Cet orgue de Martin et Joseph Rinckenbach, l'opus 74 de la maison d'Ammerschwihr, fut inauguré juste avant le premier Noël du 20ème siècle, le 22/12/1901. Il constitue une étape déterminante dans l'évolution que connut la facture d'orgues au début du 20ème siècle, caractérisée par le retour de sonorités brillantes, tout en conservant l'ampleur des fondamentales. Le résultat impressionna même l'expert chargé de sa réception. Les orgues de la Belle époque, décidément, apportent de bien belles surprises.
Historique
Le premier orgue de Dessenheim a été construit dans l'ancienne église par Joseph Rabiny, et aurait été livré... en 1792, c'est-à-dire peu avant les pires heures de la Révolution. [IHOA]
L'instrument a été réparé en 1801 et 1802 par un certain Andreas Bernauer, et en 1818 par Jean-Baptiste. Jeanpierre, alors installé à Vagney. C'est la première intervention connue des Jeanpierre en Alsace. On connaît le nom de l'organiste de Dessenheim en 1825 : François-Joseph Kuster. [IHOA]
En 1874, l'orgue a été remonté dans l'église neuve. [IHOA]
En 1892, lors de la visite-inventaire, l'évaluation de l'instrument était sans appel : "ganz miserable" ("tout misérable"). [Barth]
Contrairement à ce qu'a voulu nous faire croire l'organologie de la fin du 20ème siècle, tous les facteurs d'orgues du 18ème n'étaient pas des génies. Et tous les orgues du 18ème n'étaient pas des chef d'œuvres. Loin de là...
Historique
C'est en 1901 que Martin et Joseph Rinckenbach posèrent à Dessenheim un orgue post-romantique de 21 jeux. [IHOA]
L'instrument a été reçu le 22/12/1901 par Henri Wiltberger qui le trouva rien moins que "glänzend ausgefallen" ("extraordinairement brillant")
Réaliser un tel instrument en 1901 était encore un pari audacieux, et le succès n'était pas assuré. Beaucoup de choses étaient résolument novatrices, a commencer par un retour des sonorités "brillantes", obtenues non pas avec des "petits jeux", mais avec une grande richesse de timbres. L'orgue de Dessenheim devait énormément contraster avec les autres instruments de l'époque.
L'orgue dispose d'un Cornet de grand-orgue, qui contribue aussi à renforcer les dessus. Ce jeu n'était plus très courant à l'époque, même si on l'a encore vu à Selestat, St-Georges (1896), Ensisheim (1897) et fort probablement à Houssen (1897). Ce jeu va ensuite pratiquement disparaître après Dessenheim, jusqu'en 1913 (Lapoutroie), puis va faire un grand retour après 1918, où il devint la pierre angulaire d'un post-romantisme spécifique à Joseph Rinckenbach. (Ingersheim, 1919, Scherwiller, 1921...)
Un autre trait caractéristique est l'anche de pédale : elle est en 16'. (Pas d'anche en 8'). La composition est conçue pour bénéficier des accouplements et tirasses. Mais l'accessoire réellement révolutionnaire, c'est l'accouplement à l'octave, rendu possible par l'adoption, en 1899 de la transmission pneumatique. Avec cela, l'orgue symphonique atteint une autre dimension, et devint réellement post-romantique.
L'effet combiné des jeux colorés et des puissantes fondamentales explique certainement l'enthousiasme et la surprise de Wiltberger. Professeur à l'école normale de Colmar, où il était également directeur de la musique, le compositeur de "Mein Elsass" était au centre de la vie musicale Haut-Rhinoise. Wiltberger, avec son pair Friedrich Wilhelm Sering à Strasbourg, étaient devenus des infatigables animateurs de l'orgue alsacien. Cela faisait longtemps qu'il encourageait les nouveautés, et, à Dessenheim, Wiltberger fut lui-même surpris par le résultat. Cela fit école, et, pour certains facteurs, cette voie fut encore poursuivie après-guerre : Joseph Rinckenbach, à partir de 1920 complétera ses compositions avec une Doublette au grand-orgue, un Nasard, et un Octavin au récit. Georges Schwenkedel suivra une piste analogue. Les autres, dont Roethinger, furent plus fidèles à la "Réforme alsacienne de l'Orgue" d'Emile Rupp et Albert Schweitzer. L'Alsace ne connut le néo-classique "mainstream" qu'à la toute fin de cette époque.
On trouvera sur la page consacrée aux compositions des orgues Martin et Joseph Rinckenbach de 1899 à 1917 plus de détails sur ces évolutions.
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités en avril 1917. [IHOA]
En 1999, l'instrument bénéficia d'un relevage, par la maison Kern. [IHOA]
Le buffet
Le buffet néo-roman est en totale harmonie avec l'édifice. L'architecture générale est héritée du dessin de Buethwiller : trois tourelles encadrant deux plates-faces doubles. Les évolutions de ce buffet ont été nombreuses : il est ici décliné avec des ornementations éclectiques et une grande tourelle centrale. Les chevrons supérieurs sont ornés de frises ajourées et les galeries des plates-faces sont très ouvragées. La tourelle centrale est surmontée d'une croix.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante face à la nef, fermée par un volet coulissant. Tirants de jeux de section ronde, disposés en trois gradins de part et d'autre des claviers, munis de porcelaines orientées vers le haut à 45° (l'extrémité du triant, où se situe d'habitude le pommeau, est munie d'un point blanc). Il sont du même modèle qu'à Zellwiller (1899), Dauendorf (1904), Kogenheim (1905) ou Romanswiller (1905). Les porcelaines sont à fond blanc pour le grand-orgue, rose pour le récit, et jaune pour la pédale. Claviers blancs. Joues légèrement arrondies. Les gradins sont munis d'un petit chanfrein concave. (Dans lequel peut se loger un crayon !)
Commande des accouplements et tirasses par pédales-cuillers à accrocher, en fer forgé, et repérées par des porcelaines rondes disposées tout en haut de la console : (à gauche de la plaque d'adresse) "Koppel II e P." (II/P), "Koppel I e P." (I/P), (à droite) : "Sub octave koppel" (I/II 16'), "Koppel II e I." (II/I). Vient ensuite la pédale basculante d'expression du récit, au-dessus du gis du pédalier.
Commande des combinaisons fixes par 5 pistons blancs, situés sous le premier clavier, au centre, et repérés par de petites porcelaines rondes placées en regard, entre les deux claviers : "P.P.", "P.", "M.F.", "F.", et "0." pour l'annulateur. Banc dont les flancs figurent une lyre.
L'intégralité de la console a l'air de 1901 (y compris la pédale basculante d'expression).
Plaque d'adresse en position centrale, au-dessus du second clavier, constituée de lettres en laiton incrustées sur fond noir, et disant :
Le mot "Ammerschweier" ondule entre les deux lignes du bas. Il n'y a pas de point au "M" de "Martin".
pneumatique, notes et jeux.
à membranes. Le grand-orgue est diatonique, et situé derrière la façade. Il y a une passerelle centrale séparant les deux sommiers du grand-orgue, longée par le tirage des jeux. Le récit est également diatonique, au fond, au centre et un peu en hauteur. Les deux sommiers sont disposés orthogonalement au grand axe de l'orgue, aigus en avant, de part et d'autre d'une passerelle, et il y a des grands tuyaux en bois au fond. La pédale est diatonique, logée au fond de l'instrument, pieds dans le soubassement. Les graves passent de part et d'autre de la boîte expressive du récit. (De l'accès vers le fond : la Bombarde 16', l'Octavebasse, le Bourdon 16' et la grande Gambe 16'.)
La tuyauterie est de très belle facture. Comme souvent chez Martin et Joseph Rinckenbach, deux faits sont marquants : une grande diversité de systèmes d'accords (variant fréquemment sur un même jeu selon la hauteur), et l'emploi de nombreux matériaux. Au début du 20ème siècle (et cela dura jusque dans les années 50), on utilisait beaucoup le "spotted", cet alliage de plomb et d'étain, dont la cristallisation donne un aspect marbré, "en peau de léopard" aux tuyaux. Le spotted possède à la fois l'avantage d'être résistant et de permettre de bien "étoffer" les tuyaux (les construire épais), ce qui est très satisfaisant d'un point de vue sonore. L'étain est alors réservé aux plus petits tuyaux.
Parmi les systèmes d'accord, outre les oreilles, on trouve des calottes mobiles pour les bourdons, des entailles de timbre, les glissières et les opercules rabattables pour les tuyaux en bois, mais aussi des tuyaux coupés au ton. Les freins harmoniques, eux aussi, dépendant de la hauteur : rouleaux dans les graves, bavettes pour les aigus. Les biseaux comportent de belles dents, marquées, et dont l'écartement non constant révèle qu'elles ont été pratiquées à la main.
Cet orgue de la Belle époque, resté authentique, témoigne du niveau atteint par la facture alsacienne au début du 20ème siècle. Il s'agit d'un style spécifique, nourri des influences romantiques françaises et germaniques, qui bénéficie d'un grand équilibre sonore : les jeux, très colorés, s'appuient sur une sérieuse dotation en fondamentales. (Trois 16' de pédale et un manuel).
A la console, c'est un instrument attachant, qui porte fièrement sa plaque d'adresse de la maison d'Ammerschwihr. Outre le répertoire accessible par sa composition (claviers de 56 notes, anche à chaque plan sonore, Flûte harmonique mais aussi chœur de fonds gambés), il s'agit aussi, comme ses contemporains, d'un fabuleux instrument d'improvisation.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Vincent Grass.
Photos du 03/08/2019, données techniques.
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