Pie Meyer-Siat, dans son ouvrage sur les Stiehr-Mockers, raconte que lors de l'inauguration de cet instrument, "caché, seul, derrière l'orgue, Max Roethinger, âgé de 70 ans, pleura durant tout le concert". C'était le 24 novembre 1968. Vraiment, une page a été tournée ce jour-là. Peut-être même un livre fermé. "A Day in the Life", assurément. Revenons sur l'histoire de cette étape cruciale de l'émergence de l'orgue de la fin du 20ème siècle, qui peut encore aujourd'hui être qualifié de "contemporain".
Historique
Le premier orgue de la paroisse venait de Strasbourg, St-Pierre-le-Jeune cath. (Plus précisément du chœur - alors catholique - de l'actuelle église protestante Saint-Pierre-le-Jeune). Construit par Stiehr en 1865, il a été modifié et déménagé à Schiltigheim par Edmond-Alexandre Roethinger en 1899 (l'année de consécration de l'église). [IHOA]
Cet instrument, doté pour l'occasion d'une console indépendante (dos au buffet), était placé sur une tribune dans le transept nord. Il existe d'ailleurs une photo de cet orgue à Schiltigheim. Le buffet est presque identique à ceux de La Robertsau ou de Nothalten, mais avec les plates-faces latérales plus étroites. [PMSSTIEHR] [IHOA]
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés en 1917, et, après la guerre, l'instrument ne put être entretenu en raison de subventions refusées. En 1926, Georges Schwenkedel trouva l'orgue en mauvais état (surtout la tuyauterie, dont des éléments étaient manquants) et toujours sans façade. En 1934, l'état était qualifié de "lamentable". En 1939, l'instrument fut encore endommagé lors de l'évacuation de la ville. En 1941, une réparation de fortune aurait consisté à y placer des éléments de l'ancien orgue (Stiehr, 1861, mais déjà profondément remanié) du grand séminaire de Strasbourg.
L'instrument a été vendu en 1968 à une paroisse normande. [IHOA]
Historique
En 1968, Max et André Roethinger construisirent un 3-claviers neuf, qui fut l'un des derniers de la maison Roethinger. La composition est due à Michel Chapuis. [IHOA] [ITOA]
Compte-rendu d'inauguration
L'inauguration, menée le 24/11/1968 par Robert Pfrimmer eut droit aux honneurs de la revue parisienne "L'Orgue". L'article est d'ailleurs symptomatique de l'époque : il commence, "pour la petite histoire de l'organologie" (!) par rappeler le parcours de la maison Roethinger, en passant évidemment sous silence ses origines "germaniques", et en ajoutant le paragraphe - obligatoire et réglementaire - sur les transmissions, destiné à rappeler que la seule convenable est mécanique. Après un catégorique "On doit aux Établissements Roethinger des instruments que personne ne peut critiquer au sens propre du terme", on a droit à un "palmarès" de la maison, dans laquelle figure "l'orgue 'plein-vent' de l'Immaculée Conception à Schiltigheim".
Enfin vient la description de l'orgue neuf de la Sainte-Famille : d'abord les matériaux utilisés (en 1969, cela comptait plus que tout, la matière primant sur la façon), puis la disposition de la console, et bien sûr les louanges de la sacro-sainte mécanique. On apprend qu'elle a été réalisée en Duralumin. (Pourquoi pas ? Après tout, c'est l'alliage qui avait été utilisé pour le Hindenburg.) Et, bien sûr que "sa sensibilité et sa précision sont étonnantes : une véritable attaque de clavecin." La traction des jeux, électrique et "absolument silencieuse" est elle aussi portée aux nues, associée à un : "Roethinger demeure l'un des rares facteurs ayant réussi ce tour de force".
Ce n'est qu'ensuite que l'harmonisation "somptueuse" de Jean Daniellot est louée comme il se doit. "Notons encore la pureté des anches de détail qui cruchent à souhait, c'est-à-dire juste ce qu'il faut". (Notons aussi que l'orgue a été ré-harmonisé en 1984, et que la Régale tout comme le Chalumeau ont été supprimés depuis.) Après quelques louanges offertes à la déjà défunte maison Roethinger, l'article consacré à l'inauguration finit par la composition de l'orgue (ou celle qui était prévue)... sans parler de l'inauguration. [LORGUE]
Cette composition comporte une Régale 16' (la chape du Hautbois est d'ailleurs toujours tamponnée ainsi), un Chalumeau 4' en chamade (et pas de Trompette en chamade) et un appel indépendant des anches et des mixtures. Il y avait ausi une combinaison libre, commandée par des "langues de chat" blanches, disposées au-dessus du second clavier. [LORGUE] [Visite]
La fin du néo-classique
De cet orgue, les commentateurs ont surtout retenu qu'il s'agissait du dernier Roethinger. C'est d'ailleurs plutôt le dernier Roethinger d'Alsace, car si les "funérailles" de la maison Roethinger ont bien eu lieu à Schiltigheim en 1968, leur dernier instrument fut posé à Anould, dans les Vosges.
L'instrument est placé dans l'abside, face à la nef. A la lecture de sa composition, un premier fait saute aux yeux : cet orgue n'a pas grand-chose d'alsacien. Il tourne même résolument le dos à un siècle de tradition alsacienne, qui a pourtant forgé un style spécifique. Pas de Gambe, pas de jeux harmoniques, pas même de Cornet. Et quatre accouplements seulement pour un 3-claviers : ce n'est vraiment pas beaucoup. C'est caractéristique de l'émergence du style néo-baroque globalisé, qui s'efforçait de réduire tous les éléments pouvant avoir une vocation dynamique, en les appelant "accessoires". Michel Louvet avait bien vu : l'orgue était en train de devenir un clavecin à tuyaux.
Objectivement, on est bien loin des instruments emblématiques de la grande maison de Strasbourg / Schiltigheim : Woerth, Erstein, Saint-Bernard, Dornach, Bischheim, Gueberschwihr... On est bien loin de la "Réforme alsacienne de l'orgue", dont Roethinger était le porte-drapeaux, quand l'Alsace avait un rôle de leader en Europe.
Traction mécanique, sommiers à gravures, buffet à caissons respectant l'architecture interne : cet instrument était déjà, par certains côtés, "néo-baroque". Mais décidément, ce n'était pas le style de la maison Roethinger. Il faut aller dans les détails pour trouver des indices : la mécanique n'est pas directe, les tuyaux ont souvent des encoches d'accord, et surtout, la plaque d'adresse porte le nom "E. A. Roethinger Strasbourg". Ce détail est révélateur de l'état d'esprit régnant à la maison Roethinger dans les années 60 : les initiales sont donc encore celles du fondateur, Edmond-Alexandre, pourtant décédé en 1953. (Et qui était censé avoir pris sa retraite en 1945.)
André Roethinger était son petit-fils, mais ni lui, ni son père Max n'ont osé associer leur prénoms aux plaques d'adresse. La figure d'Edmond-Alexandre reste donc omniprésente, un peu "écrasante", même 15 ans après son décès. La maison Roethinger n'a jamais totalement pris le virage baroque. Cela peut aussi constituer une explication au fait qu'elle ait cessé ces activités en 1969 : sûrement par manque de motivation de ses dirigeants. L'orgue de la Sainte-Famille est bien un Roethinger, mais certainement pas un "E.A." Roethinger. Aussi, le monde de l'orgue de la fin du 20ème considéra cet instrument un peu comme une "prise de guerre", témoignant que la maison Roethinger leur avait finalement fait allégeance, ce qui permettait d'enterrer tout ce qui s'est passé entre 1893 et 1963... Et donc que la maison de Strasbourg/Schiltigheim, en construisant un orgue "non alsacien", avait heureusement "bien fini". C'est un peu pour cela que cet instrument a une telle importance historique.
While my guitar gently weeps
En fait, Max et André n'ont jamais vraiment voulu occuper le devant de la scène. Le rideau tomba en 1969, après cette cérémonie à Schiltigheim - berceau de la maison Roethinger - et un dernier opus posé entre Saint-Dié et Gérardmer, "sur le chemin de la prairie".
Caractéristique de l'époque est l'utilisation du cuivre pour la tuyauterie. Et les claviers noirs. Caractéristique de la maison Roethinger est l'utilisation fréquente de l'acajou Sipo. (Toute la Soubasse 16' est en acajou !) La Régale du récit, prévue en 16', a sûrement été posée en 8'. Elle aussi, était en cuivre. Le clavier expressif (le 3ème) est logiquement appelé "Récit" à l'intérieur de l'instrument, mais "Brustwerk" à la console : dans les années 60, le mot "Récit" n'était plus politiquement correct !
Malgré les inévitables références "nordiques" dont l'époque était friande ("Brustwerk", "Kronpositiv(f)", "Tertian"), il s'agit plus d'un orgue destiné aux œuvres de Duruflé ou Messiaen qu'un instrument inspiré par la facture de Schnitger. D'ailleurs, les claviers ont 56 touches, et le pédalier 32. C'est encore un néo-classique, bien qu'il soit déjà dépourvu de certains éléments fondateurs du style, tel qu'Edmond-Alexandre a contribué à le définir. En plus d'être le dernier Roethinger d'Alsace, c'est un peu, aussi, son dernier néo-classique.
Un mois après cette inauguration, Apollo 8 faisait le tour de la lune. Et 8 mois plus tard, Apollo 11 s'y posait.
Cet instrument est donc le produit d'une époque riche en progrès techniques et sociaux, à laquelle tout semblait possible. Et aussi un moment où des voix commençaient à s'élever pour souligner les dangers d'une trop grande addiction aux technologies : savoir faire "comme avant" pouvait s'avérer utile dans le futur. Le monde de l'orgue, peu technologique, n'y alla pas par quatre chemins, et se mit en tête de construire les instruments exactement comme au 18ème siècle.
L'après-Schiltigheim
Il faut rappeler que l'essentiel des facteurs alsaciens du 20ème sont - quelque part - issus de la maison Roethinger, pour y avoir travaillé ou assuré leur formation. Après 1968, ce sont les maisons Alfred Kern (fondée en 1957), Koenig et Curt Schwenkedel qui occupèrent le devant de la scène néo-baroque, avec un réel enthousiasme. La maison Muhleisen a probablement plus cherché à éviter les intégrismes, et pratiqué un style beaucoup plus personnel. Pour Schwenkedel, cela se finit dès 1975, donc finalement seulement 7 ans après Roethinger. D'un point de vue patrimonial, l'orgue alsacien entrait dans sa "période noire", marquée par la destruction ou la mutilation quasi systématiques de dizaines d'orgues romantiques, post-romantiques et néo-classiques, diabolisés par des experts intégristes en raison de leur transmission non mécanique. De ce point de vue aussi, l'orgue de la Sainte-Famille est marquant, car contemporain des nuages noirs qui annonçaient la désastreuse fin du 20ème siècle.
Une figure de l'orgue 'contemporain'
Mais tous ces éléments historiques ne doivent pas occulter un fait fondamental : c'est un instrument très apprécié des organistes, parfaitement en adéquation avec son usage, et qui a eu un succès considérable. Faisant écho à celui de Ste-Madeleine (1965), il fait toujours une quasi-unanimité. Même si c'est clairement "ein Kind seiner Zeit" (un enfant de son temps / un orgue très typé), il fait partie du meilleur de ce que son époque nous a légués. D'ailleurs, la paroisse est devenue une sorte de pépinière d'organistes, de nombreux titulaires de la cathédrale étant passés par cette tribune (ou plutôt abside). Bien sûr, c'est au contexte, à la liturgie, à l'environnement que l'on doit ça ; mais cela n'aurait pas été possible sans un orgue vraiment à la hauteur.
L'orgue a été ré-harmonisé en 1984 par Alfred Kern. (Un devis de Gaston Kern avait déjà été produit en 1982.) [IHOA] [ITOA]
En 1991, il y eut un relevage, mené par Yves Koenig, assorti du remplacement du Chalumeau 4' en chamade par une Trompette. [IHOA]
En 2007, l'instrument a été muni d'un combinateur. La Régale 8' du Brustwerk a été remplacée par un Hautbois 8'. [Visite]
Suite à ces travaux, l'orgue a été inauguré par le 22 septembre 2007 par Vincent Warnier (Paris, St-Etienne-du-Mont), Pascal Reber et Damien Simon. [Visite]
Le buffet
Evidemment, comme presque tous les buffets des années 1960-1970, celui-ci ne se distingue pas par son ornementation... Mais plutôt par sa structure. L'ensemble est constitué de caissons, aux lignes brisées particulièrement anguleuses, et délimitant la structure interne sonore de l'orgue. C'est le "Werkprincip" : une spatialisation explicite et visible des éléments.
Les trois manuels sont étagés dans un même plan vertical, influence "nordique" oblige : le grand-orgue est à mi-hauteur, le positif au-dessus, et le récit en "Brustwerk". Ce dernier clavier est expressif, et muni de jalousies en plexiglas, ce qui permet d'apercevoir la tuyauterie même quand la boîte est fermée.
Un peu comme dans le cas des "trompes" lorraines, ou dans les orgues d'Europe du nord, la pédale est logée dans deux grandes tourelles indépendantes, disposées sur les côtés et un peu en avant.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante dos à la nef, placée devant le grand buffet et entre les tourelles de pédale (dans un petit enclos), fermée par un couvercle basculant. Tirage des jeux par tirants tournés en bois clair, numérotés, disposés en 4 gradins obliques de part et d'autre des claviers, et repérés par des inscriptions placées sur le chanfrein supérieur du gradin. Les tirants de la pédale sont en bas, ceux du Kronposif sur le deuxième gradin, ceux du grand-orgue sur le troisième, et ceux du Brustwerk en haut. Les accouplements sont à droite. Claviers noirs.
Pour les commandes à pied, de gauche à droite, on trouve d'abord les 4 champignons destinés à la registration : "Tutti", "Appel Anches" et "Appel Mixtures" (sur le même champignon, suite à une modification destinée à faire de la place au deux commandes du combinateur incrémental), "<" (décrémentation du combinateur), et ">" (incrémentation du combinateur). (La disposition originelle était : Appel Mixtures, Appel Anches, Comb. Libre, Tutti.) Vient ensuite la pédale basculante d'expression ("Expression Brustwerk"). A sa droite les commandes d'accouplements sont reprises par champignons : "Tir. Brustw." (III/P), "Cop. KP./G.O." (I/II), "Cop. BW./G.O." (III/II).
Deux boutons pour le combinateur incrémental (visiblement ajoutés) se trouvent en haut à droite sur la partie horizontale, juste au-dessus de commande et du voyant du moteur.
Une partie des commandes du combinateur est placée sous le premier clavier ; ce sont des poussoirs électriques : de gauche à droite, "E" (rouge, enregistreur), les 10 boutons numériques (0 à 9), encore deux commandes incrémentales "<" et ">" (vertes), et le renvoi général ("RG"). Il y a aussi un Gizmo électronique, au dessus du a'' du récit, avec 6 petits boutons et trois afficheurs LED à 7 segments (deux verts, un rouge). Ce n'est pas un AGC de 1969, mais un combinateur "ERD Électronique", fourni par la manufacture d'orgues Richaud en 2007. Il peut mémoriser 8 fois 99 registrations, mais ne vous conduira sur la Mer de la Tranquillité qu'avec beaucoup d'imagination.
Plaque d'adresse incrustée, en haut à droite, disant :
Pupitre king-size. (Répertoire "contemporain" oblige...) Banc étroit. (Le plateau est moins large que son empattement.)
Mécanique à équerres. Aluminium et bois. Tirage des jeux électrique.
Une partie de la tuyauterie est coupée au ton, mais une autre a encore des attributs néo-classiques (présence d'encoches d'accord), et l'Unda maris a même des entailles de timbre. Comme souvent chez Roethinger, certaines basses sont en acajou Sipo. Les tuyaux métalliques sont en étain 75% pour les principaux, en Spotted pour les Flûtes, et il y a beaucoup de cuivre, en particulier pour les résonateurs des anches de pédale. Les anches du grand-orgue sont aussi en Spotted, qui, décidément, est une excellente matière pour la facture d'orgues.
C'est un instrument exigeant et efficace : idéal pour valoriser le jeu des virtuoses, il ne pardonne rien aux autres. Tout est transparent et réactif. En cela, c'est un merveilleux instrument de récital, mais aussi - sûrement - de travail et d'évaluation.
Sa notoriété n'est pas usurpée, et il a contribué, pendant plusieurs décennies, à motiver et à tirer vers le haut le monde de l'orgue alsacien. Même si, on l'a vu, il n'a pas grand-chose de représentatif de l'orgue alsacien. On espère qu'il gardera longtemps cette vocation de "centre de compétence" et de référant. Sûrement de façon un peu différente : peut-être en assurant la mémoire des années 60. Des années assurément épiques, durant lesquelles on était si sûr de détenir la Vérité organistique que la facture avait un caractère extrêmement militant. Caractéristique de l'époque, d'ailleurs.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Bernard Goerig.
Photos des travaux de 2007.
Photos du 26/07/2019.
Photos du 23/03/2013.
Photos du 12/08/2006.
C'est l'orgue Stiehr qui était placé dans le transept.
Localisation :