La chapelle de la Maison Saint-Florent (la "Missionshüs") est bien plus grande que son nom ne laisse imaginer : elle dépasse en taille beaucoup d'églises paroissiales. Son acoustique est généreuse, et l'opus 174 de la maison Rinckenbach d'Ammerschwihr (1926) y sonne magnifiquement. Cet instrument est remarquablement conservé, et c'est l'un des rares et précieux témoins de la facture d'orgues alsacienne des années 1920.
Historique
En 1926, Joseph Rinckenbach construisit pour les Pères du St-Esprit un orgue marqué par la fidélité au romantisme et la résistance au "Néo-classique". [IHOA] [ITOA] [DepliantLapreste] [PVBlanchard]
Cet opus 174 est contemporain des malheureux instruments de Niederlauterbach, Kintzheim (remplacés respectivement en 2000 et 2011) ou Hilsenheim (détruit en janvier 1945). Le précédent dans la liste des Rinckenbach conservés est le grand instrument de Rosheim, une merveille... aujourd'hui muette. Celui de Saessolsheim (1926 aussi) existe toujours : il est utilisé en concert, mais plus en Alsace, puisqu'il a été déménagé à Montbron : c'est une des belles étapes du festival d'orgue en Charente. L'orgue de Saverne est donc un précieux témoin de la facture des années 20, qui est aujourd'hui encore largement méconnue.
Post-symphonique
Il s'agit d'un véritable "Spätromantik" "romantique tardif", ou "post-symphonique". L'instrument est noté à 14 jeux dans la liste du "dépliant" de Lapresté. Il témoigne, un peu comme celui de Saales (1923), d'une certaine résistance à ce qu'on a appelé plus tard le néo-classicisme. La seule concession explicite à ce mouvement est la Quinte du récit : à part cela, il n'y a ni Doublette ni Cornet au grand-orgue, et pas de Mixture. A l'époque, on ne commettait pas l'erreur de grimper dans les aigus avant d'avoir solidement assuré les fondamentales.
Octaves aiguës
Mais les sonorités brillantes (censées convenir à l'interprétation des "Maîtres anciens") sont tout de même à la portée de cet orgue. Il a même été conçu pour cela, quoique cela ne saute pas aux yeux à la lecture de la composition. Il y a un accouplement du récit sur le grand-orgue "en octaves aiguës réelles" (i.e. le récit a 68 notes au sommier, et il est donc capable de jouer une octave plus haut que les claviers, sur toute leur étendue.) Ceci dote l'instrument d'un rang complet de 1'1/3 et de 1' (respectivement la Quinte 2'2/3 et l'Octavin à l'octave). C'est encore mieux qu'un plein-jeu, car la polyphonie n'est jamais perturbée par des "reprises" faisant octavier les lignes mélodiques.
L'instrument a par la suite été entretenu par Edmond-Alexandre Roethinger, l'organiste Erwin Sattler, et la maison Muhleisen (1969 ?). A part le probable ajout d'un emprunt du Bourdon 16' au grand-orgue à la pédale (qui a peut-être encore été réalisé par Joseph Rinckenbach), l'instrument n'a subi aucune modification de composition. [ITOA]
En 1939, la maison Duhamel de Nancy a déménagé ici l'orgue de l'institut St-Joseph de Neufgrange (Moselle), aujourd'hui situé à Wasselonne, St-Jean Bosco. (La similitude des compositions de ces deux instruments est d'ailleurs étonnante, surtout quand on sait que le Cornet de Wasselonne a été ajouté en 1941 par Ernest Muhleisen). En fait, l'orgue de Neufgrange n'a fait que passer par Saverne, sans y être remonté. [IOLMO]
En 1965, le Père supérieur Macher raconta à Médard Barth que [depuis 1926] "il sert fidèlement nos offices". Barth note d'ailleurs la qualité de l'instrument, et, avec une honnêteté intellectuelle bien supérieure à beaucoup de ses contemporains organologues, commence à douter qu'il y ait des Rinckenbach "de la mauvaise époque" (i.e. "après-guerre"). [Barth]
Parmi les préjugés et les "lieux communs" en vogue dans les salons dans les années 60-90 figurait en bonne place le cliché "Le pneumatique ne vaut rien". Forcément, les juteux marchés de "mécanisations" et de "baroquisations" valaient sûrement quelques petits mensonges... Il était de "bon ton" de les répéter, et Barth est l'un des seuls acteurs de l'orgue de l'époque à savoir écouter un orgue sans parti-pris. [Barth]
En 2003, l'orgue a été relevé par Dietmar Schömer, de Kleinblittersdorf (D). [PVBlanchard]
L'accord général a été finalisé au printemps 2004, pour des raisons de température. [PVBlanchard]
Il y eut probablement une intervention par la suite, et elle fut vraiment regrettable. De fait, en 2021, on constate que certains tuyaux ont été accordés au papier adhésif - ces pratiques sont malheureusement assez courantes - et une partie des Principaux du grand-orgue a été traitée d'un façon qu'on ne peut que qualifier de désastreuse. (Voir photos.) [Visite]
Le buffet
Même s'il n'est pas destiné à rivaliser avec les grandes boiseries néo-classiques très développées, comme à Schweighouse-près-Thann (1928) ou Uffholtz (1930), ce buffet dispose d'une façade en chêne. L'arc supérieur dessiné par les tuyaux dépassant du buffet est caractéristique de l'influence du Modern style sur les buffets d'orgue. On le retrouve à Schweighouse (mais "habillé"). Ici, il s'inscrit dans l'arc de voûte en plein cintre qui le surplombe. Le reste de l'ornementation s'éloigne de l'Art déco, et associe des courbes à volutes avec des formes volontiers géométriques.
Les colonnes latérales portent un panneau d'entrelacs de motifs végétaux. La ceinture du buffet est une frise géométrique de triangles dans lesquels est inscrit un motif en forme de demi fleur à 7 pétales. Les colonnettes sont dotées d'une base et d'un chapiteau sculptés. La corniche reçoit un motif à damier, façon pomme-de-pin (que l'on retrouve à Schweighouse).
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un rideau coulissant. Tirage des jeux par dominos à porcelaines de couleur, placés en ligne au-dessus du second clavier. Les porcelaines sont à fond blanc pour le grand-orgue, bleu clair pour la pédale, et rose pour le récit.
Claviers blancs, à frontons biseautés. Joues rectangulaires.
Commande des accouplements par pédales à accrocher. De gauche à droite : "IIa.-I" (II/I 4'), "IIg.-I" (II/I 16'), "II-P.", "I-P.", "II-I", et "G.O." (appel grand-orgue). Suivent la pédale à bascule de l'expression du récit ("Expression") et la commande du trémolo du récit par pédale à accrocher ("Tremolo").
Commande des combinaisons fixes par pistons blancs placés sous le premier clavier. De gauche à droite : "PP.", "M.F.", "F.", "FF", "0" (annulateur). La dernière, "FF", correspond au Tutti.
Banc d'origine, "Modern style", où la lyre "historique" de la maison Rinckenbach a évolué en 4 échancrures verticales allongées.
Plaque d'adresse située à gauche, à hauteur du premier clavier, sur la partie inclinée, en laiton incrusté :
Cette console est de type Ingersheim / Scherwiller (conçues juste après-guerre). Mais la raison sociale de l'entreprise a changé en 1926 : c'est ici "J. Rinckenbach et Cie". C'était déjà le cas à Kintzheim (opus 173, 1926), et jusqu'en 1928, par exemple à Stosswihr-Ampfersbach (1927) ou sur la console du Bonhomme (1928). On retrouve aussi cette plaque (portant le numéro d'opus 183) à Montebourg (Manche).
Pneumatique tubulaire, notes et jeux, très précise et agréable.
A membranes, de Rinckenbach. Les sommiers du grand-orgue sont diatoniques en mitre (basses au centre). Deux sommiers diatoniques au récit, mais en "M" (basses aux extrémités). La pédale est logée de part et d'autre du grand-orgue, orthogonalement à la façade.
La tuyauterie est homogène et de grande qualité. Elle est dans un état de conservation globalement satisfaisant, à l'exception de quelques tuyaux accordés au papier adhésif, et des principaux du grand-orgue. En particulier, la partie "sur le vent" de la Montre a été à l'évidence gravement mutilée (entailles de timbres soudées, et accord "au ton" probablement effectué à la grenade défensive). La partie en façade, constituée de tuyaux en zinc de belle facture, sonne à merveille.
La tuyauterie d'origine a toutes les caractéristiques de la facture romantique : entailles de timbre, bourdons à calottes mobiles, biseaux à dents.
Cet orgue fait vraiment partie des "découvertes" : c'est vrai qu'il n'est pas souvent évoqué quand on parle des orgues de Saverne... Son statut d'orgue "de chapelle" n'a pas forcément contribué à attirer l'attention des virtuoses et des théoriciens. (Qui n'ont pas vu la taille de la "chapelle".) Mais, comme à chaque fois que quelque chose de caché et de modeste s'avère être mille fois mieux que les préjugés, c'est une expérience enthousiasmante !
Evidemment, c'est le genre d'instrument à apprivoiser, et qu'il faut chercher à comprendre. Il restera une "pompe à cantiques" pour tous ceux qui l'approcheront avec en tête cette idée toute faite. Mais, rien qu'en arrivant à la tribune, certains détails ne trompent pas : ici une partition de Franck, là, les "Heures mystiques" de Boëllman, et là-bas, "Au pied de l'autel" de Guy Ropartz. Et, quand même, cet orgue a été tenu par Léonard Zeller. Puis on se souvient d'autres visites, d'autres rencontres. On allume la machine, on accroche les pédales "IIa.-I", "II-I" (II/I 4' et 8') et "II-P.", PAS "G.O." (on a du temps, pour ça), on bascule un ou deux dominos à porcelaine rose, et... on laisse faire la magie.
Bien sûr, pour que celle-ci opère complètement, il faudrait réparer ce qui a été infligé aux Principaux du grand-orgue (et à quelques tuyaux isolés). Cet orgue - très authentique et sûrement un des plus beaux et attachants de Saverne et de sa région - mérite amplement des soins attentifs et de l'intérêt.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Sébastien Bauer.
Photos du 26/09/2021 et données techniques.
Photo du 14/02/2015
Données historiques et techniques.
Histoire de l'orgue de Neufgrange.
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