plus grande pour accueillir l'octave grave.) [EdelTurckheim8]
Proche de Colmar
L'orgue a subi des dégâts durant le second conflit mondial, fin 1944 ou début 1945 : des obus ont éclaté à l'intérieur de l'église, et le positif étant touché par du éclat. Surtout, le plafond de l'église a été endommagé, et l'instrument a été exposé aux intempéries. [EdelTurckheim8]
Le plus beau jeu
Cela n'empêcha pas l'orgue, en 1952, de recevoir un visiteur célèbre : Albert Schweitzer. Celui-ci admira un jeu en particulier : la Gambe. (Dont au sait aujourd'hui qu'elle est de Callinet, 1840.) [EdelTurckheim8]
L'âge des lubies
En novembre 1953, des réparations, assorties de nouvelles transformations, ont été effectuées par Ernest Muhleisen. [IHOA] [ITOA]
Le Salicional du positif a été supprimé pour laisser la place à une Tierce (une de plus), et le positif a été affublé d'une Cymbale (car, à l'époque, un positif de dos ne se concevait que muni d'un "petit plein jeu"). Les anches de Callinet disparurent, au profit de cette Cymbale et d'un Cromorne. C'est ainsi que disparut le fameux "Basson et Chalumeau" qui inspira Sieg, et indispensable à sa Pastorale. [EdelTurckheim8]
Car il se trouva un expert pour recommander la suppression de ce Basson/Chalumeau, qui faisait pourtant partie de l'histoire de Turckheim, un peu comme la "pomme" sous la girouette du clocher ! L'ignorance de ceux qui croient tout savoir fait parfois autant de dégâts que les flammes. C'est un des principaux reproches qu'on peut faire à ces experts : ignorant (et méprisant) toute tradition locale, ils imposaient leurs critères "généraux". Heureusement pour la magnifique Gambe, il aurait été plus compliqué de la déclarer perforée et irrécupérable. On imagine que, grâce à l'appréciation de Schweitzer, on a échappé à la Sesquiatera.
La pédale a été affublée d'une autre de ces marottes de l'époque : une Flûte 2'. Malheureusement, cela se fit en supprimant un des jeux les plus emblématiques de l'orgue alsacien : le Violoncelle de pédale. La pédale fut aussi munie d'une Soubasse supplémentaire, placée sur un sommier séparé. [EdelTurckheim8]
Et le grand-orgue eut aussi droit aux modifications saugrenues. (S'il ne s'agit pas d'erreurs) : une Cymbale (i.e. une deuxième) et... une Bombarde 16'. [EdelTurckheim8]
Une fois de plus, il faut rappeler que ce ne sont pas les facteurs qui sont à blâmer pour ces errements. Au cours de la "période noire", il n'y avait rien d'autre à faire que d'implémenter les lubies d'un aréopage d'experts tout-puissants.
De fait, "le Doyen Ham s'est assuré le concours de MM. les Abbés Ringue et Rosenblatt pour charger le facteur d'orgue M. Muhleisen-Cronenbourg de cette entreprise." Puis il est précisé : "Certains registres en mauvais état ont du être enlevés et remplacés par des registres neufs." [EdelTurckheim8]
Par un hasard extraordinaire, les "registres" endommagés étaient justement ceux que les années 50-60 adoraient supprimer. Un peu comme une balle célèbre de 1963, des éclats d'obus ont quand même réussi, à force de demi-tours, à endommager le Salicional du positif, le Violoncelle de pédale, le Salicional 4' du grand-orgue, et le fameux Basson/Chalumeau du positif.
Une photo de la console, prise au début des années 1970 montre la console (de Berger) : en fenêtre, avec des claviers blancs, de très jolis tirants à porcelaines, une pédale expression à bascule et 4 pédales-cuillers en fer forgé, les deux de gauche commandant probablement l'accouplement I/II et la tirasse, et les deux de droite les appels anches/mixtures. Le pédalier était un modèle plat de 32 notes (tirant des sommiers de 25). [EdelTurckheim8]
L'incendie de 1978
L'orgue a été détruit lors de l'incendie de l'église, le 06/07/1978. [IHOA]
Le feu prit pendant la nuit : l'alerte a été donnée vers 3h du matin. Le lendemain matin, la toiture de l'édifice avait été détruite. Mais la tour-clocher, séparée de l'édifice, a été épargnée.
Les consignes sont claires : quand l'orgue ne joue pas, la boîte expressive du récit doit être laissé en position ouverte. (Essentiellement pour des questions d'hygrométrie et d'homogénéité de la température.) Mais en juillet 1978, la boîte avait été laissée fermée, sauvant ainsi sa tuyauterie, en l'isolant de la chaleur diffusée par rayonnement et par convection.
Comme en attestent les photos prises après le sinistre, les dégâts furent considérables. Il est même incroyable que l'on ait réussi à sauver plus qu'une partie du grand buffet : le positif de dos était entièrement consumé, et, au grand-orgue, la tuyauterie métallique avait fondu. Mais la seule partie du plafond de la nef encore en place était celle du fond, au-dessus de l'orgue.
Voici une photo de l'orgue vers 1974 (elle doit sûrement être d'Alphonse Edel, ou alors de R. Struss avec lequel il a travaillé pour sa monographie).
Historique
En 1983, Alfred Kern reconstruisit l'instrument. [IHOA]
Vu l'ampleur des dégâts de juillet 1978, il faut évidemment attribuer cet orgue à Alfred Kern. Bien sûr, tout n'est pas neuf : une bonne partie du grand buffet a pu être restaurée (parties centrales et gauche), ainsi que la plupart des tuyaux de pédale (protégés car à l'arrière) et ceux du récit de Callinet (protégé par la boîte expressive). Les sommiers, la mécanique, la console sont entièrement de 1983, tout comme le positif de dos. En dehors des éléments restaurés du buffet, il n'y a plus grand-chose de Silbermann (et, de toutes façons, les buffets des orgues Silbermann étaient sous-traités) : quelques bases de tuyaux, dit-on, du grand-orgue. La Doublette du grand-orgue est souvent déclarée "de Silbermann", même si l'orgue de Pairis avait une Flûte 2' (Quarte) à cet endroit. Et certains ajoutent aussi, pour allonger cette liste presque vide, les Flûtes de pédale - même si on sait que ladite pédale était de Henry. Qui s'occupe des détails quand le "Made in Silbermann" se vend si bien ?
Notons aussi que certaines sources avancent l'hypothèse que les jeux Callinet du récit reconstruit ne viennent pas tous de l'orgue sinistré : certains proviendraient de l'orgue de Réguisheim. [ITOA]
La chronique d'Alphone Edel
Alphonse Edel, l'organiste (et historien) de Turckheim, profondément éprouvé par la perte de son instrument, raconte l'histoire de la reconstruction, dans ses "Ephémérides" (1981-1984) : [EphemTurckheim14]
Le 08/05/1980, le marché avec la maison Kern a été acté. Les restes du buffet on été transportés à Strasbourg le 20/06/1980.
1982 : "30 octobre : aux ateliers du facteur d'Orgues Alfred Kern à Strasbourg-Cronenbourg toutes les équipes de travail affichent : Turckheim. Le buffet complet est prêt, les différentes parties prennent formes sous les mains habiles des ouvriers spécialisés."
1983 : "8 mars : Un camion de 38 TONNES transporte toutes les pièces de l'orgue et le matériel indispensable pour le montage, depuis les ateliers jusqu'au portail de l'église. Il est déchargé et les nombreuses pièces remplissent le fond de l'église."
"3 mai : QUELLE SPLENDEUR! c'est l'exclamation de M. le curé Beck à la vue du buffet garni de ses tuyaux. M. Edel peut produire les premiers sons sur deux registres."
[EphemTurckheim14]
L'orgue a été inauguré le 12/06/1983, avec un concert d'Alain Langrée. [EphemTurckheim14]
L'histoire se conclut par un "N.B." : "Le NOUVEL ORGUE est un instrument Alfred et Daniel Kern. Classique, entièrement mécanique, d'un toucher facile et maniement aisé. Certes, M. Kern a utilisé les parties récupérées de l'orgue après le désastre-incendie du 6 juin 1978. Donc nous avons: Le Buffet du grand orgue exactement celui de 1755 restauré. Le Buffet du positif, tout neuf, refait sur le plan de Silbermann. Les parties sonores du positif sont neuves, donc entièrement Kern. Les tuyaux du Récit (7 jeux Callinet) ont été conservés par la boîte fermée au moment de l'incendie, les flammes ont léché la boîte sans pénétrer. Les tuyaux du grand-jeu sont des restes Silbermann, Callinet complétés par Kern." [EphemTurckheim14]
Tout le monde n'a pas dû lire cette note, car, par la suite, les attributions fantaisistes reprirent de plus belle.
L'inventaire des orgues d'Alsace de 1986 est heureusement très clair : "Orgue Alfred KERN, inauguré le 12.06.1983" [ITOA]
Deux Voix humaines ?
Il ne s'agissait PAS d'une restauration, ni dans l'état antérieur au sinistre, ni aucun autre. L'orgue ne retrouva ni son Violoncelle, si sa Voix céleste, mais reçut curieusement 2 Voix humaines.
On peut concevoir l'une d'elles comme un souvenir du souhait des Bernardins de Pairis d'en avoir une, après avoir entendu celle de Colmar. Mais il n'y en a jamais eu à Turckheim avant 1983. L'explication de la seconde est encore plus difficile à cerner. Peut-être au cas où la première viendrait à tomber en panne ? Le plus probable, c'est que lors de la conception de l'instrument, dans une salle de réunion, frappa le débat "Ah, faut-il mettre la Voix humaine au grand-orgue ou au récit ?". Sûrement qu'après une longue nuit de palabres, l'âme charitable qui amena le café matinal l'accompagna d'une solution pragmatique.
Et le Basson/Chalumeau, alors ?
Et surtout, il ne retrouva pas son Basson/Chalumeau, et ça, c'est vraiment regrettable. C'est d'ailleurs difficilement explicable. Peut-être a-t-on estimé qu'après un pareil incendie, "Chalumeau", ça connote vraiment trop ? En quittant Turckheim, on peut aller à Ste-Croix-en-Plaine : là-bas, on a conservé le Basson/Chalumeau de 1840.
Tout cela ne doit pas occulter l'essentiel : la qualité du résultat.
En 2008, il y eut un relevage, mené par Hubert Brayé. []
Le buffet
Le culot de la tourelle centrale du grand-orgue porte un chronogramme. On peut lire y un extrait de la Doxologie finale des Psaumes (Ps. 150), avec certaines lettres d'une taille supérieure, indiquant celles qu'il faut retenir pour assembler la date en chiffre romains :
...soit "MDCCLIII", soit 1753, la date probable de construction par Ketterer du buffet destiné à l'orgue de Pairis.
Caractéristiques instrumentales
Console en fenêtre frontale, de Kern.
Malheureusement, l'expression du récit n'est plus progressive, mais à 3 positions.
Transmission mécanique, suspendue pour le grand-orgue, et à équerres pour le récit.
Sommiers à gravures, de Kern.
Sur place, c'est une vraie merveille. Il ne lui manque qu'un Violoncelle de pédale et une Voix céleste pour être l'avatar de l'orgue alsacien. Et bien sûr un Basson/Chalumeau pour rendre hommage à l'histoire de Turckheim. Il est superbement servi par l'acoustique de la nef. C'est vraiment un instrument qu'il faut aller écouter et jouer.
Il est tellement réussi qu'on enrage de voir Alfred Kern, son auteur, souvent privé du crédit de son attribution. On continue à lire, inlassablement, "l'orgue Silbermann / Callinet de Turckheim", ce qui constitue vraiment une injustice.
L'évocation de la Gambe tant appréciée de Schweitzer, des péripéties de Joseph Callinet voulant absolument créer des orgues meilleurs que vendus, et surtout celle de la mémoire des Sieg et de leur Basson/Chalumeau rendent cet instrument encore plus passionnant.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Benoît Dietrich.
Photos du 09/07/2004 et du 16/12/2007.
"369. Turckheim {V} et J. Lévy, Revue cath. d'Alsace 1929 : nouvel orgue de Völlig 1671; Silbermann J. A. 1755-56, de Pairis-Cistériens, acheté 1791, 17. IL; 42 Jeux, 3 Clav., Péd., sommier à coulisses, traction à vergettes, soufflerie méc." Le nom "Völlig" est une méprise, issue de la phrase "Orgelmacher völlig ausbezahlt", qui a été mal comprise, apparemment par Vogeleis. Cela signifiait que "Le facteur d'orgues [Aebi] a été complètement payé", et pas du tout qu'on a payé un facteur nommé "Complètement" (völlig).
Cette monographie, publiée 4 ans avant l'incendie, et superbement documentée. On y retrouve le fameux facteur "Völlig", l'auteur ne voulant apparemment pas, même face à l'évidence, contester l'Autorité. Notons que les appels mixtures/anches y sont appelés "Machines Barker", ce qui prouve qu'à l'époque, on ignorait totalement de quoi il s'agissait.
TURKHEIM, Stadt. - 1671 baute Völlig eine O. für 260 Gulden. VOGELEIS 542. - Im J. 1709 wurde Heinrich Schaefer Organist u. Schulmeister in T. Ebenda 600. - Am 17. XI. 1791 wurde f. d. Pfrki. von T. beim Distrikt zu Colmar die O. des Kl. Pairis O. Cist. für 5.000 livr, gekauft, ein Werk, das J. A. Silbermann 1755 für Pairis gebaut hatte. Henri, Orgelbauer von Thann, erhielt f. d. Abbrechen u. Wiederaufstellen der O. in T. 700 livr. Aug. SCHERLEN, Gesch. der Stadt Türkheim, Colmar 1925, 148. Vgl. auch VOGELEIS 592 (Silbermann). - Wiederherstellung der O. durch die Callinet, Vertrag 15. VI. 1839, mit Garantie von 4 Jahren. Preis der O.-Vergrösserung 7.861 + 600 Fr. O. mit 37 Reg., 3 Clav., Ped. Rep. um 1890 von J. A. Berger für 800 M. Die O. wurde 1953 von E. Mühleisen überholt. MEYER-SiAT 211-218, mit Abb. der O. Taf. 44. - Vgl. auch MATHIAS 72.
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