L'orgue de la chapelle des Diaconesses de Strasbourg.Photo de Robert Stentz, le 14/03/2006.
C'est un vrai petit trésor que l'ont trouve à la chapelle des Diaconesses : un orgue de la maison Gebrüder Link, datant de 1905. Cet instrument serait entièrement authentique s'il n'y avait pas eu une regrettable modification en 1955, qui a affecté la transmission, et surtout deux jeux qu'il faudrait vraiment restaurer. (Cela ne serait pas bien difficile.)
La communauté des Diaconesses de Strasbourg a été fondée en 1842 par le pasteur François Haerter. Son installation rue Ste-Elisabeth date de 1844. En 1855, l'établissement a ouvert la première crèche de Strasbourg, avec une capacité d'accueil de 50 enfants. La chapelle a été construite juste à côté de la clinique en 1904. C'est un édifice néo-gothique conçu par l'architecte Henri Salomon. En 2017, plusieurs cliniques de Strasbourg, dont celle des Diaconesses, ont été regroupées sur le nouveau site de Rhéna.
Historique
L'orgue Gebrüder Link, de Giengen an der Brenz, date de 1905. C'est leur opus 414. Il est donc contemporain de l'édifice, et lui est idéalement adapté. [IHOA]
Voici la composition d'origine :
L'instrument est aussi contemporain du petit bijou de Merkwiller-Pechelbronn. Ce sont deux orgues en version "d'export", clairement dotés d'une touche d'orgue français : à Pechelbronn, un côté romantique (Voix céleste), et à Strasbourg une influence plus classique (Nasard et Flûte 2'). L'année suivante, la maison de Giengen dota l'Alsace de son opus 446, la merveille de Scharrachbergheim-Irmstett.
Le mystère du projet de 1935
Le 14/01/1935, Georges Schwenkedel rédigea un projet de transformation, qu'il est difficile d'interpréter. Il nota des détails sur le sommier du grand-orgue (confirmant qu'en 1935, la composition était toujours Principal 8', Flûte 8', Principal 4' et Salicional). Et il était prévu de réaliser un nouveau sommier pour le second clavier, pour 3 jeux seulement : Flûte harmonique 4', Nasard 2'2/3 et Flageolet. Il est noté qu'il faudra prévoir la boîte expressive pour ce nouveau sommier. Il s'agissait donc fort probablement non pas d'un remplacement du sommier de récit existant, mais d'un agrandissement de l'orgue (en fait de son récit) pour y loger 3 jeux supplémentaires. Deux jeux existants (2'2/3 et 2') devaient être déménagés sur le nouveau sommier, libérant 2 chapes, et la 3ème chape du nouveau sommier devait accueillir une Flûte harmonique 4'. Il n'est pas précisé quels sont les deux nouveaux jeux prévus pour occuper les 2 chapes libérées sur le sommier originel. Le projet ne vint pas à exécution. Mais il est significatif de noter qu'en 1935, il était prévu d' *ajouter* des jeux, pas d'en remplacer.
La regrettable transformation de 1955
En 1955, Ernest Muhleisen transforma malheureusement ce bel instrument. Il électrifia la traction et remplaça deux des plus beaux jeux : le Salicional du grand-orgue (pour y mettre une inutile Flûte à cheminée 4') et surtout la grande et belle Flûte ouverte 8'... remplacée par un vulgaire Bourdon ! Car contrairement à l'approche de 1935, là, pour ajouter des jeux, on en supprime d'autres. [ITOA]
Comment peut-on faire ça à un aussi bel orgue ? Les Flûtes 8' ouvertes de nos orgues Link comptent parmi les plus beaux jeux d'Alsace. Remplacer une telle merveille par un Bourdon est une absurdité sans nom ! On se demande quel est l' "expert" enfermé dans une doctrine "baroco-quelque chose" qui a réclamé ces changements de jeux. Et dire que les propriétaires de l'instrument ont dû payer pour ça ! Il faut absolument rendre sa Flûte 8' à cet instrument : c'est son jeu le plus important...
Notons qu'il y a des orgues Link avec un Gedeckt au grand-orgue, mais alors, la Flûte 8' est au récit. (Scharrachbergheim-Irmstett, Ittenheim...)
Le buffet
Le buffet est très original. De style néo-gothique, il englobe une porte de l'édifice, côté droit. L'instrument et la chapelle ont été conçus ensemble, ce qui explique leur parfaite intégration.
La structure générale est constituée de deux éléments séparés par 3 fines et hautes tourelles doubles. Ces tourelles sont couronnées soit d'un pinacle (les latérales), soit d'un clocheton (la centrale), ce dernier évoquant le clocheton de la chapelle.
Les deux grandes parties intermédiaires sont chacune surmontées de deux plates-faces triangulaires, couronnées d'un pinacle. La partie de gauche, avec sa grande plate-face, abrite l'orgue. Celle de droite constitue une arche au-dessus de l'accès. La console est accolée, sur le côté gauche.
Caractéristiques instrumentales
La console Link à la chapelle des Diaconesses.Les photos de la console sont de Wolfram Steuernagel, 06/03/2007.
Console accolée latérale, placée du côté gauche, fermée par un couvercle basculant. Tirage des jeux par dominos, situés en ligne au-dessus du second clavier. Les dominos sont munis de porcelaines, de couleur bleue pour le grand-orgue, rose pour le récit, et jaune pour la pédale. Les accouplements et tirasses sont bicolores, pour respecter le code de couleur. Selon une habitude de la maison Link, le nom des jeux est préfixé par le plan sonore (e.g. "I.M. Principal 8'"). La ligne de dominos est flanquée de petites moulures. Claviers blancs à frontons biseautés ; joues moulurées. Commande de l'expression du récit par pédale basculante, située complètement à droite, tournée vers le centre, et repérée par une porcelaine "Schwelltritt".
Appel des combinaisons fixes par deux pistons blancs, complétés par un piston annulateur noir, placés au centre sous le premier clavier, et repérés par des porcelaines rondes disposées entre les claviers : "Mezzo-Forte", "Forte" et "Auslösung".
Plaque d'adresse en trois parties : les deux principales, en lettres dorées sur fond noir, sont de chaque côté à hauteur des dominos.
Celle donnant le numéro d'opus est blanche, rectangulaire, et placée au centre, sous les dominos. Elle est malheureusement fendue verticalement, au niveau du "1".
Les plaques Link à la chapelle des Diaconesses de Strasbourg.Le niveau de finition est très élevé, et l'attention a été portée au moindre détail. Les porcelaines ont un liséré doré, et font apparaître le nom des jeux en lettres gothiques, dont les capitales sont enluminées.
Sur cette photo, on distingue clairement les porcelaines de 1955.On peut les comparer aux magnifiques porcelaines des jeux d'origine.
La transmission était pneumatique à l'origine (elle est d'une grande qualité sur les orgues Links conservés), mais elle a malheureusement été électrifiée en 1955, pour des raisons obscures. (La perte de compétence des facteurs dans le domaine du pneumatique étant l'hypothèse la plus crédible.) C'est regrettable, car cela complique inutilement une pneumatique tubulaire qui est une solution simple et robuste, qui a fait ses preuves.
Sommiers à cônes.
On le sait, les orgues de ville sont très souvent modifiés ou remplacés, au gré des modes et des demandes des organistes "de carrière", pour lesquels un orgue correspondant à leurs attentes vaut plus qu'un orgue historique. Il en résulte que le patrimoine organistique de Strasbourg s'est considérablement appauvri au cours des dernières décennies, à force de recopier du "néo-baroque", variante pseudo-nordique ou variante simili-Silbermann...
Cet instrument fait exception dans le paysage de Strasbourg : il offre de beaux jeux romantiques avec de solides fondamentales là ou 90% du "parc" est à présent constitué d'instruments "classiques parisiens" qui ne sont finalement que de sempiternels Cornets décomposés, couronnés par des Mixtures sur-aiguës et des anches "à la française" (i.e. que les organistes "du dimanche" osent à peine tirer tellement elles sont fortes). On s'en rend bien compte à l'occasion des festivals : on tourne en rond autour des mêmes sonorités, car depuis bien trop longtemps, on a renié tout ce qui fait le charme de l'orgue alsacien : ce qui s'est passé entre 1871 et 1939.
Car cet orgue Link - l'un des mieux conservés - est vraiment alsacien. La maison de Giengen construisait ses orgues d' "export" de façon spécifique. ("II.M. Nazard 2'2/3", "II.M. Flageolet 2'") Et on la connaît très francophile. Ces orgues post-romantiques sont d'une richesse incomparable, et représentent le dernier espoir de voir l'orgue alsacien échapper à ce qui le guette : l'abandon puis à l'oubli. C'est pourquoi il faudrait vraiment rendre sa belle Flûte 8' à cet orgue. Il y a des modèles, tous plus beaux les uns que les autres : Kirrwiller-Bosselshausen, Barembach, St-Martin à Mulhouse, Merkwiller-Pechelbronn... Cet instrument le mérite pleinement ! Et les festivals gagneraient à lui faire une place, car il leur apporterait une rafraîchissante diversité. Comment parler de l'orgue à Strasbourg en faisant l'impasse sur la période "Spätromantik" ?
Sources et bibliographie :
-
[WSteuernagel] Wolfram Steuernagel : e-mail du 08/03/2007,27/05/2007.
Photos du 06/03/2007 et nouvelles de l'orgue.
-
[RStentz] Robert Stentz : e-mail du 21/04/2006.
Photos du buffet, 14/03/2006.
-
[APlatz] Alexis Platz :
Photo du buffet et de la console.
- [ITOA] "Inventaire technique des orgues d'Alsace", éditions ARDAM, vol. 4, p. 689
-
[IHOA] Pie Meyer-Siat : "Inventaire historique des orgues d'Alsace", éditions ARDAM, puis Coprur, 1985 et 2003, p. 186a
il faut quand même noter que l'article sur cet orgue somptueux fait tout juste... 2 lignes ! Cela en dit long sur les partis-pris et les préjugés qui sévissaient à l'époque de la rédaction de cet inventaire historique, qui s'efforçait d' "effacer" la période 1871-1918.
- [PMSLINK] Pie Meyer-Siat : "Die Arbeiten der Firma Gebrüder Link (Giegen/Brenz) im Elsass", in "Mundus Organorum, Festschrift Walter Supper", éditions Merseburger, Berlin, 1978, p. 246
- [SchwenkedelNB] G. et C. Schwenkedel : "'Notizbücher' Schwenkedel, aux Archives Municipales de Strasbourg (189 Z 95)", vol. 1932-1939, p. 4295-5
Localisation :
