Le Mont Sainte-Odile est avant tout un haut lieu de la spiritualité occidentale. Bien sûr, c'est un endroit chargé d'histoire, mais c'est surtout un lieu de foi. Consacré, au sens fort. Marie-Thérèse Fischer en a reconstitué et raconté l'histoire, qui s'avère fondamentalement différente des images un peu jaunies de notre folklore. Ses travaux ont démontré que le Mont Sainte-Odile, avant tout, est un lieu marqué par les décennies de présence des Prémontrés, par leur combat pour la foi et contre la superstition. Car avant d'être un sommet, cette montagne est historiquement un lieu de pèlerinage, donc de rencontres. Pas du tout la faille entre les mondes "Celte" et "Germain" fantasmés au 19ème, mais un point de convergence perpétuel entre le pays Welche et l'Alsace germanophone. Les Prémontrés ont toujours entendu les confessions dans les deux langues. Et depuis 720, le flux de pèlerins, jamais, ne s'est tari. C'est donc qu'ils y trouvent quelque chose. D'ailleurs, même Jean-André Silbermann, bien que Luthérien, s'y est plusieurs fois rendu avec plaisir, et en ramenant beaucoup de dessins.
Nos Anciens avaient coutume de dire : "Au Mont Sainte-Odile, on trouve plein de choses merveilleuses, mais rien de bon à manger, et rien de bon à écouter". Bien sûr, cela sonne mieux en Alsacien, et date au moins du siècle dernier. Mais c'est un cliché alsacien tenace, au moins autant que celui du tenancier de Winstub bougon, ou de l'insipidité des Tartes Flambées "en ville". (Ces deux derniers, d'ailleurs, ne sont pas des clichés.) Même si le Mont est aujourd'hui doté d'un restaurant gastronomique, il faut avouer que la cuisine ou la musique n'ont, tout au long de son histoire, jamais été son point fort. De fait, Hohenbourg, ce n'est pas Thierenbach. Mais cela peut aussi vouloir dire que là haut, les repas et les chants sont avant tout des actes de partage et d'hospitalité ; ils y ont une fonction spécifique. Et il est clair qu'un sanctuaire où l'Adoration Perpétuelle dure depuis 1931 n'est pas forcément le cadre idéal pour un cycle de concerts.
Une chose est sûre : à chaque fois qu'on approche le Mont Sainte-Odile (physiquement ou pas), on apprend quelque chose. Cela peut aller de réflexions philosophiques sur la pertinence de lier les "temps forts" d'une institution à un calendrier (fut-il millénaire), à des détails cruciaux concernant les chaussures de marche. Il y a des orgues à Hohenbourg depuis le 17ème siècle, et en parler n'est pas simple. C'est même un peu intimidant, comme beaucoup de choses là-haut.
Historique
Le premier orgue du lieu a été installé dès 1614, et complété l'année suivante. C'est donc seulement quelques années après la pose de la première pierre de l'édifice voulu par Adam Peetz, qui eut lieu en 1606. [MTSteOdile]
Il y avait aussi un orgue en 1627 - sûrement celui de 1614, mais on ne peut pas en être sûr. En effet, on sait juste que l'organiste d'Obernai est monté au Mont pour la fête de Ste-Odile et y accompagna le chant des écoliers. [MTSteOdile]
Il y avait un "bel" orgue ("eine schöne Orgel") à Hohenbourg sous le prieuré du Père Albert Rivière - donc après 1663. Et c'était peut-être un instrument différent de celui de 1614, ou bien issu d'une significative transformation. [Barth]
Comme beaucoup d'instruments de l'époque, on n'en a retenu que les circonstances de sa destruction. Celle-ci survint en 1674. [Vogeleis] [MTSteOdile]
Par faits de guerre, d'ailleurs : "Das Kloster auf dem Odilienberg wird durch französische und deutsche Truppen geplündert ; die erst neu aufgerichterte Orgel wird durch die Brandeburger abgebrochen und weggeführ."
On en retient que, si dans d'autres "hauts lieux" de la culture, les Brandebourgeois sont volontiers joués, au Mont Sainte-Odile, ils sont partis avec l'orgue.
Historique
Un instrument est à nouveau attesté sous le prieuré d'Hugo Peltre, en 1700 : l'orgue nécessitait une réparation cette année-là. [IHOA]
De 1731 (le jour de l'Ascension) date la première visite au Mont de Jean-André Silbermann, avec son père André. Le déplacement correspondait à un entretien de l'orgue d'Obernai, et la visite à Hohenbourg n'était donc pas de nature professionnelle. [MTSteOdile]
Historique
En 1750, on amena au Mont le célèbre "6ème positif" d'André Silbermann, qu'il avait construit en 1720 pour l'épouse du "Hafenmeister" (directeur du port de Strasbourg) Johann Heinrich Vigera (Viguera). [IHOA]
Les héritiers de Vigera avaient mandaté Jean-André Silbermann pour trouver un avenir à leur petit orgue, et c'est donc sûrement lui qui eut l'idée de le proposer au Mont. Il vint l'installer avec Jean-Henri du 2 au 4 mars, et le reste du séjour fut consacré au tourisme et au dessin. [MTSteOdile]
L'événement suivant vient tout d'abord étayer le préjugé concernant l'approche "pragmatique" de la musique à Hohenbourg. En effet, Jean-André Silbermann revint le 17/10/1775 (en famille, à l'occasion de festivités dans l'église rénovée). Le positif, à l'évidence ni entretenu ni accordé depuis son installation 25 ans plus tôt, sonnait si épouvantablement que Jean-André promit de l'accorder gratuitement. (Chose qu'il fit apparemment l'année suivante.) Et ensuite, Silbermann et sa famille purent apprécier l'hospitalité des Prémontrés : il y eut une visite, un "magnifique déjeuner" avec "musique de table" (exécutée par des musiciens de Boersch) et même un concert dans le cloître. Et voilà le cliché concernant la nourriture et la musique au Mont bien démenti ! A moins, bien sûr, qu'il ne faille admettre que toute règle a ses exceptions. [MTSteOdile]
Le sixième positif d'André Silbermann a été déménagé à l'église protestante de Mittelbergheim en 1791 : les travaux furent confiés à Conrad Sauer qui y ajouta deux jeux de pédale en 1793. On sait aussi qu'il fut vendu ou cédé en 1858 (évidemment à l'occasion de la construction de l'orgue Stiehr), et quitta Mittelbergheim. [IHOA] [MTSteOdile]
La pédale ajoutée par Sauer a été retrouvée : elle a été posée par la maison Stiehr à Krautwiller en 1864. [IHOA]
Cet instrument ne revint donc finalement PAS au Mont Sainte-Odile, comme l'affirme une légende tenace. Certes, l'histoire aurait été belle. François-Xavier Mathias et Médard Barth ont cru avoir retrouvé le 6ème positif au Séminaire de Strasbourg. Mais c'était une fausse piste : le "Positif du séminaire" était le "Cabinet d'orgue de Barr", soit le second positif de Jean-André. C'est fort probablement (ce qui reste de) cet instrument qui se trouve actuellement à la chapelle Ste-Odile du Mont Ste Odile (au 1er étage). Il est maintenant pratiquement établi qu'en 1858, l'acquéreur de l'orgue de Mittelbergheim (donc du positif Vigera) a été Antoine Ringeisen, le célèbre architecte de l'arrondissement de Sélestat. On en perd la trace peu après. [Barth]
Historique
En 1862, c'est Joseph Stiehr qui construisit un orgue de 10 registres pour le Mont Sainte-Odile. Une tribune côté portail fut construite ou reconstruite à l'occasion, et l'instrument a été inauguré le 05/10. [IHOA] [PMSSTIEHR] [MTSteOdile]
Le moins qu'on puisse dire est que cet orgue "ne fit pas date". On n'en sait pas grand chose, et, de façon symptomatique, son historique, publié dans le "Stiehr" de Pie Meyer-Siat, commence par deux interventions insignifiantes (un accord en 1872, et une réparation en 1890), sans même donner la composition d'origine ou même la disposition. Il est probable qu'il n'était doté que d'un manuel. [PMSSTIEHR]
De fait, comme beaucoup d'orgues de la maison Stiehr des années 1860-1870 - qui les construisait comme en 1830 - cet instrument ne semble pas avoir été apprécié. Alors que l'Europe entière était déjà bien ouverte au romantisme, la maison de Seltz cultivait une autarcie un peu stérile, et continuait à fournir des "Silbermann à Gambes" dont plus grand monde ne voulait. Cela explique probablement que cet orgue soit resté si discret, et surtout qu'on ait voulu le remplacer à la première occasion.
L'orgue a été accordé par la maison Wetzel en 1872, et réparé par Louis Mockers, en 1890. [PMSSTIEHR]
En 1909, l'instrument fut offert par l'évêché à St-Jacques Majeur de Gundershoffen. [PMSSTIEHR]
Il a été modifié cette occasion : il s'agissait probablement de la création d'un second manuel, avec distribution des jeux entre les deux, en y ajoutant un Bourdon 16'. C'est la composition suite à cette transformation qui est "à peu près" connue - selon l'expression de Meyer-Siat. L'instrument a encore été transformé en 1938, suite à quoi il était enfin doté d'une configuration plutôt intéressante - au moins sur le papier. Doté d'un vrai récit expressif, il était en tous cas fort bien inscrit dans le style alsacien. Il a malheureusement été remplacé en 2001 par un orgue neuf standard, "dans le style Stiehr" ...à un seul manuel. "Tout ça pour ça", a-t-on envie de dire. En tous cas, ce n'est pas à Gundershoffen que l'on peut retrouver un peu du souffle du Mont Sainte-Odile.
Historique
Après le succès d'estime de l'orgue Stiehr de 1862, le Mont Sainte-Odile (donc l'évêché) fit le choix de s'adresser au facteur Franz Xaver Kriess de Molsheim. Celui-ci livra son orgue en 1907. [IHOA]
L'orgue du Mont Sainte-Odile
Cet instrument de 1907 restera toujours l'Orgue du Mont Sainte-Odile. Conçu pour ce sanctuaire, il devait y être parfaitement adapté. On aurait pu faire le choix de la maison Martin et Joseph Rinckenbach. Mais le Mont étant la propriété de l'évêché, il est probable qu'une maison bas-rhinoise ait dû être privilégiée.
La maison Kriess
A la fin du 20ème siècle, la maison Kriess a souffert d'une réputation ternie par ses dernières années d'activité (après 1945). Il est clair qu'elle a fort mal fini. Mais elle a créé, entre 1886 et 1936, des orgues remarquables. Bien sûr totalement méprisés par l'organologie de la fin du 20ème siècle, qui n'y voyait que des orgues "pneumatiques", donc seulement des opportunités pour placer de juteux devis de mécanisation.
Longtemps discréditée par intérêt ou par idéologie, la maison Kriess est aujourd'hui "en voie de réhabilitation". Ceux qui musardent sur ladite voie peuvent aller à Ranrupt (1900), Dorlisheim (1902) ou Maisonsgoutte (1917).
De fait, dans le Bas-Rhin, la maison de Molsheim était alors le principal concurrent d'Edmond-Alexandre Roethinger. Leurs styles, avant 1914, sont très voisins. Leur modèle aussi : il s'agissait d'utiliser intelligemment les progrès (y-compris le recours à la sous-traitance) pour produire des œuvres originales et abordables. Après 1918, les styles pratiqués par ces deux maisons divergèrent considérablement, Roethinger - le porte-drapeaux de la Réforme alsacienne de l'orgue - allant vers son idée du néo-classicisme, alors que Kriess, sûrement encore influencé par son mentor Adolphe Gessner, voulait continuer vers un post-symphonisme plus inspiré par Weigle. Car, oui, la maison Weigle fournissait à Kriess de nombreux composants (en particulier les consoles et des éléments de sommiers). On a donc reproché à Kriess de ne pas faire de l' "artisanat", mais une sorte d'intégration de systèmes. Or, l'idée était d'utiliser des composants fiables, bien maîtrisés et maintenables, pour se concentrer sur l'essentiel : l'architecture et l'harmonisation.
En 1907, la maison Kriess avait déjà de sérieuses références, et pouvait montrer avec fierté une trentaine d'orgues neufs. L'orgue de Heiligenberg avait été livré en 1906 et porte déjà le numéro d'opus 32. Celui du Mont est l'opus 17 selon les listes Kriess. Cela doit signifier que sa conception a commencé assez tôt, vers 1902 : en effet, le malheureux orgue de Coume (57, livré en 1902 et littéralement massacré à la fin du 20ème siècle) porte le numéro 16.
Pour l'entreprise de Molsheim, cet instrument était donc "une grande affaire", ce que l'on peut comprendre, vu l'exposition. Avec 20 jeux (II/P), ce n'était pas un très grand orgue, mais l'Alsace est bien le pays des petits orgues, et l'instrument se situait dans la moyenne supérieure de la production de la maison Kriess. De plus, la basilique est un édifice assez petit ; elle n'est pas plus grande que de nombreuses églises paroissiales de village. Reste que ces 20 jeux allaient devoir être très bien choisis, car il n'y a pas la même marge de liberté que pour un instrument de 30 ou 40 jeux. Avec 20, il faut se concentrer sur le cœur de son credo organistique ; et donc l'exprimer.
Un orgue pour un sanctuaire marial
C'est là qu'interviennent les spécificités du Mont. Ce n'est pas une paroisse. (Bien que la basilique soit dotée de fonds baptismaux !) C'est un lieu de recueillement, de méditation, de retraite. De fêtes, parfois. Mais sûrement pas de spectacle. Les sonores batteries d'anches à la Française, les Cornets et les Mixtures de combat ne sont donc pas une priorité.
Dans cet édifice jamais vide (les adorateurs sont dans le choeur), à l'ambiance unique, il faut être monté à la tribune pour comprendre ce que l'on y attend vraiment de son orgue. (Avec l'actuel, en arrivant à la console, on n'a d'yeux que pour l'Unda maris...) On recherche beaucoup d'expressivité, des registrations adaptées à la méditation et à la contemplation, mais aussi des couleurs nécessaires à en assurer la diversité et marquer les temps liturgiques. Donc, quand on connaît bien l'orgue et un peu le Mont Sainte-Odile, on se dit qu'il faut là-bas, avant tout, plein de fonds de 8 pieds, dont une bonne moitié expressive. Franz Xaver Kriess a probablement travaillé le sujet pendant des années.
Et voici la remarquable composition d'origine (de 1907 à 1928), qui restera un cas d'école :
Un orgue idéal pour le Mont
Dix fonds de 8', dont plusieurs jeux Gambés, un Bourdon à bouches doubles et un irremplaçable Quintaton. Une Voix céleste "adossable" de la meilleure façon qu'il soit : avec une Aeoline. Une Flûte traverse qui était probablement harmonique. Cet orgue avait tout ce qu'il faut pour faire rêver. C'était vraiment l'orgue idéal pour le Mont Sainte-Odile !
Un orgue alsacien jusqu'au bout de ses entailles de timbre
C'était surtout un orgue alsacien. Il se distingue, par exemple, par cette constante préoccupation de vouloir doser le volume des basses : Soubasse 16' et Bourdon 16' à la pédale. (Appelés "Majorbass" et "Nachthorn" - Basse majeure et Cor de nuit.) Il y avait bel et bien deux 16' (i.e. deux rangs, le Bourdon n'était pas la Soubasse alimentée différemment : il y a 3 chapes au sommier de pédale). L'instrument offre un parfait équilibre entre les deux plans sonores manuels (8 jeux chacun), et, selon une tradition plutôt germanique, presque tous les jeux ont leur "alter ego" (d'intensité différente) à l'autre clavier : Principal/Salicional, Gambe/Gemshorn, Flauto dolce/amabile, Rohrflöte/Flauto traverso, Trompette/Schalmey. Enfin, il y a bien les accouplements à l'octave, qui sont l'ADN de ces instruments.
Labial Zungen
La Trompette était au grand-orgue (ce qui est également plutôt d'inspiration germanique), et l' "anche" du récit, appelée "Schalmey" (Chalumeau) était en fait un jeu à bouche, harmonisé de façon spécifique. C'était peut-être aussi un appel de deux jeux. Il est vraiment triste que ces jeux aient aujourd'hui presque complètement disparu ! Il nous reste une Clarinette à bouche dans l'orgue Roethinger, 1929, de l'hôpital Hasenrain à Mulhouse. Très colorés et pouvant effectivement servir comme un jeu à anches, ils avaient l'avantage de mieux tenir leur accord.
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités le 13/04/1917. [IHOA]
Puis, comme en beaucoup d'endroits, leur remplacement fut l'occasion de pratiquer des transformations. Celles-ci ont été faites par Edmond-Alexandre Roethinger en 1928. [IHOA]
D'abord le plus évident : cet orgue Kriess a donc été confié à son plus grand concurrent. Un concurrent qui ne pratiquait plus du tout la même esthétique. Or, en 1928, la maison de Molsheim était encore en activité. Ce qui s'était éteint, ce sont ses soutiens, en particulier celui de Gessner, décédé en 1919. Il est clair qu'après le conflit, la maison de Schiltigheim/Strasbourg était beaucoup plus "en vue" à l'évêché.
L'orgue avait alors 22 jeux. La composition a été publiée en 1986 dans l'inventaire historique (avec des noms de jeux standards, sans les accouplements ni l'étendue des plans sonores, puisqu'il s'agit à l'évidence pour l'auteur d'un orgue "sans intérêt" ; ces informations ont été complétées grâce à l'inventaire des orgues du Nord) : [IHOA]
Notons que Médard Barth a considéré cet instrument comme une orgue neuf. (Sûrement parce que la console a été remplacée.) [Barth]
C'était donc encore un orgue alsacien, mais nettement plus néo-classique. Et il avait payé un lourd tribu à cette "évolution". Le problème n'était pas tant ce qu'on a ajouté que ce qu'on en a retiré. Mais les fondements étaient toujours là, à commencer par l'incontournable Violoncelle 8' de pédale, qui, décidément, est plus iconique, entre Vosges et Rhin, que la cigogne.
L' "anche" du récit a été éliminée. On n'aimait déjà plus ce qui n'est pas standard. La Trompette est passée au récit (laissant le grand-orgue sans anche), où elle côtoie cinq 8' et la Voix céleste. Par contre, on sent que cet orgue a été altéré, puisqu'il lui manque son Aeoline, et surtout sa Gambe au grand-orgue : du coup, on passe un peu de la cigogne à la choucroute végétarienne.
De façon totalement inexplicable pour un musicien, mais parfaitement évidente pour ceux qui connaissent le monde de l'orgue de la fin du 20ème siècle, cet instrument a été vendu en 1962, et a quitté l'Alsace. [IHOA]
Pourquoi ? Parce qu'il fallait absolument placer au Mont Sainte-Odile un orgue à transmission mécanique et à sommiers à gravures "comme dans le reste de la France". Le contexte, les auditeurs, les spécificités du Mont, l'histoire de l'orgue alsacien, rien ne comptait aux yeux des théoriciens. Une pure conformation aux dogmes était impérative.
L'Alsace a perdu cette année-là un élément fondamental de son patrimoine. Et le Mont Sainte-Odile SON orgue, et donc sa voix.
L'orgue du Mont Sainte-Odile est parti pour Bondues, où il a été installé dans la chapelle de l'institution de la Croix Blanche (congrégation du Sacré-Cœur). La composition a malheureusement été altérée à l'occasion du déménagement, et l'instrument au moins partiellement ré-harmonisé par Jean Daniellot (harmoniste chez Roethinger, la maison s'étant occupée du déménagement). Ensuite, l'entretien a été confié à la maison Bocquelet (Longuenesse).
Voici l'étrange composition de cet instrument à son arrivée :
On peut dire qu'il a "pris cher". Et dire que ces modifications étaient... payantes ! Vraiment, les années 1960 constituent la période noire de l'orgue. Un point est caractéristique : officiellement, on critiquait les transmissions, mais dans les faits, on les laissait telles qu'elles (ou on les électrifiait pour faire genre), et on s'attaquait sans vergogne à la tuyauterie. Des entailles de timbre ont été soudées : la "ré-harmonisation" a dû être sévère. Mais, en allant dans les détails, on se rend compte qu'outre l'épouvantable mélange de tuyaux, de nombreux éléments anciens ont été conservés. L'orgue serait donc probablement restaurable.
A Bondues, l'orgue a été inauguré le 15/05/1966 par Yves Devernay. Il était attribué... à "Roethinger de Strasbourg" (!) Le programme allait de Haendel (10ème concerto) à Duruflé (le choral varié sur le "Veni Creator") en passant par J.S. Bach (5ème sonate, deux chorals dont "Nun komm, der Heiden Heiland" et la fugue/gigue en Sol), Saint-Saëns (prélude et fugue), L. Vierne (Impromptu et Feux follets, quand même...), Jean Langlais (Le Nasard de la suite française et le dialogue sur les Mixtures) et Edouard Devernay (prélude sur l'Ave Maria). Il s'est conclu par une improvisation.
Dans la région lilloise, l'orgue du Mont Sainte-Odile a d'abord connu une période faste, puisqu'il a été utilisé pour les Semaines Grégoriennes de Bondues. Malheureusement, il a ensuite été totalement abandonné, au moins depuis 1990. Ce qui n'est pas étonnant, puisque la transformation de 1962 a soigneusement supprimé tout de ce qui faisait son intérêt. En 1998, il était noté comme injouable, et n'était plus du tout entretenu.
En 2022, l'orgue a toujours la même composition qu'en 1966. Et, bien que souffrant d'un criant manque d'entretien, il est tout à fait jouable. [ADewaste]
Le buffet
C'est un beau buffet néo-classique, très élégant et très réussi, tant du point de vue de la composition que de l'ornementation. Il y a deux corps latéraux, reliés par une partie en retrait. Chaque élément est constitué de trois plates-faces, délimitées par des colonnes de style classique. L'élément central est surmonté d'un fronton. Il y a de belles claires-voies, et les couronnements sont constitués de deux volutes en forme de vague.
Il n'y a pas de tuyaux de façade sur les flancs des corps latéraux, mais ils sont ajourés du côté gauche (récit) par d'élégants grillages en bois.
Le grand-orgue est logé dans le corps droit (dont les tuyaux de façade parlent). Le récit est à gauche.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante, probablement de Roethinger (1928), fermée par un rideau coulissant, placée entre les deux corps latéraux du buffet, tournée vers celui de gauche (contenant le récit), le banc presque adossé au flanc gauche de l'élément droit du buffet. Tirage des jeux par dominos (originellement à porcelaines centrales, mais celles-ci ont été remplacées par des rondelles en plastique), placés en ligne (sans espace entre les plans sonores) au-dessus du second clavier. Claviers blancs, à frontons droits mais fins.
Commande des tirasses et accouplements par pédales-cuillers à accrocher, en bois recouvert de métal gaufré. De gauche à droite : "Tirasse I", "Tirasse II", "Copula II/I", "Copula II/I Oct.gr.", "Copula II/I Oct.aig.". Vient ensuite la pédale basculante de commande de la boîte. Il n'y a plus de commande des combinaisons fixes, car la pièce horizontale de la console, sous le premier clavier, a été remplacée ou recouverte par une moulure bon marché, et une étiquette "NE PAS UTILISER LES PROGRAMMES". (Il faut dire que, suite aux changements de jeux commis par la baroquisation, si les combinaisons n'ont pas été reprogrammées, leur résultat relevait du n'importe-quoi.)
Pas de plaque d'adresse. Il y a une plaque en bois, rapportée, vissée en haut à gauche de la console, mais on ne sait pas ce qu'elle masque. Il y a à la fois un voltmètre (gradué jusqu'à 20V) et un ampèremètre (gradué jusqu'à 30A), tous deux placés en haut à gauche. (On peut donc calculer la puissance électrique consommée... P=U.I ; il n'y a pas d'explication rationnelle à leur présence.)
Historique
L'orgue "mécanique" Max et André Roethinger, inauguré le 30/03/1964 a bien entendu été loué comme il se doit par les commentateurs. [IHOA]
La composition figure (sans plus) dans la revue parisienne "L'orgue" (en 1967), à côté de celles d'Ostheim et de celle de Vire (Calvados). [LORGUE]
Que peut-on en dire ? Qu'il est caractéristique de son époque. Donc d'une esthétique qui s'accorde mal à la basilique. Déjà, il est pratiquement dépourvu de buffet (les planches galbées servant d'abri s'excusent d'exister), ce qui ne "cadre" vraiment pas avec le lieu, et lui a toujours donné un air de pièce rapportée. C'est un orgue néo-classique français, "tardif", c'est-à-dire déjà très tourné vers le néo-baroque, avec son positif de dos, de tristes claviers noirs dans une (grande) console en fenêtre, et avec les réglementaires Cymbale, Larigot et Cromorne. Mais... on nous a laissé une Unda maris ! [Visite]
Cet instrument a la "noblesse de l'usage". On peut dire qu'il a déjà beaucoup servi, avec une fiabilité qui n'est pas surprenante, vu qu'il est correctement entretenu. C'est un peu l'équivalent organistique d'un 4x4. Pas un de ces 4x4 de luxe - avec sellerie cuir - qui croisent dans les centre-villes huppés. Plutôt une machine utilisée à la montagne, pas toujours en zone de confort, qui "fait le boulot", et qui le fait bien. Et c'est heureux, car, pour l'organiste, servir au Mont Sainte-Odile est loin d'être simple - c'est même à chaque fois une petite aventure - et un instrument sur lequel on peut compter est un sérieux atout. Il n'y a pas de Gambe (un Quintaton 4' de pédale s'en excuse), pas d'anche au récit (!), mais il y a le téléphone. [Visite]
Caractéristiques instrumentales
C | c | f | c' | f' | c'' | f'' |
1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
1/4' | 1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' |
C | G | c | e | f | c' | f' | g' | d'' | a'' |
1' | 1' | 1' | 1' | 2' | 2' | 4' | 4' | 4' | 4' |
2/3' | 2/3' | 2/3' | 2/3' | 1'1/3 | 1'1/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 | 2'2/3 |
1/2' | 1/2' | 1/2' | 1/2' | 1' | 1' | 2' | 2' | 2' | 2' |
1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1' | 1'1/3 | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
1/4' | 1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1' | 1'1/3 | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
1/6' | 1/4' | 1/3' | 1/2' | 2/3' | 1' | 1' | 1'1/3 | 1'1/3 | 2' |
Console en fenêtre frontale, fermée par des panneaux articulés. L'essentiel de l'intérieur est en acajou. Tirants de jeux en bois tournés, de section ronde, disposés en deux fois deux colonnes de part et d'autre des claviers, numérotés et repérés par des plaquettes en bois. Les jeux de la pédale et les tirasses (1-7) sont disposés à gauche sur la colonne de gauche. Ceux du grand-orgue et les accouplements (8-14) sur la deuxième colonne, toujours à gauche. Le positif de dos (15-19) se trouve sur la colonne de gauche à droite. Le récit (20-26) occupe la colonne de droite. L'initiale du nom des jeux est verte pour la pédale, noire pour le grand-orgue, rouge pour le positif de dos et bleu pour le récit expressif. Claviers noirs.
Commandes des tirasses et accouplements doublées au pied, par 5 pédales à accrocher en bois recouvert de métal gaufré. De gauche à droite : "Tirasse Grd.Orgue" (II/P), "Tirasse Rückpositif" (I/P), "Tirasse Récit" (III/P), "Copula Rückpos./G.O." (I/II), "Copula Récit/G.O." (III/II). Il n'y a pas de III/I, ni d'accouplement à l'octave. Vient ensuite la pédale basculante commandant la boîte expressive ("Expression Récit"), puis les pédales-cuillers d'aide à la registration : l'appel du tutti ("Tutti"), de la combinaison libre ("Comb. libre") et des anches et mixtures ("Appel Anches et Mixtures").
Programmation de la combinaison libre par paillettes blanches (petites langues de chat), disposées en ligne au-dessus du 3ème clavier. Les accouplements et tirasses sont programmables. Chaque paillette est identifiée par un numéro (de 1 à 26), et il faut se référer au numéros des tirants pour connaître le nom du jeu. Du coup, on n'a pas grande visibilité sur cette combinaison, et on a vite appelé la Douçaine 16' (n°4) au lieu du Quintaton 4' (n°3). (En fait, la présence d'un assistant semble indispensable pour se servir de ce combinateur... ce qui en limite l'intérêt.) On se dit que, tant qu'à faire, puisque tout cela est électrique, des dominos surmontés de leur paillette auraient été tellement plus pratiques !
Grand pupitre isoplan, occupant tout l'espace entre les montants portant les tirants de jeux.
Voltmètre, placé au-dessus du "dis" du 3ème clavier, gradué jusqu'à 25V, et affichant 16V en fonctionnement. Il y a, au-dessus des tirants du grand-orgue, un combiné téléphonique, dont le fil torsadé pendouille devant les tirants, et complété par un gros voyant lumineux. De l'autre côté, c'est un micro qui fournit un fil pour gêner l'accès aux tirants du récit et du positif. Il y a également deux prises de courant à l'intérieur de la console (pratique pour recharger le portable, et l'autre sûrement pour le rasoir). Plaque d'adresse en acajou (Roethinger oblige !) à lettres de laiton, disposée au-dessus des aigus du 3ème clavier, et disant fort sobrement :
Transmission mécanique pour les notes, et électrique pour les jeux. Abrégés métalliques. Les moteurs tirant les registres sont bruyants, et font un "Scrouiiich" caractéristique qui dissuade de changer de registration entre les chants.
A gravures. Sommiers diatoniques au grand-orgue, en mitre (basses au centre). Un sommier chromatique pour le récit, placé dans le soubassement constre le flanc droit, orthogonalement à la façade, basses à l'avant. La pédale, diatonique en mitre, est derrière le grand-orgue, au même niveau. (Elle est desservie par le même passerelle.)
La tuyauterie est de 1964, de facture plutôt néo-classique : on trouve à la fois des encoches d'accord et des tuyaux coupés au ton. Bourdons à calottes mobiles.
La Mixture du grand-orgue est en fait une Fourniture (3 rangs) et une Cymbale (3 rangs) sur la même chape. Le 6ème rang commence sur 1/6', si bien qu'il atteint le plafond (1/8') dès Fis (7ème notes seulement). Du coup, il y a déjà une reprise sur G. La chose est extrêmement aiguë. En comparaison, la Cymbale du positif de dos est plutôt sage.
Que dire de cet instrument, placé dans son environnement hors norme ? Il sonne bien ; mais avec l'émotion inhérente au lieu, on est bien sûr bon public. Il fonctionne bien, aussi. Il est représentatif d'une certaine époque, et de l'idée que l'on se faisait alors du rôle d'un orgue. Une époque qui se moquait de son passé, mais aussi de son avenir, concentrée sur l'instant présent. Certaine de ses certitudes. C'est un orgue "contemporain", comme on disait d'ailleurs à l'époque. Mais toute œuvre cesse d'être contemporaine le lendemain de sa création.
Alors, est-il au niveau de ce qu'on peut attendre de la voix d'un sanctuaire aussi prestigieux ? Sûrement pas. Déjà, il n'est vraiment pas beau, et sa composition, sûrement parfaite pour un conservatoire des années 60, n'est pas du tout adaptée à cette merveilleuse basilique. Bien sûr, comme on l'a vu, il a la "noblesse de l'usage". Mais une terre pétrie de légendes mérite un orgue de légende, ou au moins un orgue qui ait une histoire à raconter, et qui soit authentiquement alsacien.
En parcourant l'histoire des orgues de ce lieu, on ne peut s'empêcher de penser que l'orgue idéal, pour le Mont Sainte-Odile, y était déjà. C'était l'orgue Kriess, qui y chantait 1907 à 1962. Que peut-on imaginer de mieux ? Alors bien sûr, ici plus que nulle part ailleurs, il est toujours permis de rêver. Rêver au "retour à la maison" de cet instrument, et bien sûr à sa restauration. Après tout, c'est lui, l'orgue du Mont Sainte-Odile.
Sources et bibliographie :
Nouvelles de l'orgue Kriess, avec photos du 31/03 et 01/04/2022.
En fait, de nombreux dimanches entre fin 2018 et fin 2020. Remerciements à Mr le chanoine François Geissler, à Mr le recteur Christophe Schwalbach et au Frère Marie-Joseph.
Photos du 07/04/2019 et données techniques.
Photos du 12/08/2012 et composition des plein-jeux.
Photos du 22/05/2011, et de l'orgue de Gundershoffen, 13/04/2009.
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