Les deux instruments les mieux conservés laissés par les Silbermann d'Alsace sont l'œuvre d'André, le père "fondateur". Il s'agit de l'orgue de Marmoutier - l'un de ses premiers -, et de celui qu'il construisit pour les Bénédictins d'Ebersmunster - l'un de ses derniers -. Il s'agit d'un ensemble du 18ème exceptionnellement bien conservé, en totale harmonie avec son édifice, et prodigieusement adapté à un style de musique bien particulier : l'école classique française.
Cet instrument a fait l'objet d'innombrables articles et publications. On y répète les mêmes informations, "fuitées" des Archives Silbermann au temps où leur accès était restreint. Bien sûr, il y est "de bon ton" de faire usage de superlatifs, et d'y répéter les mots "joyau", "génie", "incomparable", etc... On essayera donc ici une approche un peu différente. Et pour commencer, il faut rappeler de quoi on parle : d'un orgue de style parisien du 18ème, exceptionnellement bien conservé. D'ailleurs, l'aspect de son buffet ne laisse aucun doute. Et c'est en le laissant s'exprimer sur les registrations "canoniques" de la musique baroque française du 18ème que la magie opère.
Historique
Le premier instrument de l'abbatiale a été construit vers 1700 par un Bénédictin du lieu. Bien que facteur d'orgues "amateur", il devint célèbre car il fut l'un des seuls à recevoir des éloges de Jean-André Silbermann dans ses archives. On l'appela simplement "le frère lai d'Ebersmunster", et son nom fut oublié. Certains pensent qu'ils s'appelait Joseph Bender. [IHOA]
Note : cette page concernant uniquement les orgues de l'abbatiale, on retrouvera le "cinquième positif" ("Keck le brasseur") sur la page consacrée à l'ancienne église paroissiale.
Le frère lai d'Ebersmunster construisit un orgue pour Selestat (1698), un orgue de chœur pour Strasbourg, St-Jean, un autre pour les Dominicaines de Sylo (ancien hôpital St-Quirin) (1701). Et, bien évidemment, un instrument pour son abbaye.
Historique
En 1710, Joseph Waltrin plaça un petit orgue de 7 ou 8 jeux. [IHOA] [HOIE]
L'église actuelle, de Peter Thumb (1681-1766), fut achevée en 1727.
Selon Silbermann, en juin 1736, l'orgue Waltrin aurait été déménagé par Daniel Cräner à "Kinnsheim". Cela pouvait signifier "Kintzheim" ou "Kientzheim". Mais un abbé d'Ebersmunster, Etmund Fronhoffer, était originaire de Kientzheim, ce qui tend à faire penser qu'il s'agit de Kientzheim. En fait, il est probable que Cräner reprit le petit orgue comme "geste commercial" pour ne rien en faire, et qu'il construisit un orgue totalement neuf pour Kientzheim, tout simplement parce que le Waltrin n'avait plus aucun intérêt ni valeur. [PMSRHW]
Historique
De 1730 à 1732, André Silbermann construisit un orgue neuf. La composition de 1732 est identique à l'actuelle, à l'exception de l'anche 16' de pédale (ajoutée par la suite). Trompette de récit et Clairon de pédale avaient été ajoutés en cours de construction, et n'étaient pas prévus au contrat initial. [IHOA] [ITOA] [BenderSilb] [ArchSilb]
Silbermann a probablement eu le marché grâce à ses bonnes relations avec l'architecte, Peter Thumb. Le marché a été signé le 05/07/1728 mais la construction n'a commencé que le 21/08/1730, et fut achevée le 16/07/1731. La Trompette d'écho et le Clairon de pédale ont été ajoutés sur des chapes prévues à cet effet. Une autre modification en cours de construction fut la Quarte de Nasard, qui fut préférée à la Doublette initialement prévue. Cela explique sûrement la composition de la Fourniture. L'orgue était totalement achevé le 02/09/1732. Le premier organiste fut Célestin Harst, qui était l'un des meilleurs clavecinistes et organistes français de l'époque (voir ci-dessous). [ArchSilb] [BenderSilb] [JDO] [ManufactureDott]
L'abbaye fut donc dotée d'un orgue de style parisien. André Silbermann, originaire de Saxe, sut toutefois "infléchir" les canons du style. D'abord en dotant l'instrument d'une pédale à l'Allemande (séparée et avec un pédalier ergonomique) ; ensuite en repensant le système de tailles, ces rapports qui définisser le diamètre des tuyaux et la largeur de la bouche en fonction de leur hauteur. Plutôt que de réduire les tailles vers l'aigu, il a ici, pour l'un de ses derniers instruments, cherché à "flûter" les aigus.
Il y eut un premier entretien d'envergure en 1782 par (Jean) Josias Silbermann. [ArchSilb] [ITOA] [BenderSilb] [JDO]
On retrouva en 1939 une inscription dans l'orgue, datée de 1782, disant : "Moi, Jean Josias Silbermann de Strasbourg a accordé et rénové cet orgue l'an 1782, Œuvre III.". Josias remplaça le pédalier, et répara la soufflerie, probablement endommagée par une modification douteuse. [ArchSilb] [BenderSilb] [ManufactureDott]
Lors de la Révolution, vers 1792, l'orgue fut fort probablement victime d'un vol de tuyaux. Il s'agit de ceux qui ont dû être remplacés par Joseph Bergäntzel par la suite : 37 des plus grands tuyaux de la façade du grand-orgue (sur 53), et les 30 dessus de la Trompette du grand-orgue - soit les plus accessibles. On est sûr qu'une cloche fut également volée par les troupes révolutionnaires. [ManufactureDott]
C'est Joseph Bergäntzel (le fils de Martin) qui fut appelé en 1812 pour remplacer les tuyaux manquants. C'était un effort consiédrable pour Ebersmunster, qui mit en tout 4 ans pour payer : on régla la facture (en partie), en vendant l'ancienne église paroissiale ! En juillet 1998, lors du démontage, fut retrouvée la marque de Bergäntzel sur plusieurs tuyaux de façade. Son intervention fut ensuite confirmée par des recherches aux archives. [ManufactureDott]
Il est finalement peu surprenant que cet épisode ait été "oublié" par les historiens des 19ème et 20ème siècles, souvent fort soucieux de minimiser les dégâts et exactions causés par les révolutionnaires. (Alors que les indices se trouvaient dans les archives.) Notons, que si les réquisitions de tuyaux d'orgues menées en Alsace par les autorités en 1917 ont été indemnisées, les victimes des spoliations de la Révolution n'ont eu que les yeux pour pleurer.
Le fait qu'une grande partie de la Montre du grand-orgue et le dessus de sa Trompette soit de Joseph Bergäntzel a une importance considérable. Non pas que l'orgue d'Ebersmunster en soit moins bon, au contraire ! Une constatation s'impose : toutes les sommités de l'Orgue qui ont visité, joué et entendu l'instrument au cours du 20ème siècle n'y ont vu que du feu. Et c'est normal. Reste-t-il quelqu'un pour croire qu'on peut, "à l'oreille", faire une différence entre une Montre de Silbermann et une Montre de Joseph Bergäntzel ? Evidemment, quand on connaît la réponse, il est facile de commenter, et d'être dithyrambique sur la première et critique sur la seconde... Pour un jeu aussi "versatile" qu'une Trompette, c'est encore plus édifiant. L'enseignement que nous livre cet épisode de l'histoire de l'orgue d'Ebersmunster est, qu'en matière de réalisation matérielle, "comment c'est fait" compte plus que "qui l'a fait". Joseph Bergäntzel, quand on lui en donnait les moyens (temps, matériaux, confiance), produisait des jeux d'orgues aussi bons que les Silbermann.
Il y eut un nettoyage en 1858 par Martin Wetzel (devis du 24/07/1857, réception le 04/11/1858). C'est probablement lui qui ajouta une Bombarde de pédale (C-f), à moins qu'elle n'avait déjà été posée par Bergäntzel en 1812 (mais la difficulté du payement de l'opération rend difficile de croire qu'à l'époque, on s'était autorisé ce surcoût). Il remplaça de plus les soufflets et leur mécanisme. [ITOA] [HOIE] [PMSWETZEL76] [JDO]
Il laissa une inscription sur le Cis du 16' de pédale : "Diese Orgel ist ausgeputzt worden durch Martin Wetzel, Orgelbauer in Strassburg im Monat August 1857. Diese Orgel hat 1632 Pfeiffen, worinter 22 blinde." ("Cet orgue a été nettoyé par Martin Wetzel, facteur d'orgues à Strasbourg, en août 1857. Cet orgue a 1632 tuyaux, dont 22 muets.") [PMSWETZEL76]
En septembre 1887, Charles Wetzel rédigea un devis pour nettoyer l'orgue, remplacer les languettes des anches, changer l'harmonisation, et remplacer des mutations et mixtures. (Le Nasard du grand-orgue par une Gambe, sa Tierce par un 4', le Nasard du positif par une Flûte 4' et sa Fourniture par un Salicional). Le projet ne vint pas à exécution, mais Wetzel entretenait alors l'instrument, puisqu'il a inscrit "Charles Wetzel, facteur d'orgues, de la Société des Fanfares, et membre honoraire de l'Institut des artistes musiciens de Strasbourg" sur une porte de la clôture de pédale. [PMSRHW] [PMSWETZEL76]
On entend souvent dire, à propos des orgues de Marmoutier et d'Ebersmunster, que s'il sont restés authentiques, c'est en raison de la pauvreté de leurs paroisses, qui, au 19ème, n'ont pas eu les moyens de les faire modifier. C'est probable, mais on voit mal sur quelles sources cette affirmation est fondée. Le projet de Charles Wetzel est le seul de l'histoire de cet orgue à viser une transformation. Il ne vint pas à exécution. Peut-être que les gens d'Ebersmunster, ont eu, à l'époque, suffisamment de bon goût pour estimer que toute altération serait nuisible, vu la qualité originelle de l'instrument, et que celui-ci était en l'état fort bien adapté à son usage. Dans pareille situation, évoquer le traditionnel "manque de moyens" est évidemment la meilleure solution pour mettre un terme au projet.
En 1921, Théophile Rinckenbach vint entretenir l'instrument. [ITOA] [HOIE]
Robert Pugh fut l'un des premiers à assurer la promotion de l'orgue d'Ebsermunster en l'étudiant minutieusement. Il rédigea un article dans la "Revue d'Alsace" de 1925, dont le titre est "Glanes sur Silbermann". Il releva les inscriptions sur le Cis du 16' de pédale : celle de Martin Wetzel, et celle de Théophile Rinckenbach : "Théophile Rinckenbach, Ammerschwihr - Herrlisheim, août 1921". [PMSWETZEL76] [MSchaeferSilb]
En 1939, Edmond-Alexandre Roethinger (avec Alfred Kern qui travaillait alors pour lui) vint faire un nettoyage. [ITOA] [HOIE] [BenderSilb]
Outre le nettoyage et les réparations d'usage, certains tuyaux en bois, vermoulus, ont été reconstruits (à l'identique), le pédalier a été (à nouveau) remplacé, et les claviers replaqués. Mais de nombreux "tuyaux vermoulus" étaient en fait les pavillons de la Bombarde (pas d'origine). L'intégralité de la tuyauterie ancienne (on inclut évidemment la Montre et le dessus de Trompette restitués par Joseph Bergäntzel) était conservée. Pour les parties vermoulues des tuyaux de pédale en sapin, ce ne sont que les parties affectées qui ont été remplacées. Il fallut par contre remplacer de nombreux éléments de la mécanique (pilotes, vergettes), et remplacer les languettes des jeux d'anches. L'harmonisation aussi, a été retouchée (par action sur les biseaux et les languettes). [ITOA] [BenderSilb] [JDO] [ManufactureDott]
On avait décidé de conserver l'héritage historique, et de ne pas altérer la tuyauterie et la mécanique de l'instrument. Et on respecta cette décision, du mieux que l'on put. Une fois de plus, les faits jettent sur la facture d'orgues des années 30 un éclairage bien différent de celui laissé par les préjugés de la fin du 20ème siècle. Cette époque, marquée par le néo-classicisme, avait tout intérêt de conserver les "racines" des évolutions qu'elle proposait. Elle était bien plus soucieuse des aspects historiques que ce qu'on a laissé croire. Les soufflets de Wetzel ont été conservés malgré la pose d'un réservoir à plis neuf.
Sur un plan plus technique, un détail prit son importance plus tard : si l'orgue a toujours conservé son diapason d'origine (Si 440Hz, soit un ton plus bas que le diapason moderne), le tempérament a été rendu égal, probablement en 1921 ou 1939. Jusqu'à très récemment, personne ne savait comment les Silbermann partitionnaient leur octave. (Depuis, avec la redécouverte du tempérament du positif du palais Rohan, actuellement à Ste-Madeleine, la connaissance a progressé.) Le tempérament égal, qui ne choque en aucune façon l'auditeur moderne (même s'il chagrine le puriste qui trouve les "quintes fausses"), était un choix neutre et logique.
L'orgue a été relevé en 1999 par Gaston Kern, Yves Koenig et Richard Dott. [IHOA]
Ce relevage en lui-même a son importance historique. D'abord, parce que ce fut une opération collégiale, menée par trois facteurs d'orgues, intervenant chacun dans leur domaine de prédilection. L'opération fut conseillée - et finalement menée - par Marc Schaefer, à n'en point douter le meilleur spécialiste des Silbermann que l'on pouvait trouver. La maîtrise d'œuvre fut également assurée par Michel Chapuis.
Mais si cette opération fit date, pour le monde de l'orgue alsacien, c'est en raison de la part prise par les facteurs - souvent jusque là cantonnés à un rôle de simples exécutants - dans la prise de décision. Car, malgré l'évidente compétence de Michel Chapuis et Marc Schaefer, et probablement en raison du rayonnement de l'instrument, un expert parisien fut également dépêché sur place. Lequel vint avec des idées bien arrêtées sur la façon de "restaurer" la tuyauterie.
Quels sont les faits ? La tuyauterie est coupée au ton. L'accord des tuyaux à bouches ouverts se fait donc en évasant ou en pinçant le sommet du tuyau. Or, le sommet de nombreux tuyaux à bouche était oxydé. Cette oxydation ne progressait plus. L'orgue était difficile à accorder, et était à ce moment là accordé au tempérament égal (sûrement depuis 1921 ou 1939). Un accord selon un autre tempérament était impossible. Les résonateurs des jeux d'anches, eux, étaient un peu courts pour le diapason (qui, lui, était d'origine).
L'expert parisien orienta le débat sur le la question du tempérament de l'orgue. Habituellement, c'est une bonne façon d'asseoir son autorité : très peu de gens maîtrisent ce sujet, qui nécessite à la fois des compétences scientifiques (mathématiques et physiques), musicales et culturelles. Et, parmi ceux qui le maîtrisent, bien peu sont capables de l'expliquer simplement. (Et, à l'évidence, beaucoup on fait l'effort contraire...) C'est donc un sujet que l'on peut facilement aborder sans y connaître grand chose, à condition d'être catégorique dans ses affirmations : il n'y a qu'un chance minime de se trouver face à une contestation bien argumentée et... intelligible.
Seulement, l'état du sommet des tuyaux rendait impossible un accord général avec un tempérament inégal. Pour le réaliser malgré tout, il fut projeté de découper le haut des tuyaux, puis souder des surlongueurs. Cela présentait évidemment l'inconvénient d'enlever une bonne part de leur authenticité à ces tuyaux... Avec courage, les trois facteurs s'opposèrent à cette décision. Yves Koenig écrivit, en octobre 1989: ""En conclusion, la seule et vraie question est de savoir s'il faut ou non réaliser un tempérament inégal. Si nous conservons le tempérament égal, les tuyaux resteront dans leur état actuel et nous transmettrons ce patrimoine intact. L'orgue fonctionnera parfaitement pendant plusieurs décennies". Le bon sens finalement, l'emporta. L'orgue est resté avec sa partition "égale" et à l'authenticité de sa tuyauterie à été conservée. Avec le recul, la pertinence de l'engagement d'Yves Koenig nous paraît évidente. Mais, à l'époque, c'était très courageux. Quelque part, ce sont ces "faits d'armes" qui rendent les orgues historiques si passionnants.
Le buffet
Le buffet, à 5 tourelles, est inspiré de celui de l'orgue Thierry de St-Germain-des-Prés (une autre abbaye bénédictine). (Il s'agit de l'instrument qui fut transféré à St-Eustache, et qui disparut en 1844, victime de la bougie la plus célèbre de l'histoire de l'orgue.) André Silbermann avait travaillé dans les ateliers de Thierry à Paris, et la parenté était totalement assumée, puisqu'elle apparaît de façon explicite dans le projet Silbermann pour Weingarten (1720).
Initialement, c'était un buffet à 3 tourelles qui était prévu, si bien que l'orgue aurait ressemblé à celui de Strasbourg, St-Guillaume. Dès le 02/03/1729, la proposition d'André Silbermann de passer à 5 tourelles fut acceptée par les Bénédictins. Elle était motivée par des considérations architecturales. Le positif a toujours été prévu à 3 tourelles. [ArchSilb]
Caractéristiques instrumentales
C | c | c' | c'' |
1' | 1'1/3 | 2' | 4' |
2/3' | 1' | 1'1/3 | 2'2/3 |
1/2' | 2/3' | 1' | 2' |
C | c | c' | c'' |
2' | 2'2/3 | 4' | 8' |
1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
C | c | c' | c'' |
1' | 1'1/3 | 2' | 4' |
2/3' | 1' | 1'1/3 | 2'2/3 |
1/2' | 2/3' | 1' | 2' |
Console en fenêtre frontale, fermée par des volets. Tirants de jeux de section carrée à pommeaux tournés noires, disposés - pour le grand-orgue et l'écho - en deux colonnes, une de chaque côté des claviers. Les tirants de la pédale sont disposés sous la table de la console, dans l'alignement. Les tirants du positif de donc sont placés dans son buffet, au revers des tourelles latérales, et donc dans le dos de l'organiste.
Le tremblant fort est commandé depuis la console, au haut de la colonne de tirants droite, mais ce n'est pas un tirant à pommeau.
Les tirants du positif sont placés dans son buffet. A gauche de l'organiste (sans se retourner) et de haut en bas : le Bourdon, la Doublette, la Fourniture et le Cromorne. A droite : le Prestant, le Nazard et la Tierce.
Mécanique suspendue. L'abrégé de l'écho est en métal (d'origine).
C'est un instrument exceptionnel (on le savait déjà). Il est d'ailleurs exceptionnel *par conception* : on y a fait le choix du "haut de gamme", consistant à prendre ce qu'il y a de mieux, et de n'économiser aucune ressource, pour parvenir à un résultat optimal. Un orgue "Royal", donc. Dans son état de conservation, c'est à juste titre une "figure" de l'orgue français.
Cela explique que, tout comme la musique de Grigny, il nécessite un effort considérable pour être bien mis en valeur. C'est un instrument exigeant, qui oblige à acquérir des compétences dans de nombreux domaines, et donc à faire acte d'humanisme. En cela, aujourd'hui comme du temps de sa conception, il demande de l'investissement, même au simple visiteur, aussi bien techniquement que culturellement. Un orgue du 18ème, cela se mérite, et ne s'épanouit qu'à travers un éco-système complet : organistes, facteurs, affectataires, bénévoles en assurant la promotion, mais aussi acteurs publics. Et le public lui-même.
Cette esthétique est particulière, et vise la surprise par l'unicité. Si bien qu'il est absurde de vouloir construire des simili-Silbermann un peu partout. La dernière chose qu'auraient souhaitée les concepteurs de cet instrument est de voir leur œuvre érigée en "système", en "normes" pour produire de mutiples orgues semblables, et donc causer un appauvrissement culturel lié à l'uniformisation.
Il n'y a que 2 ou 3 orgues Silbermann d'Alsace que l'on peut raisonnablement qualifier d'authentiques. Cette rareté est un atout en soi, et faire fleurir des dizaines de "copies" un peu de partout, "reconstitués" sur la base de quelques tuyaux, n'a pas rendu service au patrimoine authentique. Cela a causé une grande confusion pour le public quand, au détour d'un article ou d'une inauguration, on qualifiait d' "orgue Silbermann" un instrument totalement contemporain logé dans un buffet qui, certes, jadis, a abrité un Silbermann. Et cela laisse à penser que seuls les Silbermann ont été capables de construire des orgues de valeur, ce qui est absurde. Ce qui caractérise leur œuvre n'est pas la manifestation d'un quelconque "génie", mais bien les moyens exceptionnels qu'on leur a alloués pour travailler.
Outre sa conception et son histoire, cet instrument suscite l'enthousiasme pour une autre raison : c'est sa vocation, aujourd'hui pleinement assumée, d'appeler les visiteurs et auditeurs à s'intéresser à la diversité des styles et esthétiques de l'orgue. Une fois l'intérêt éveillé par ces "célébrités", on peut s'intéresser aux autres maisons qui ont construit l'orgue en Alsace : Stiehr, Rinckenbach, Wetzel, Georges Schwenkedel, Edmond-Alexandre Roethinger et les autres. Il est important, en écoutant ces orgues, de revenir parfois à une certaine virginité auditive, le temps de s'enthousiasmer, comme Rupp, Schweitzer ou Robert Pugh en leur temps, pour ce que l'on entend, et pas pour ce que l'on a entendu raconter. C'est là que la magie de l'authenticité opère.
Célestin Harst (1698-1778)
Célestin (c'est son nom de religieux, son prénom de naissance n'est pas connu) Harst est né à Sélestat, où il commença ses études (y-compris musicales), avant d'être admis chez les Bénédictins d'Ebersmunster. Il y fut successivement étudiant, novice, moine, prêtre, maître des novices, professeur, et prieur. C'était à l'époque où l'actuelle église abbatiale était en train d'être construite. Son environnement culturel était donc soutenu par cet élan de création baroque. Jean-André Silbermann a noté dans ses archives la liste des religieux d'Ebersmunster à l'époque de la construction de l'orgue, et Harst y figure ainsi : "P. Coelestin Harst, Organsit, von Sclettstadt". Cela signifie probablement "organiste, originaire de Sélestat" et non "organiste de Sélestat". Dans la liste mise à jour par Josias en 1782, Harst n'y apparaît plus. [PMSAS1979] [ArchSilb]
On ne sait pas exactement à quel moment de sa vie il fut envoyé à Paris - essentiellement pour apprendre le français, langue qu'il ne parlait pas -. Le Père Roos affirme qu'il aurait fait ce voyage d'étude alors qu'il avait déjà atteint la cinquantaine. [PMSAS1979]
On sait par contre qu'il était un organiste accompli dès 1730, car lors de la construction de l'orgue d'Ebersmunster, il avait déjà une réputation suffisamment solide pour être consignée par Jean-André Silbermann dans ses archives. C'est probablement peu avant 1740 qu'il devint prieur à Ebersmunster. [PMSAS1979]
Célestin Harst disait (ou écrivait) visiblement ce qu'il pensait. Il eut l'occasion de commenter le déménagement, par Rohrer, de l'orgue Legros du Temple-Neuf à Ribeauvillé (1749).
Harst s'illustrait particulièrement au clavecin : il fut plusieurs fois invité à la cour de Louis XV. [PMSAS1979]
Par la suite, Célestin Harst assura plusieurs réceptions d'instruments :
- Le 24/09/1751, celle de l'orgue Johann Georg Rohrer des Franciscains-Récollets de Strasbourg. (L'instrument a été perdu au cours de la Révolution.)
- En 1755, celle de l'orgue Jean-André Silbermann de Colmar, collégiale St-Martin (avec François-Michel Von Esch).
- Le 18/07/1758, celle de l'orgue Nicolas Boulay d'Erstein, avec Nemesius Brendle. (On se rendit compte que l'instrument était à la limite de l'acceptable.)
- En 1762, il reçut l'orgue Martin Bergäntzel d'Ammerschwihr.
Dans une lettre qu'il signa le 28/06/1764 et adressée à Jean-André Silbermann, Harst rapporte le curieux projet d'Ambrosius Ronzoni pour Feldkirch.
Sûrement avant 1758, Harst devint prieur au couvent couvent St-Marc de Gueberschwihr. [PMSAS1979]
Comme tout musicien accompli du 18ème, Harst n'était pas seulement interprète, mais compositeur. Il nous a laissé un "Recueil de différentes pièces de clavecin, composées par le R.P. Dom Coelestin Harst, Bénédictin de l'Abbaye d'Ebersmunster", constitué de 33 pièces aux noms évocateurs, comme " La fuite des Hongrois", "Le Grand Amusement", ou "Le Grand Orage". Il appelle ses suites "Ordres", comme François Couperin. [PMSAS1979]
Le "Grand orage" fait vraisemblablement référence à un événement survenu dans la vallée de Munster le mardi de la Pentecôte 1737. C'est Jean-André Silbermann qui le raconte, en précisant que la foudre, entrant dans l'église, a frappé les tuyaux de montre de la tourelle centrale de l'orgue.
Cela serait purement anecdotique si cette pièce, dans le 5ème "ordre", n'était suivie par "Le beau temps". Quand on connaît le succès qu'ont eus les "tableaux champêtres" auprès des improvisateurs du 19ème siècle, et qu'une scène d'orage suivie d'un retour à la quiétude était un passage quasi obligé de ces improvisations, on ne peut que se dire que cette littérature a eu réel impact culturel sur les musiciens du 19ème.
La partition du "Beau temps" est disponible ici.
D'après le Père Roos, son premier biographe, Célestin Harst est mort en 1776. Or il semble encore avoir été actif en 1778, et son successeur au poste de prieur n'intervint qu'en juin 1779. [PMSAS1979]
Webographie :
Activités culturelles :
Sources et bibliographie :
Remerciements à Marc Baumann.
Photos du 09/05/2005, 27/07/2013 et 30/12/2017
"Ebersheim Münster"
Avec la composition et les tailles.
Localisation :