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L'Affrontement Célèbre entre Rupp et Gessner


Emile Rupp

Emile RUPP (1872-1948) était organiste à Strasbourg :

Il y donna pas moins de 2000 concerts d'orgue, dont 1400 concerts du Dimanche, à St-Paul. C'était donc ce qu'on peut appeler une "figure" de la vie musicale de l'époque.

Il avait étudié l'orgue avec Josef RHEINBERGER à Munich, et avec Charles-Marie WIDOR à Paris.
Sa bibliographie comprend en particulier l'"Histoire du développement de la Facture d'Orgues" publiée à Einsiedeln (CH) (Benziger edit.) en 1929.
En 1948, l'année de la mort de Rupp, Oskar WALCKER, dans "Souvenirs d'un facteur d'orgues" ("Erinnerungen eines Orgelbauers", Bärenreiter, Kassel) , dit de lui :
"Une chose reste pour moi évidente : Emile Rupp est le fondateur du mouvement de réforme de la facture d'orgue en Alsace et en Allemagne. Il serait bon, si l'on voulait une fois jeter le regard d'une tour élevée sur l'actulle situation de la facture d'orgue, de porter son attention et d'honorer à juste titre l'oeuvre d'Emile Rupp à côté de celle de Schweitzer."

Adolphe GESSNER (1864-1919) était professeur d'orgue et de musique d'église au Conservatoire de Strasbourg (depuis 1886). Il était déjà en concurrence "naturelle" avec Rupp, puisqu'il était "titulaire" (comme on disait à l'époque, et qu'on entend encore aujourd'hui, avec un infini respect), à Strasbourg :

  • à St Maurice l'église catholique de garnison (construite en 1897) de l'orgue WEIGLE de 1899.

La situation entre 1865 et 1905

Les "experts"

A la fin du 19 ème siècle soufflait un vent de "modernité" sur la facture d'orgue. Pas tellement sur la facture, d'ailleurs, mais plutôt sur les demandes des commanditaires, sujettes aux modes et aux "évolutions" :

    Jusqu'en 1865, à peu près, les maires ou les curés passaient un accord avec le facteur d'orgues. Celui-ci s'engageait dans un devis à fournir l'instrument qu'il fallait dans le budget qu'on lui avait alloué. Une fois achevé, l'instrument était reçu par des organistes du coin, que l'on appelait "experts". (Voir Antoine GINCK). Ces experts vérifiaient la conformité de l'instrument au devis, en s'occupant de la façon dont l'orgue parlait et était construit à l'intérieur (soufflerie, mécanismes, etc...). Si cela convenait, ils se fendaient de quelques félicitations et recommandations.

    Après 1865, les "experts" se mirent à prendre un importance démesurée. Souvent peu qualifiés mais extrêmement écoutés, ils en profitèrent pour imposer leurs vues d'organiste, et donc à spécifier eux-mêmes les instruments :

    • en s'occupant essentiellement de la Console
      C'était la seule chose qui comptait vraiment pour eux. Trop souvent par ignorance du reste. Pour qu'on y mette tous les accessoires (Tirasses et Accouplements) (avec octaves sup. et inf.) (appelables au pied et par touche), Combinaisons, Tutti, pédales et champignons divers, cadrans et voyants)
    • en définissant la composition selon les goûts "modernes".
      C'est-à-dire en envoyant à la chaudière les Mutations et les Mixtures (Tierces, Cymbales surtout) pour les remplacer par des jeux d'inspiration "symphonique" (des 8 pieds solistes permettant des effets faciles).

    L'un des coups d'envoi vint pourtant d'un curé, le curé MEYER d'Ergersheim lors de son intervention pour qu'on mutile le Silbermann d'Altorf.

Les nouveaux facteurs

Parallèlement, les facteurs d'orgue aussi avaient évolué. L'ère industrielle était passée par là. De nouvelles technologies, surtout pour les Sommiers (tout doit être pneumatique), et un peu pour la sonorité (le principe de CAVAILLE-COLL permettant de différencier les pressions ayant été détourné pour monter en pression de façon déraisonnée).
De nouvelles méthodes sévissent aussi, à commencer par la sous-traitance, rendue possible par l'apparition des machines outils. Certains fabriquent des claviers, d'autres des tuyaux, d'autres encore assemblent, et l'ensemble n'a plus aucune personnalité.

A partir de 1870, l'Alsace étant devenue allemande, ce sont les "firmes" allemandes, maîtrisant les techniques nouvelles, qui ont accès aux orgues :

  • WEIGLE (de Stuttgart-Echterdingen) "le plus grand facteur d'orgue du monde", selon les experts allemands de l'époque
  • VOIT (de Durlach-Karlsruhe)
  • E. F. WALCKER & Cie (de Ludwigsbourg) (près de 6000 orgues construits jusqu'à aujourd'hui...)
  • les frères LINK (48 orgues en Alsace, quand-même)
  • KOULEN, installé à Strasbourg en 1897, grand inventeur de "systèmes" perfectionnés et fragiles
Or, à ce moment-là en Allemagne, la facture d'orgues n'avait plus grand chose d'artisanal. On savait construire des monstres et faire du travail de série : les fameux "Fabrikorgel" assemblés et pré-harmonisés en usine.

En France, par manque de moyens, le phénomène est moins net. Et puis il y a eu CAVAILLE-COLL (1811-1899) ("le plus grand facteur d'orgues du monde", cette fois selon les experts français) et encore Joseph MERKLIN (1819-1905), dont heureusement le seul credo était la qualité. On commanda donc avec raison des orgues à ceux-ci (Mulhouse, St Etienne, Strasbourg, Temple-neuf, Dambach-la-ville, Obernai, ...) mais à des prix exorbitants par rapport à ceux dont étaient capable les artisans pour réaliser un travail de qualité.

L'argent

En plus, (malheureusement, pour une fois) à cette époque, il y avait de l'argent à dépenser.

Les conséquences

En 1893-97, on décida de démolir le Silbermann de la Cathédrale de Strasbourg pour donner du travail à KOULEN.
Charles WETZEL (en 1860, 1886) supprime les Mutations et Mixtures les plus aiguës, donc toute la personnalité du Silbermann de St Thomas à Strasbourg.

1899 à 1919

En 1899 Weigle construit son orgue de Strasbourg, St Maurice, l'église catholique de garnison. Parallèlement, on avait "redécouvert" les Silbermann de Marmoutier et d'Ebersmunster, qu'on avait gardé uniquement parce qu'il n'y avait pas eu assez d'argent, là-bas, pour les remplacer ou les dénaturer.
Pour Rupp, c'est une révélation. Il prêche Silbermann. Mais son orgue idéal est plutôt un Cavaillé-Coll avec des jeux "classiques" (i.e. un Plein-Jeu digne de ce nom et des Cornets).
Gessner, qui dut prendre le contre-pied, choisit comme poulain Johann Friedrich ALFFERMANN, de Landau, selon lui "meilleur facteur d'orgues que Silbermann". Le buffet en chêne "grossièrement travaillé" selon l'Inventaire Général de Schleithal permet de trancher.

A St-Maurice, il y a des sommiers "Système Weigle", mais surtout des jeux à "haute pression" ("Hochdruck"). Déjà les "Fabrikorgeln" qui ont heureusement épargné l'Alsace ont utilisé ce moyen bon marché pour faire "petit mais costaud". Et forcément, ça ne sonne pas trop bien.
D'environ 70 mm de colonne d'eau pour un orgue classique, on va multiplier allègrement par 5, allant jusqu'à 500 millimètres.

Le WEIGLE de St Maurice avait 42 jeux à l'origine, sur 3 claviers. On y trouvait, au grand-orgue un "Stentorphon 8'", un "Tuba mirabilis 8'" et un "Grosgedeckt 8'"" (soit : "Gros-Bourdon", mais la V.O. sonne tellement mieux). Une "Solo Gamba" y répondait au Positif expressif.
Pourvu qu'on se souvienne longtemps du nom de ces jeux... En 1942 ces jeux tonitruants mais historiques seront remplacés par ROETHINGER (selon un devis PLEYEL jamais réalisé...) par une Batterie d'Anches... en zinc. Heureusement, les jeux à haute-pression que Roethinger a construit pour Erstein sont toujours là, et cet instrument va bientôt être restauré. Ceux-ci sont à présent les seuls d'Alsace.

Rupp avait été formé par Charles Marie WIDOR, et avait connu les orgues CAVAILLE-COLL de Paris. Voici comment il en parlait :
"l'orgue de Cavaillé est l'écho des mille voix de la création : en ses flûtes harmoniques nous entendons les gazouillis des petits oiseaux, ses voix célestes donnent la réplique à la source murmurante et ses bombardes répercutent l'écho des tonnerres du Sinaï".

Rupp a rédigé plusieurs articles, avec le mot d'ordre "Ad fontes". Le premier, dénonçant la Haute-Pression, s'appelle Hochdruck et est paru dès 1899 dans "Zeitchrift für Instrumentenbau", la revue que Paul DE WIT publiait à Leipzig. Cet article a directement été motivé par les décibels qu'était capable de produire le WEIGLE de St Matthieu.

Gessner, de son côté, continue à ne jurer que par la facture d'orgue "moderne" allemande. Et ces instruments souvent énormes qui permettent de jouer les "Romantiques allemands". En 1901, Gessner prône le remplacement des jeux d'Anches par les "Labialstimmen" son invention qui n'a (heureusement) pas fait école. A sa décharge, en 1901, tout le monde se devait d'inventer quelque chose.

Rupp publie en 1901, toujours dans "Zeitchrift für Instrumentenbau" l'article "Cavaillé-Coll und des deutsche Orgelbau" (Cavaillé-Coll et la facture d'orgues allemande).
Ce n'est pas ridicule : Karl Friedrich BUCHHOLZ (1821-1885), Friedrich FRIESE (1827-1896) Barnim GRÜNEBERG (1828-1907), Heinrich NIEMANN, ont travaillé chez Cavaillé-Coll.
F.W. SONRECK (1822-19100) rencontra Cavaillé-Coll à plusieurs reprises, et adopte les Sommiers à double laye et la Machine Barker en 1856.

En 1906, c'est le début de la parution de "Die Orgel der Zukunft" (L'Orgue du futur).

A partir de 1905, Albert SCHWEITZER (1875-1965) souscrit (plus ou moins) aux idées de Rupp. Rupp conteste d'abord Schweitzer dans de nombreux articles de la série "Die Orgel der Zukunft" : il veut un orgue "de synthèse" entre... beaucoup de choses. Ensuite, à partir de 1908, il y a convergence entre Rupp et Schweitzer. Il faut dire qu'entre temps, il ont appris à se connaître : Albert Schweitzer a dirigé en 1908 la commission définitive pour la construction de l'orgue du Palais des Fêtes à Strasbourg. Rupp faisait partie de cette commission. (Avec Marie-Joseph ERB, aussi, celui-là même qui poussa Martin et Joseph RINCKENBACH à pneumatiser à tout-va.)

Dès lors, on appela cela "la Réforme alsacienne de l'Orgue". Au début, cela consista, pour les orgues neufs, à concevoir des instruments "de synthèse" capables de "tout" jouer, mais rien correctement. Pour les orgues historiques, les destructions en règle continuèrent mais cette fois fardées de bonnes intentions.
(A Strasbourg, St Thomas, le pire est évité grâce à Albert Schweitzer, mais à St Hippolyte, St Matthieu à Colmar et St Jean à Wissembourg, l'irréparable est commis).

Notons que le premier orgue réellement attribuable au mouvement de "Réforme alsacienne de l'Orgue" ne fut pas construit en Alsace. Il s'agit très probablement de l'instrument de 105 registres qu'Oscar WALCKER posa à Dortmund, St-Reinoldi en 1909.

Emile Rupp publie en 1910 "Die elsaëssich-neudeutsche Orgelreform" dans "Die Orgel", officialisant le nom.

En 1912, Gessner publie "Zur elsëssisch-neudeutschen Ordelreform. Ein Wort der Kritik und Abwehr" (Au sujet de la Réforme alsacienne/allemande de l'orgue. Un mot des Critiques et de la Défense). Il y critique l'orgue (DALSTEIN-HAERPFER) du Palais des Fêtes de Strasbourg, celui-là même conçu par Albert Schweitzer et Emile Rupp "avec des tailles empruntées au Silbermann de St Thomas" (1), ainsi que le travail effectué en 1908 sur le même Silbermann de St Thomas, toujours par Dalstein-Haerpfer.

Gessner répond régulièrement à Rupp et à ses sympathisants (Fidelis BOESER) dans "Vaterland", un quotidien suisse de Lucerne. Après plusieurs joutes, ce journal invite la querelle à "se vider dans la presse professionnelle". Ladite querelle continua donc dans "Zeitchrift für Instrumentenbau", où elle s'envenime carrément :
"Je dois, moi aussi, prier M. Rupp, au cas où il désirerait poursuivre les débats de cette façon, de se chercher un polichinelle pour le faire. Mais M. Rupp peut être certain que notre estimée revue ne se prêtera pas à une polémique menée de cette façon."

Après 1919

Mais le mouvement était lancé, ou accompagné (les grandes idées émergent souvent en même temps, en plusieurs endroits, juste parce "c'est mûr") :

  • En Allemagne, cela s'appelle l'"Orgelbewegung"
    En 1925, les allemands redécouvrent le style baroque et Arp SCHNITGER (comme le feront les Colmariens responsables de la reconstruction la Collégiale St Martin en 1979... L'orgue est superbe. Mais que fait-il au juste à Colmar dans un buffet Silbermann ?)
  • En France, ce sont les travaux de Félix RAUGEL (1881-1975) (1925 : "Recherches sur les maîtres de l'ancienne facture d'orgues, les Lépine, J.-P. Cavaillé, Dom Bédos de Celles"), puis la thèse de Norbert DUFOURCQ (1935) qui feront avancer les choses.

En 1925 Rupp fit construire par ROETHINGER son orgue idéal, (III/Ped, 62 jeux électropneumatiques) à la synagogue de Strasbourg, quai Kléber. (Cet orgue a été démonté en 1940, et dispersé en pièces détachées).

En 1929, Rupp publie "Entwicklungsgeschichte der Orgelbaukunst" (il reprend un peu de ses articles "Die Orgel des Zukunft").

Peut-être que Gessner avait senti que le "retour" à Silbermann de Rupp n'était pas vraiment sincère. Rupp, et surtout son collègue Marie-Joseph ERB continuèrent à faire "pneumatiser" les plus beaux instruments. Surtout, ils n'empêchèrent pas les fidèles de la traction mécanique et du Positif de Dos (STIEHR et WETZEL) de fermer parce qu'ils refusaient de démolir des instruments historiques.

Ce n'est donc pas tout de suite, mais plutôt vers 1950 que tout ceci porta ses fruits. Lorsque, en 1948, Ernest MUHLEISEN et Alfred KERN commencèrent les travaux à St Pierre-le-jeune à Strasbourg.

 

(1) Voici comment, avec de bonnes intentions, on arrive à faire à peu près n'importe quoi :
On alla copier, pour l'orgue du Palais de Fêtes, des tailles sur l'orgue de St Thomas. On copia ainsi même le Salicional (alors 4') du Récit. Il y eut donc au Positif expressif du Palais des Fêtes, un "Salicional Silbermann".
Or, ce Salicional est de Wetzel (1836). Silbermann n'a jamais construit de Salicional, mais les "experts" de l'époque l'ignoraient. Alors que le manuscrit autographe de Jean-André Silbermann, donnant la composition de son instrument existe toujours !