Cet orgue, l'opus 32 de Martin Rinckenbach, a été payé par les paroissiens du lieu pour orner leur nouvelle église, achevée en 1859. C'est un instrument directement inscrit dans la tradition romantique alsacienne, avec une grande pédale séparée, une console façon Cavaillé-Coll, et une Trompette manuelle placée au grand-orgue. Et trois Flûtes harmoniques, dont une Wienerflöte !
Historique
Un premier orgue a été construit dans l'ancienne église en 1835 par Valentin Rinkenbach. Il fut remonté dans la nouvelle église en 1861, mais était probablement devenu insuffisant pour le nouvel édifice. [IHOA]
Historique
C'est le 25/10/1891 que fut reçu l'opus 32 de Martin Rinckenbach. La composition actuelle est d'origine. [LR1907] [IHOA] [Barth]
L'instrument est pratiquement contemporain de celui de Muttersholtz (1892), avec lequel il est comparable, mais ce dernier a un récit plus petit (4 jeux au lieu de 6) et non expressif.
La Wienerflöte
Le récit est peu accessible : c'est la conséquence du choix de le placer très haut, dans la tour, à un emplacement idéal du point de vue acoustique. Cela rendait problématique la pose d'un Basson-Hautbois : il aurait été très difficile à accorder. Il fallut donc imaginer un autre jeu capable à la fois de tenir un rôle de soliste et de participer à l'équilibre sonore de l'ensemble. C'est une Wienerflöte qui fut retenue. Il s'agit d'une Flûte avec une bouche très arquée, presque en demi-cercle. La lumière est plutôt en avant. L'octave grave est en bois, le reste métallique, et les 18 tuyaux les plus aigus sont harmoniques. C'est avant tout un jeu de récit. Elle est comparable à la Traversflöte ; d'ailleurs, à Muttersholtz, le récit est doté d'une Flûte traverse 4'.
La Wienerflöte est plutôt rare, mais pas inconnue en Alsace : on en trouve une à Hundsbach, dans un orgue Friedrich Goll, qui est totalement contemporain de celui de Kingersheim (1891). La maison suisse Goll aimait visiblement ce jeu (Vevey). On en trouve une au grand-orgue du Weigle de Strasbourg, St-Maurice ; elle est plus tardive (1899). Il y en avait aussi à Wolschwiller, sûrement depuis 1890, quand Max Klinger, de Rorschach (CH) avait placé là-bas quelques jeux romantiques. Klinger a posé une Wienerflöte à Appenzell, St-Mauritius en 1895.
La maison mosellane Bartholomaei et Blési en a placé une à Brouviller (57). Cet instrument a été livré un an après la mort de Jean Blési, mais on peut lui en attribuer la paternité : d'origine Suisse, Jean Blési avait été formé chez Friedrich Haas, comme Martin Rinckenbach. Il y en a aussi une à Réding (57), toujours dans un orgue Bartholomaei et Blési (1898) : l'époque néo-baroque (1988) l'avait supprimée, mais les tuyaux ont été conservés, et elle a retrouvé l'instrument lors de son remarquable sauvetage (1998). Elle est maintenant en 4', mais c'était bien un 8' à l'origine.
On peut donc sûrement voir dans cette Wienerflöte une influence de l'orgue suisse.
Un orgue jamais modifié
La suite de l'histoire est courte.
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités en mars 1917. [IHOA]
Un obus toucha l'édifice en 1945, et l'orgue fut endommagé. [IHOA]
Les dégâts ont été réparés en 1946 par Georges Schwenkedel. [IHOA]
Il y eut un relevage en 1975. [IHOA]
Puis encore un relevage en 1992, par Christian Guerrier, qui posa une façade neuve. [IHOA] [Visite]
Le buffet
Le buffet, de style éclectique, est l'œuvre de la maison Klem, de Colmar. Les arcs sont plutôt romans, mais le reste de l'ornementation plutôt néo-gothique, comme les pinacles à crochets. Une grande tourelle centrale prismatique - ayant pour base un demi-hexagone - est flanquée de chaque côté d'un groupe de deux plates-faces, l'intermédiaire étant plus petite. Le dessin des bouches en V indique que les plates-faces latérales étaient plutôt conçues, esthétiquement, comme des tourelles. On retrouve donc la ligne des bouches familière pour les orgues Rinckenbach de l'époque : en V dans les tourelles, et horizontale dans les plates-faces. Les montants délimitant ces composants sont prolongés par des pinacles, la tourelle centrale reçoit un couronnement en clocher, alors que les quatre autres éléments sont couronnés de gâbles.
Les sculptures sont particulièrement fines, notamment les frises de ceinture. Celles de la tourelle centrale sont très originales : c'est une chaîne de polyèdres qui constituent une sorte de cristal. Les jouées sont presque néo-classiques : le style néo-gothique conçoit plus volontiers des jouées très verticales, comme à Ensisheim. Ces jouées sont exceptionnelles, puisqu'elles comportent un élément figuratif : des dragons marchant vers le haut, avec la tête retournée vers le dos.
L'église est consacrée à St-Adèlphe, et son reliquaire, à Neuwiller-lès-Saverne, comprend également un dragon. Ce dernier est souvent interprété comme une image de la tentation, mais, dans l'imaginaire médiéval, ce sens avait été élargi, et le dragon était aussi symbole de conversion. Leur attitude enroulée, en "8" couché (symbole de l'infini) est peut-être plus un appel à la conversion perpétuelle, comme sur les joues de la console de l'orgue Koulen d'Andlau.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un couvercle basculant. Tirants de jeux de section ronde à pommeaux tournés munis de porcelaines à liséré doré, disposés en deux gradins de part et d'autre des claviers. Le nom des jeux est écrit en noir pour le grand-orgue, en rouge pour le récit et en bleu pour la pédale. Comme souvent chez Martin Rinckenbach, les tirants de pédale sont en haut à gauche, et ceux du grand-orgue en bas des deux côtés. Claviers blancs. Blocs claviers noirs.
Commande de la tirasse et de l'accouplement par pédales-cuillers à accrocher, repérées par des porcelaines placées sur des supports arrondis. La tirasse est à gauche ("Pedal koppel"), l'accouplement au-dessus du fis du pédalier ("Manual koppel"), et l'expression à droite ("Expression"). Il y a actuellement une pédale basculante pour l'expression. Celle-ci a été déclarée authentique dans l'inventaire de 1986, ce qui constituerait une première pour Rinckenbach en 1891. En fait, la présence d'une encoche en L à droite de cette pédale, avec la petite plaquette métallique de renfort, paraît clairement indiquer que le système de commande de la boîte expressive était une pédale-cuiller à accrocher, n'offrant donc que deux positons (ouvert et fermé). D'ailleurs, la porcelaine "Expression" est placée juste au-dessus de l'encoche. Chez Rinckenbach, l'expression du récit est toujours à cuiller en 1896 à Eichhoffen et Fouchy, en 1897 à Houssen. La pédale basculante a donc probablement été ajoutée en 1946 ou 1975. C'est le seul élément qui ne soit pas d'origine sur cette console.
Banc dont les pieds figurent une lyre, d'origine. Porte-partitions d'origine.
Plaque d'adresse placée sur la traverse de la console, au-dessus du récit et au centre, disant, en lettres incrustées sur fond noir :
Le mot "Ammerschweier" serpente sur deux lignes. Le cadre extérieur est rectangulaire, sans ornement. Un "s" a été ajouté à la main pour corriger "Elsass", à partir du point. On retrouvera la "faute d'orthographe" corrigée de la même façon à Muttersholtz (1892) ou Lauw (1893).
Les sommiers sont à gravures, d'origine. Le grand-orgue est à sa place habituelle, derrière la façade : il y a deux sommiers diatoniques, en "M" (basses aux extrémités). Le nom des jeux est écrit à l'extrémité aiguë des faux-sommiers, mais ces inscriptions ne sont probablement pas d'origine.
La pédale, également diatonique en "M", est placée derrière le grand-orgue et au même niveau. Les deux parties sont séparées par une passerelle qui donne accès au fond de l'instrument. D'avant en arrière, on trouve le Violoncelle, la Flûte 8', puis la Soubasse.
Le récit est très haut, dans une niche maçonnée dans le clocher, ce qui donne un grand contraste aux plans sonores. Lui aussi est diatonique, en "M".
Comme toujours chez Martin Rinckenbach, la tuyauterie est d'excellente qualité. Les Bourdons et Flûtes à cheminée sont à calottes mobiles, et les jeux ouverts munis d'entailles de timbre. Les Gambes ont des freins harmoniques et leurs entailles de timbre la forme d'un trou de serrure. L'ensemble est dans un état de conservation remarquable, et ne porte aucune trace d'altération.
Ces orgues Rinckenbach issus de l'âge d'or de l'orgue alsacien se distinguent par une forte unité de style (composition, harmonisation), mais aussi par des spécificités qui rendent chaque instrument unique. Ici, ces spécificités ne manquent pas : la Wienerflöte, les dragons, la disposition du récit ou les frises "en cristaux" contribuent à faire de cet instrument une œuvre unique.
L'orgue de Kingersheim est représentatif de la production de Martin Rinckenbach, à la fois par sa taille (II/P 18j, ce qui est dans la moyenne) et sa position chronologique (opus 32 sur 63 construits avant l'important virage technologique de 1899, initié par son fils Joseph). Il l'est aussi par ce fin dosage entre la fidélité aux traditions et les innovations. A une époque où la facture d'orgues connaissait une rapide évolution, chaque instrument représente un jalon significatif, et offre quelques idées originales, qui constituent des pistes laissées pour l'avenir. Celui de Kingersheim, resté dans un état d'authenticité remarquable, a conservé tout ce potentiel ; c'est, avant tout, un merveilleux instrument de musique.
Sources et bibliographie :
Remerciements à François Thuet.
Remerciements à Béatrice Piertot et Yannick Merlin.
Données techniques, photos du 23/03/2019.
"Kingersheim 18"
La pédale basculante n'est pas d'origine.
im68000569 ; avec une photo de l'inventaire Erfurth
Localisation :