L'orgue de St-Grégoire de Ribeauvillé est l'un des plus célèbres d'Alsace. Et son édifice compte parmi les plus chargés d'histoire. Celle-ci remonte, en ce qui concerne les orgues, à la seconde moitié du 15ème siècle ; il s'agit donc d'une tradition plus que 5 fois centenaire.
Historique
Un premier orgue est attesté à Ribeauvillé en 1471. [RSA]
Historique
Puis, vers 1500 un facteur nommé Ruppert Eckstetter, de Constance, fournit un orgue neuf. On connaît le nom de l'organiste en 1506 : "her [Herr] Otten", natif d'Ensisheim. [IHOA] [ArchSilb] [Vogeleis]
Rupprecht Eckstetter travailla aussi à Kaysersberg en 1525, peu avant sa mort.
En 1654, on sait qu'un orgue a été utilisé lors de l'accueil de évêque de Bâle : il a joué le Te Deum laudamus. [IHOA] [JPAEA75]
Il y eut une réparation en 1657, par Johann Geussler, de Lucerne. [IHOA]
Notons que quelques années après la réparation de cet instrument par Geussler (entre 1658 et 1663), les Augustins de Ribeauvillé se firent construire un orgue neuf. (Dans l'édifice qui est est devenu en 1819 le couvent de la Providence.) [AEA69Ribeau]
L'instrument fut étudié par Jean-André Silbermann en 1739 ; c'est pourquoi on en connaît l'aspect :
En 1742, Jean Daniel Cräner fut l'auteur de deux projets : un pour effectuer une réparation, l'autre pour réaliser un orgue neuf. [IHOA] [Barth]
Cräner avait installé son atelier à Ribeauvillé. C'est sûrement lui qui a construit, vers 1723, un orgue pour la chapelle des Ribeaupierre.
Historique
Mais Ribeauvillé ne fit pas appel au facteur local : le 16/03/1748, on acheta l'orgue de Strasbourg, Temple Neuf, fruit d'un projet commencé par Friedrich Ring, et achevé par Claude Legros en 1702. On demanda à Johann Georg Rohrer d'installer l'orgue à Ribeauvillé, ce qui fut fait en 1749. [IHOA] [HOIE] [Barth]
En effet, Ring mourut le 14 mars 1701, alors que la construction de son orgue n'était pas achevée. Avec 25 jeux sur 3 manuels et pédale (Bourdon 32'), c'était un instrument d'esthétique germanique qui avait été envisagé. C'est Claude Legros, de Metz, qui fut appelé pour l'achever. Ce dernier a considérablement infléchi l'esthétique sonore. De fait, c'était le premier orgue "classique français" alsacien.
En 1708, André et Gottfried Silbermann avaient ajouté une pédale (ou plutôt remplacé celle de Legros, qui ne donnait pas satisfaction, aux dires de Jean-André Silbermann, toujours trop heureux de pointer du doigt les déconvenues de ses concurrents). André et Jean-André Silbermann semblent avoir puisé dans cet orgue une bonne part de leur inspiration ultérieure, à commencer par le style parisien, mais aussi des éléments esthétiques, comme les tourelles tri-lobées, qui seront chères à Jean-André. [HOIE] [RSA]
Son importance historique est donc considérable.
En voici la composition au moment de son arrivée à Ribeauvillé :
En 1804, l'orgue était "dans un état pitoyable de délabrement". [PMSCALL]
Historique
De 1824 à 1827, Joseph Callinet fit des transformations à l'orgue Ring/Legros/Silbermann/Rohrer, en conservant le buffet et une bonne partie de la tuyauterie. [IHOA] [HOIE]
Voici la composition de l'orgue Callinet :
En 1893, Emile Wetzel (il est précisé "de Bergheim") fit une réparation, et compléta probablement la pédale de 2 notes (jusqu'au deuxième Ré, passant l'étendue de C-c' à C-d'). [HOIE] [Barth]
En 1917, les tuyaux de façade ont réquisitionnés par les autorités. [IHOA] [Barth]
Historique
En 1933, l'instrument fut reconstruit par Adolphe Blanarsch. [IHOA] [HOIE]
Il faut noter que la composition de l'orgue Blanarsch ne semble pas avoir été publiée : on trouve celle de 1748, celle de 1824, l'état en 1933 avant les travaux, et celle après la reconstruction de 1984. Comme de nombreux autres, parce que sa transmission était pneumatique, cet instrument fut totalement méprisé par les organologues, alors totalement enfermés dans leurs préjugés. L'histoire des orgues de Ribeauvillé avant 1933 a été rédigée par Max Stoehr ("Die Orgel des Katholischen Kirche zu Rappoltzweiler. Ihre Geschichte.", dans la Gazette de Ribeauvillé et le Courrier d'Alsace du 23/122/1933). [Barth]
On sait que le chanoine Léon Brecht a reçu en 1932 des propositions d'Edmond-Alexandre Roethinger, Georges Schwenkedel, Jules Besserer, Adolphe Blanarsch et même de Joseph Rinckenbach (qui, finalement, ne construisit plus d'orgue neuf après 1931). On peut donc dire que le projet mobilisa l'essentiel du monde de l'orgue alsacien de l'époque. En signant avec Blanarsch, le 22/05/1932, c'est clairement le choix d'un "outsider" qui a été fait par Ribeauvillé. L'instrument, de 40 jeux sur 3 manuels et pédale (2400 tuyaux) fur reçu le 24/12/1933 (juste à temps pour la Messe de minuit). L'harmonisation ne semble pas avoir été au niveau attendu. (Il faut dire que Joseph Rinckenbach puis Georges Schwenkedel avaient placé la barre très haut en Alsace à l'époque.) En 1937, Léon Brecht fit appel à l'harmoniste M. Perroux, de Paris, pour retoucher quelques défauts. [Barth]
L'orgue a été endommagé le 22/12/1945 au cours d'un bombardement. [AC1974]
A l'automne 1955, la maison Edmond-Alexandre Roethinger effectua des réparations. [AC1974]
Des données très intéressantes sur l'orgue de 1933 ont été publiées non pas par un spécialiste des orgues, mais par un "généraliste" de l'histoire religieuse, Paul Link, qui en parle dans son étude sur l'église de Ribeauvillé (1973). Il a eu accès à un rapport d'expertise rédigé par Jean Lapresté le 14/03/1954, retrouvé dans les notes manuscrites du chanoine Léon Brecht (qui a vraisemblablement commandé cette expertise). Lapresté avait été appelé pour évaluer les dégâts subis par l'orgue lors du bombardement du 22/12/1945, et voici son commentaire : "C'est un très bel instrument. Construit au milieu du 18ème siècle, il comportait 30 jeux répartis sur 2 claviers manuels. Le buffet qu'on peut encore admirer aujourd'hui est une splendide œuvre d'art, datée de 1742. Il est blanc et or et de style très pur.- Il fut complètement rénové en 1933 par le facteur Blanarsch d'Illkirch. Ce facteur construisit un orgue à transmissions pneumatiques, muni des derniers perfectionnements connus dans ce domaine, utilisant un certain nombre de jeux anciens et le portait de 30 à 40 jeux, répartis sur 3 claviers de 56 notes et un pédalier de [3]0 notes. Outre toutes les pédales classiques et nouvelles pour les combinaisons, on trouvait encore 5 combinaisons fixes et 12 pédales commandant les combinaisons. L'orgue que nous voyons aujourd'hui [1954] est donc un instrument non seulement de haute qualité artistique, mais encore il réalisait en 1933 l'orgue véritablement moderne aux multiples ressources". [AC1974]
Cet épisode plus ou moins passé sous silence par l'organologie de la fin du 20ème siècle nous donne pourtant de précieuses informations : cet orgue était apprécié ; sa partie "historique" était soulignée et mise en valeur ; et son côté novateur et moderne était parfaitement assumé. On est bien loin de l'idée préconçue voulant que les années 30 méprisaient les instruments historiques au profit de "systèmes" dont l'utilisation était décrétée par des experts incompétents... Au contraire : ces instruments, dont on a gardé le meilleur de l'ancien, complété par le meilleur de l'époque, constituaient un style en soi, très apprécié. Les dogmes de l'orgue "homogène" ou "intègre" datent bien des années 1970, qui les ont promus au rang de valeurs, avec le fameux argument de la "cohérence". Par contre, en 1954, c'étaient les possibilités offertes à l'organistes ("multiples ressources", combinaisons) et l'ergonomie de l'instrument qui représentaient des valeurs.
En 1975, un incendie dans l'édifice causa - peut-être indirectement (suie, humidité) - des dégâts à l'instrument. [ITOA] [Visites]
Dans les années 70, les instruments constitués de plusieurs "strates" étaient alors très mal vus, et il fallait absolument "restaurer" (i.e. reconstruire) les orgues du 18ème qui avaient évolué, afin de leur rendre leur "intégrité". Tout ce qui était "pneumatique", et donc du début du 20ème siècle, était à éliminer sans pitié. Le plus ironique dans tout cela, c'est que durant la même époque (1960-1980), des dégâts considérables ont été commis sur des orgues romantiques ou post-symphoniques, affublés de "petits jeux" néo-baroques réalisés à la pince coupante à partir des tuyaux anciens... Toutefois, à Ribeauvillé, on constate que l'orgue de 1933 a surtout et avant tout été victime de de la guerre et d'un incendie. Avec tout cela en main, on comprend mieux pourquoi, en 1984, c'est bien une page blanche qui se présentait pour l'orgue de Ribeauvillé. Une page qui fut bien joliment remplie.
Historique
En 1984, l'instrument fut totalement reconstruit, par Alfred et Daniel Kern, toujours dans le buffet de 1702. [IHOA]
Pour l'esthétique sonore, c'est clairement l'école classique française (parisienne) qui fut choisie. L'idée était de revenir à la composition de 1749 (y-compris l'écho), mais avec une pédale enrichie d'une Soubasse 16' et d'une Bombarde 16', une étendue des claviers plus importante, une tirasse et un accouplement, et de doter l'instrument d'un Oberwerk, réalisé à partir de jeux du récit de Blanarsch (Trompette, Hautbois, Voix humaine ; les autres jeux sont de Kern). Les autres plans sonores, bien entendu, ont été dotés au maximum de tuyaux anciens - évidemment réharmonisés. Le positif est, à l'exception de son Bourdon 8', entièrement de Kern, tout comme l'écho. Les anches de pédale sont aussi de 1984. [RSA] [ITOA]
Le buffet
Le buffet avait été construit en 1700-1701 pour abriter l'orgue Friedrich Ring / Claude Legros (le positif de dos est de Legros). L'ensemble est immédiatement identifiable par sa disposition "en étages", et son allure générale est plutôt germanique. L'élément central est constitué de trois tourelles larges, la plus grande au centre), séparées par de petites plates-faces. Ces tourelles, de 7 ou 9 tuyaux, peu convexes donnent à l'ensemble son caractère "outre-Rhin". Les trois tourelles sont surmontées d'éléments tri-lobés (au centre, il est jouxté de petites plates-faces). Ces tourelles tri-lobées connaîtront par la suite un grand succès en Alsace. Le positif de dos, par contre, pourrait parfaitement convenir à un orgue français du 18ème, avec ses deux tourelles à entablements (5 tuyaux) et deux plates-faces séparées d'un montant. (Wasselonne, Niedermorschwihr.)
L'ornementation, de style rocaille et faisant la part belle aux feuilles d'acanthe, est somptueuse : jouées et rinceaux très développés, claires-voies, frises aux entablements et à la ceinture. Les culots sont plutôt réduits. Les ouvertures pour le clavier d'écho ont donné l'occasion de proposer des panneaux sculptés ajoutés. Au positif, on retrouve les jouées et les claires-voies, et le petit buffet est doté des traditionnels pots à fleurs (ici très élaborés), d'un pendentif large et d'un trophée entre les tourelles.
Enfin, les couronnements sont constitués de volutes en rocaille très développées portant trois anges musiciens. Ceux des tourelles centrales embouchent une trompette, et celui du centre... fait de l' "Air Guitar" (avec beaucoup d'entrain ; il tenait peut-être à l'origine un instrument aujourd'hui disparu, peut-être une Viole de Gambe, vu la position des mains).
Caractéristiques instrumentales
C | G | g | c' | g' | c'' |
2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
C | G | g | c' | g' | c'' |
1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' |
C | c | g | c' | c'' |
1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' | 8' |
1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 5'1/3 |
2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 4' |
C | G | c | g | c' | c'' | g'' |
1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
1/4' | 1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' |
C |
2'2/3 |
2' |
1'1/3 |
1' |
2/3' |
1/2' |
Console en fenêtre frontale, de Kern (1984). Tirants de jeux de section carrée à pommeaux tournés, clairs ou sombres pour identifier le plan sonore. Ceux de l'Oberwerk, du grand-orgue et la pédale sont disposés en deux fois deux colonnes de part et d'autre des claviers. Les tirants de l'écho sont disposés en colonne dans le coin supérieur droit de la console. Ceux du positif sont placés dans le petit buffet, donc dans le dos de l'organiste, une colonne de chaque côté. Les pommeaux des jeux de pédale et de l'Oberwerk sont clairs ; ceux des autres plans sonores sont foncés. Claviers noirs (feintes en os).
Plaque d'adresse en laiton à lettres italiques noires, placée à droite au-dessus du quatrième clavier :
Voici la disposition des tirants à la console. Elle est fort logique, les plans sonores étant bien délimités (verticalement et par la couleur du pommeau). Les tirants du positif sont dans le dos, ceux de la pédale en bas et clairs, ceux du grand-orgue au centre et noirs, et ceux du récit en haut et clairs. Les trois tirants du Cornet d'écho sont à part, en haut à droite. L'ensemble est très symétrique : quand on ne trouve pas un jeu, il a de fortes chances d'être à la même place de l'autre côté. Ainsi, les jeux coupés en basses+dessus ont, suivant une habitude bien établie, un tirant de chaque côté, au même emplacement. Les tremblants sont également symétriques, tout comme, à la pédale, le 16' ouvert et le 16' bouchés.
Le positif (à gauche, les tirants à la gauche de l'organiste, i.e. plan dans le sens de l'orangiste, non retourné vers le positif) :
Tirants de l'écho :
Mécanique suspendue, de Kern (1984).
Sommiers à gravures, de Kern (1984).
Diapason : La 392 Hz. (Si 440 Hz ; 1 ton en-dessous du diapason normal.)
A Ribeauvillé, on est tout d'abord très bien accueilli : cette localité, chargée d'histoire et bien décidée à continuer à l'écrire, est décidément bien attachante ! L'amateur d'orgues est gâté : il y a des petits bijoux cachés comme l'orgue du pensionnat Ste-Marie, et l'impressionnant "néo-classique" du couvent de la Providence. L'orgue Kern de l'église St-Grégoire est bien sûr le plus célèbre. C'est l'un des plus aboutis dans son style, et l'une des dernières prestations de son créateur, qui, décidément, a marqué son époque : il était en totale "résonance" avec elle.
Cet instrument est évidemment très concentré sur un type de répertoire, celui du 18ème. Et il y excelle. Il faut dire que les moyens sont là : deux Voix humaines, et cinq Cornets (dont deux décomposés) ce n'est pas courant ! Le troisième clavier, avec son Cornet de récit et ses deux anches, ajoute d'innombrables possibilités aux registrations "canoniques" de l'orgue français. Ce fait confirme qu'il ne s'agit absolument pas d'un "pastiche" de l'orgue de 1749, bien que, dans les années 1980 - pour lesquelles tout orgue valable se devait d'être issu du 18ème - a essayé de faire passer le projet pour une "reconstruction historique". En fait, c'est bien un orgue neuf qui a été élaboré en 1984. Les préoccupations consistant à retrouver l'origine de tel ou tel jeu "ancien", ou à décider s'il faut attribuer l'instrument à Ring, Legros ou Silbermann sont devenues très secondaires : cet instrument n'a - évidemment - jamais été meilleur que depuis 1984. Un tuyau ancien ne sonne pas mieux parce qu'il est ancien. Avec le recul, on comprend que cet instrument appartient au meilleur de la production du dernier quart du 20ème, qui brilla surtout face aux pages blanches. Une fois de plus, le succès est venu d'une certaine résistance à la tentation d'utiliser des éléments anciens pour faire du "simili-quelque chose" : ils ont ici été une source d'inspiration pour créer une œuvre originale. C'est sûrement pour ça que le résultat est si enthousiasmant.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Mr le Curé Christian Renger et à Alexis Platz.
Photos du 05/06/2019.
Photos du 02/04/2014. Données techniques ; composition des Mixtures.
Photo de 2002.
Photo du 10/07/2003.
Pour l'état en 1804 ; les travaux de 1824-1827 n'étaient pas connus à l'époque.
pm68000928 ; pm68000292 ; pm68000291
Localisation :