Les orgues d'Alsace, décidément, continuent à offrir de belles surprises à qui veut bien s'y intéresser. Celui de Russ était une "affaire classée" selon les Inventaires : un instrument post-classique "malheureusement" transformé par la suite, et n'ayant aucun intérêt. Mais, une fois sur place, on découvre une réalité bien plus enthousiasmante : c'est un instrument original, cohérent, plein de possibilités, et très attachant. Ce n'est pas du tout un orgue "Jeanpierre" transformé. C'est un orgue de Martin et Joseph Rinckenbach, directement issu de la Belle époque de la facture alsacienne, avec toutes ses spécificités et ses richesses ! Il est grand temps de s'intéresser au bel orgue de Russ pour ce qu'il est : un instrument post-romantique intègre et de grande valeur.
Historique
L'édifice a été achevé en 1842 ; un premier orgue, dont il reste le buffet, a été construit par le facteur vosgien Jean Nicolas Jeanpierre en 1858. [IHOA] [HOIE] [PMSAM77]
On en connaît la composition, grâce au devis du 20/12/1857 : c'était un petit instrument pré-romantique (positif intérieur mais non expressif, Flûte harmonique au grand-orgue mais pas de Gambe et une Doublette, Basson/Hautbois au positif sans 2' ni seconde Mixture). Son côté "exotique" en Alsace devait venir du fait qu'il n'avait pas de Cornet, ni de pédale indépendante. Toutefois, le pédalier, en tirasse(s), était doté de 25 marches, ce qui était plus que le standard alsacien de l'époque. Une autre "curiosité" était la présence d'accouplements symétriques : à la fois I/II et II/I.
En fait, les deux claviers partageaient le même sommier (double laye). Il était prévu 3 chapes supplémentaires côté "positif", destinées à accueillir plus tard une Doublette, une Dulciane ou une Voix céleste et une Clarinette. La console était latérale. L'orgue fut reçu le 15/12/1838 par Liehrmann (Schirmeck) et Laurent Eble (Muhlbach). [PMSAM77]
Un premier projet de transformation, par le constructeur de l'instrument lui-même, est daté de 1860. Ce projet ne vint pas à exécution. [HOIE]
Après quelques années seulement, de l'aveu même de son constructeur (lettre de Jeanpierre au maire de Russ datée du 02/05/1868), l'orgue était devenu injouable. [PMSAM77]
Evidemment, l'organologie alsacienne de la fin du 20ème siècle mit ceci sur le compte d'un "manque d'entretien" et rendit la commune de Russ responsable... Que n'aurait-on entendu si cet instrument avait été l'œuvre d'un Wegmann, d'un Koulen ou d'un Kriess ? On aurait eu droit à des bras levés au ciel et des cris dénonçant un scandale. Seulement là, il s'agissait d'un orgue bien comme-il-faut, à transmission mécanique, et avec des sommiers à gravures. Donc, il ne pouvait être que de valeur, et la responsabilité devait être transférée sur la commune... On atteint quand même le comble de la mauvaise foi.
Pire : alors que cette mésaventure devrait être depuis longtemps oubliée, puisqu'il a été construit un (superbe) orgue neuf pour remplacer celui de 1858, certaines sources continuent à attribuer à Jeanpierre l'orgue actuel de Russ. Tout cela en raison d'un cartouche sur le buffet...
En 1891, Martin Rinckenbach fut appelé au chevet de l'instrument, et conclut qu'il fallait remplacer les sommiers. Le prix de la chose, fort conséquent (3600 ou 3952 Marks selon les sources), ne manqua pas de surprendre : l'orgue était pourtant presque neuf ! Du coup, Russ ne fit pas confiance à Rinckenbach à l'époque. Ce fut une grave erreur : rien ne fut fait pendant 2 ans, puis son diagnostic fut confirmé : il fallait refaire. Mais plutôt que de lui demander d'effectuer les travaux, on préféra s'adresser à un jeune facteur : [PMSAM77]
Une transformation d'envergure eut lieu en 1896 : les travaux ont finalement été effectués par Edmond-Alexandre Roethinger, qui, à son compte depuis seulement 3 ans, était sûrement moins cher. Finalement, la facture fut de 4221 Marks, soit bien plus que ce qu'avait proposé Rinckenbach deux ans auparavant ! [IHOA] [PMSAM77]
Sommiers neuf, console neuve, pédale indépendante : l'instrument était quasi-neuf - même s'il "recyclait" une partie de la tuyauterie de 1858. Il fut reçu par Friedrich Wilhelm Sering le 25/04/1896. [PMSAM77]
Une seconde transformation d'envergure eut lieu en 1910, toujours menée par Edmond-Alexandre Roethinger. [PMSAM77]
Le projet fut mené sous la supervision de Martin Mathias (qui, rappelons-le, n'a rien à voir avec F.X. Mathias). Il reçut les travaux le 01/03/1910. Mais l'opération comportait des dépenses jamais approuvés par la commune. Quand une affaire est mal engagée, il est rare que la situation s'améliore en tâtonnant... Le tout finit en procès, et le tribunal débouta les deux parties.
Ensuite, cet orgue était réputé "injouable". C'est curieux, car en novembre 1912, Martin Rinckenbach y installa un ventilateur électrique. Qui doterait un orgue "injouable" d'une soufflerie électrique ? Comme pour de nombreux orgues de cette période, l'histoire de cet instrument est confuse et incohérente. Au lieu d'être limitée à des faits, elle a été instrumentalisée pour argumenter des théories d'experts. Ce qui est sûr, c'est qu'en 1912, il n'y avait déjà plus d'orgue "Jeanpierre" à Russ, et que, tout simplement, cet instrument n'avait jamais donné satisfaction. [PMSAM77]
Historique
En 1914, Martin et Joseph Rinckenbach construisirent pour Russ leur opus 145. [IHOA] [HOIE]
Cette fois, la commune n'avait pas pris de risque. C'est Adolphe Gessner et Marie-Joseph Erb qui servirent de conseillers. Ce dernier qui assura la réception de l'orgue d'Ammerschwihr, le 21/04/1914. [PMSAM77]
Le buffet de l'instrument précédent fut conservé (comme en atteste la signature sur un cartouche du culot de la tourelles centrale). L'orgue neuf était d'esthétique post-romantique, avec une console indépendante, un récit expressif, et certaines couleurs spécifiques, comme un Octavin 2' au récit ou une accouplement du récit sur le grand-orgue à l'octave aiguë. Il est caractéristique du post-romantisme alsacien.
La composition d'origine, fort probablement, était la même que l'actuelle, mais avec une Mixture-tierce au grand-orgue, et un Quintaton 8' à la place du Principal 4' du récit.
En 1929, Joseph Rincknenbach compléta son orgue avec un Nasard de récit. (En fait, plutôt une Quinte-flûte 2'2/3, car le jeu est totalement ouvert.) Un trémolo fut aussi ajouté. [HOIE]
Cette adjonction se fit sans supprimer de jeu, sur un petit sommier supplémentaire monté sur la paroi arrière du récit. Ce sommier est alimenté en vent par l'arrière du buffet, et le tirant à la console a été placé dans l'espace à droite des claviers. Vus les efforts déployés pour installer ce jeu, il devait vraiment être désiré !
L'orgue a été scrupuleusement entretenu par la suite :
Il y eut une réparation en 1934 par Georges Schwenkedel (concernant les relais pneumatiques). [HOIE]
Et une "légère" transformation, 20 ans plus tard, en 1954, par Alfred Kern. Malheureusement, au cours de cette opération, un rang de Tierce de la Mixture aurait été supprimé, et la Flûte 4' aurait été modifiée. [HOIE]
...alors que l'orgue Rinckenbach, 1912-1929, était totalement intègre et authentique ! Toutefois, ces modifications sont difficiles à confirmer à l'étude le la tuyauterie. Les faux-sommiers de la Mixture sont d'origine. Le Principal 4' du récit est plus récent que le reste : il est possible qu'il y ait eu confusion entre la Flûte 4' et Principal 4' du récit, qui remplace probablement un Quintaton 8', beaucoup plus logique dans ce type de composition (Muespach, Thannenkirch). La nature précise de ces travaux reste à déterminer.
L'orgue a été relevé en 1986 par Yves Koenig. [IHOA]
Et à nouveau en 1998 par la maison Muhleisen. [IHOA]
Le buffet
C'est le buffet du premier orgue du lieu, construit pour l'orgue de 1838. Un cartouche, sous la tourelle centrale, indique en effet :
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un rideau coulissant. Tirants de jeux de section ronde avec porcelaines frontales, disposés en une seule ligne au-dessus du second clavier. Les porcelaines sont à fond blanc pour le grand-orgue, rose pour le récit, et bleu pour la pédale. Les tirants de la pédale sont à gauche, puis viennent ceux du récit, et le grand-orgue est à droite. Claviers blancs.
Commande des accouplements et tirasses par taquets (manuels) à accrocher (en "L", comme les pédales habituelles, mais en plus petit), en fer forgé, placées sous le premier clavier, à gauche, et repérées par des porcelaines rondes disposées au-dessous : "Super octav II a I" (II/I 4'), "Sub octav II a I" (II/I 16'), "II a P." (II/P), "I a P." (I/P), "II a I" (II/I). Ces porcelaines sont bicolores, et respectent le code de couleur, "II a P." étant par exemple rose en haut et bleue en bas.
Commande des combinaisons fixes par 7 pistons blancs, situés sous le premier clavier, du côté droit, et repérés par de petites porcelaines rondes placées en dessous : "PP.", "P.", "MF.", "F.", "FF.", "Tutti", et "0" pour l'annulateur.
Plaque d'adresse en position centrale, au-dessus du second clavier, à l'horizontale, constituée de lettres en laiton incrustées sur fond foncé, et disant :
Pneumatique tubulaire, notes et jeux.
A membranes, de Rinckenbach. Les sommiers du grand-orgue sont diatoniques, en "M" (basses aux extrémités), et disposés de façon conventionnelle derrière la façade. Récit également diatonique, en "M" ; la boîte expressive est placée à l'arrière et en hauteur.
Deux sommiers diatoniques pour la pédale dans soubassement, à l'arrière des réservoirs.
Même s'il y a quelques éléments qui étaient déjà présents dans l'orgue de 1858, la tuyauterie a été totalement refaçonnée, complétée et harmonisée en 1914, pour en faire un orgue intègre et cohérent.
La vallée de la Bruche, décidément, dispose d'un patrimoine organistique peu commun. S'il y a les "stars" comme l'orgue Stiehr/Jaquot de Wisches ou celui des frères Link de Barembach, il y a aussi petits instruments enthousiasmants, comme à Wackenbach et Neuviller-la-Roche. Aux belles découvertes à faire, surtout pour les amateurs d'instruments post-romantiques, il faut donc ajouter celui de Russ, qui présente de plus l'intérêt d'être plutôt conséquent, et riche de nombreuses possibilités.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Michel Munich.
Photos du 04/07/2020 et relevé technique.
En 1986, les travaux n'étaient en aucune façon une "restauration". En 1998, l'orgue est attribué... à Jeanpierre. Il aurait pourtant suffit d'ouvrir la console pour lire la plaque d'adresse.
L'ordre des claviers, dans la composition de 1858, semble inversé.
L'article se trompe lourdement, page 132, en affirmant que "Rinckenbach a d'ailleurs mis sa plaque sur la console". Cette console, issue des ateliers d'Ammerschwihr, est authentique et contemporaine de sa plaque d'adresse.
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