Malgré l'implacable sévérité des lignes de son buffet, cet instrument conçu selon les recommandations d'Albert Schweitzer pour remplacer un orgue Haerpfer détruit au cours du second conflit mondial est tout à fait impressionnant d'équilibre et de richesse des timbres. En fait, les rigides lignes droites des caissons de son buffet forment un contraste saisissant avec la souplesse de la partie instrumentale, inspirée par les années 30, où l'Art nouveau refusait les lignes droites. Un instrument qui confirme que jamais rien n'est simpliste ni totalement conforme aux schémas. Construit au coeur d'une époque "néo-baroque" pour l'orgue, il en reprend de nombreux traits, mais échappe à son "canon" en se parant de nombreuses spécificités. A découvrir et à faire connaître, en prenant la précaution de noter qu'il s'agit d'un exemplaire unique dont il ne faut pas dériver trop de généralisations. De plus, sa disposition ne s'explique en grande partie que par la connaissance des orgues qui l'ont précédé à Neudorf.
Historique
Le premier orgue fut reçu le 12/06/1885, et a été construit par Charles Wetzel. [IHOA] [PMSRHW]
Le devis date du 10/07/1884. La Ville prit en charge plus de 70% du prix. Le buffet était en chêne, et la console indépendante. Voici la composition (les accouplements ne figurent pas) : [PMSRHW]
La réception a été effectuée par Friedrich Wilhelm Sering et Théodore Thurner (Strasbourg, Ste-Madeleine). [PMSRHW]
C'était donc là un des (trop rares) vrais symphoniques bas-rhinois. A rapprocher du chef d'oeuvre de Charles Wetzel, qui se trouve à Strasbourg, St-Louis, dans son buffet de Paul Klein. En 1885, la maison Stiehr - qui avait dominé le 19ème siècle dans le Bas-Rhin - était vieillissante et refusait les évolutions. Elle restait dans un pré-romantisme qui avait fait son succès, mais qui n'était plus du tout conforme aux attentes de la vie musicale du dernier quart du 19ème. Louis Mockers, timidement, s'essaya à construire des orgues romantiques (Schweighouse-sur-Moder, Westhouse), mais qui n'ont pas marqué les esprits (c'est dommage). Dans le Haut-Rhin, 1885 correspond à peu près au départ définitif de Louis François Callinet : il ne trouva jamais la dynamique nécessaire pour donner un second souffle à la maison de Rouffach. Malgré la chute de la concurrence, Charles Wetzel mit du temps à s'affirmer : longtemps sous influence de son père Martin (qui ne prit sa retraite qu'en 1863), il perdit beaucoup de temps en s'associant avec son (grand) frère Emile. Cette association s'acheva en 1874.
A Neudorf, Charles Wetzel construisit donc un orgue romantique mûr (symphonique), associant des influences germaniques (Mixture-tierce, Trompette au grand-orgue, pédale fort solide) avec des caractéristiques plus françaises (au récit : Flûte harmonique, Hautbois), mais aussi des composantes "historiques" issues de la vieille tradition Wetzel : jeux d'anches coupés en basse+dessus, Principaux en 8' 4' 2' au grand-orgue. Ce dernier trait pourrait presque faire croire à un orgue post-romantique ; mais il ne faut pas se leurrer, il s'agit ici du poids de l'histoire, et pas d'un élan visionnaire. En fait, avec le caractère cyclique des modes, en restant très longtemps fidèle au passé, on se retrouve parfois à l'avant-garde. (A un comma pythagoricien près.)
Charles Wetzel se découvre même une âme d'inventeur, avec son Contrebasson "breveté", qui n'est pas sans rappeler les Tubas de Heinrich Koulen.
En 1930, on demanda à Frédéric Haerpfer de transformer l'instrument. Albert Schweitzer participa à la définition du projet. [IHOA] [PMSRHW] [Barth]
La composition a été notée par Schwenkedel, en 1945, après que l'orgue ait été détruit, dans le but de voir ce qui était récupérable :
Les compléments de jeux, allant dans un sens néo-classique somme toutes raisonnable, ont surtout affecté le récit et la pédale. Le grand-orgue a été muni d'un Plein-jeu sur 2', et il est difficile de dire si le "Cornet" de Haerpfer était l'ancienne Mixture-cornet ou un vrai Cornet. Comme il est décrit "5 fach", cela laisse à croire qu'il s'agissait d'un dessus de Cornet dans le sens français.
Le récit a vu ses fondamentales renforcées (Principal 8' et une grande Flûte harmonique 8'), a été doté d'une Voix céleste, mais aussi de couleurs plus néo-classiques : une Sesquialtera et une Flûte 2'.
L'orgue fut détruit, par faits de guerre, le 06/09/1943. [PMSRHW] [IHOA] [Barth]
Certains éléments purent être réparés et récupérés par la maison Schwenkedel, pour construire un nouvel orgue destiné à la tribune du foyer protestant, où les cultes ont pris place jusqu'à ce que la nouvelle église protestante ne soit achevée. Dans l'orgue neuf (Kern) de l'église protestante, il n'y a donc aucun élément matériel venant du Wetzel/Haerpfer ; ce qui ne réduit en rien la portée des éléments "intangibles" qui ont été repris. Notons que Schwenkedel a également relevé et consigné dans un des ses cahiers les tailles précises des tuyaux de façade, le 27/04/1947 : cela semble indiquer qu'une reconstruction à l'identique (avec le buffet) était envisagée au début. [ASchwenkedel]
Historique
En juin 1966 fut posé le grand orgue Alfred Kern actuel. [IHOA]
Comme pour la transformation de l'orgue précédent, c'est Albert Schweitzer qui oeuvra comme conseiller. Un portrait de lui sous forme de plaque de bronze, sur un mur de la tribune a été placé en souvenir de sa contribution. Ce qui était au départ conçu comme une simple reconstruction de l'orgue détruit devint finalement un projet totalement novateur.
La pensée organistique d'Albert Schweitzer a souvent été commentée. Il a lui-même rédigé une première synthèse de ses réflexions dans son ouvrage "J. S. Bach, le musicien-poète" en 1905. Mais évidemment, au cours de plusieurs décennies, elle a beaucoup évolué. Il y a un monde entre son "orgue d'accompagnement idéal" (l'orgue de choeur de St-Thomas) et son "orgue de campagne idéal" (Gunsbach). Il est donc périlleux de schématiser ses conseils. En fait, en utilisant diverses citations de Schweitzer et en les présentant de façon astucieuse, on peut arriver à "justifier" à peu près n'importe quoi en facture d'orgues. Voir l'article de Pierre Valloton dans la revue "L'orgue" de 1967 (où l'on se rend compte que 50 ans, c'est long !) : le "dogme" de Schweitzer est parfois contradictoire, et cette contradiction est assumée. La "logique technique" cède toujours au verdict de l'oreille. [PV_AS_LORGUE]
Schweitzer étant devenu l'arme favorite des Sophistes en matière d'orgue, il faut rester pragmatique : on peut être sûr que la Gambe de pédale, le Salicional (qui rappelle le Palais des fêtes) et la fidélité à la Voix céleste sont le résultat de son intervention. Le style néo-baroque "mainstream" n'était pas du tout ce qu'il recherchait. Son souhait initial (exprimé dans "le musicien-poète") portait sur un évolution de l'orgue romantique germanique "mûr" (de la fin du 19ème) vers plus de lisibilité polyphonique. Comme Emile Rupp (mais de façon différente, car ce dernier est, rappelons le, un vrai polémiste), il considérait qu'il fallait ajouter des Mutations et Mixtures : cela aussi figure explicitement dans son ouvrage de 1905. Par la suite, on constate de les orgues voulus par Schweitzer ne "coupent pas les ponts" avec le romantisme. On peut donc affirmer sans trop de risque de se tromper que si cet orgue Kern n'est pas un néo-baroque "pur sucre" et présente une personnalité tellement riche et affirmée, c'est bien grâce à Albert Schweitzer.
Les témoignages d'époque confirment qu'il s'agissait bien de concevoir un instrument capable de répondre aux exigences de multiples répertoires : Bach, Saint-Saëns ou César Frank. A l'époque, et probablement suite aux contraintes venues du caractère "agrégatif" du style néo-classique, le mot "homogénéité" se retrouve souvent, et doit correspondre à une préoccupation constante. [APlatz]
L'architecte Robert Will et son collaborateur R. Pfister s'occupèrent de définir le buffet, et, il faut le souligner, avec un total respect des contraintes de facture. Il faut rendre hommage à ces architectes de ne pas avoir oublié (comme bon nombre de leurs collègues) qu'un orgue est un instrument de musique, et pas une sculpture contemporaine. Pour adopter la logique du "Werkprinzip", chaque plan sonore interne doit être traité visuellement et structurellement de façon a exprimer son individualité : les éléments du buffet correspondent vraiment à la disposition interne des jeux de l'orgue.
La disposition est inspirée des orgues du nord de l'Europe : les manuels s'étagent verticalement (Brustwerk ou positif de poitrine, Oberwerk ou grand-orgue, Kronwerk ou positif de couronne au sommet), et la pédale, dans des buffets séparés, encadre le tout. Elle n'est n'est pas reléguée "au fond", et dispose de tuyaux de Montre, ici en cuivre pour les identifier visuellement.
L'orgue néo-baroque appréciait les chamades, et ce quelque soit le facteur retenu : Curt Schwenkedel à Marienthal en 1962, Max Roethinger à Strasbourg, Ste-Madeleine (1965), Muhleisen à Marckolsheim (1965 aussi), et à Neudorf, Koenig dota l'orgue de St-Aloyse de chamades en 1966.
L'usage du cuivre pour confectionner les tuyaux graves ou les anches est aussi une spécificité de l'époque.
Caractéristiques instrumentales
Console en en fenêtre frontale. Tirants de jeux disposés en deux fois trois colonnes de part et d'autre des claviers. Claviers noirs. Au lieu d'un habituel "appel jeux à mains" (permettant d'ajouter la registration manuelle aux combinaisons fixes ou ajustables), on a ici une "suppression jeux à mains" : la configuration "normale" étant donc que les jeux tirés parlent quelque soit la combinaison. Les combinaisons libres se programment (et se modifient de façon dynamique) en tournant les pommeaux des tirants de jeux (pour l'une) ou les petites collerettes (pour l'autre).
Les commandes au pied sont disposées en une seule ligne, au-dessus du pédalier les pédales-cuillers sont en laiton, et repérées par des plaques noires : de gauche à droite : "Gr.O.-Péd.", "Pos.-Péd.", "Réc-Péd.","Pos.-Gr.O.","Réc.-Gr.O.". vient ensuite la pédale basculante de l'expression (au-dessus du d, donc au centre), puis les pédales-cuillers reprennent : "1ère Comb. libre", "2ème Comb. libre", "Annulateur, "1ère Comb. enreg.", "2ème Comb. enreg.", "3ème Comb. enreg.".
Les trois combinaisons ajustables (combinateur) se programment sur un tableau logé dans le soubassement de l'orgue : il présente deux lignes de "langues de chat" noires sur lesquelles figurent le nom des jeux, et correspondant à la combinaison 1. Chacune est surmontée de deux paillettes basculantes, pour régler les combinaisons 2 et 3.
L'annulateur "jeux à mains" étant intégré dans les combinaisons (tout en agissant lui-même sur l'effet de ladite combinaison...), on se trouve en présence d'un problème d'auto-référence digne de Douglas Hofstadter. Il faut se livrer à une petite gymnastique mentale pour prédire correctement le résultat.
Plaque d'adresse "détourée" (constituée seulement des caractères sans fond), en trois éléments superposés :
Disposition des tirants à la console :
mécanique pour les notes, électrique pour les jeux.
à gravures (voir disposition sur le schéma ci-dessus).
C'est un instrument exceptionnel. On pourrait remplir des pages de commentaires. L'un d'eux concernerait le Sifflet du positif, 6ème rang de Cornet, dont on peut voir l'influence que Jean-André Silbermann a ramené de Saxe après son voyage d'études. Mais le tout échappe grandement aux analyses que l'on peut faire "sur le papier" : l'ensemble a, à l'évidence, mobilisé une quantité considérable de travail, tant de conception que de réalisation. C'est une telle réussite qu'on en vient à regretter le caractère "projetant", des sommiers à gravures et leurs contraintes sur l'harmonisation. C'est le seul défaut que l'on peut trouver à cet ensemble du second tiers du 20 siècle, et qui fait assurément partie du meilleur de l'héritage légué par cette époque, qui fut par ailleurs tellement destructive pour les orgues historiques. On pourrait rêver du prodige que serait un orgue ainsi conçu, mais muni de sommiers à cônes.
Sources et bibliographie :
Recherches historiques ; pièces d'archives, y-compris la photo de l'ancien orgue.
Localisation :