L'opus 37 de Georges Schwenkedel, construit en 1931, est logé dans un buffet d'un grand intérêt historique, puisqu'il vient de l'ancienne abbaye de Luppach. Et, on va le voir, sa partie instrumentale est au moins aussi intéressante. L'instrument a fait l'objet, en 2019, d'un relevage exemplaire.
Historique
C'est en octobre 1793 que l'orgue Blaise Bernauer, 1770, de Bouxwiller (HR), Couvent de Luppach fut installé à Grentzingen. [IHOA] [ITOA]
La paroisse de Grentzingen s'étend aux villages voisins d'Oberdorf et Henflingen qui n'ont pas d'église. [Barth]
Blaise Bernauer (Todtnau, 03/02/1740 - Staufen, 27/05/1818) était facteur d'orgues à Staufen. [PMSSUND1985]
A Luppach, l'instrument devait déjà être en assez mauvais état, car de nombreuses réparations furent nécessaires pour accompagner ce déménagement. Les actuels panneaux sculptés de la double tribune proviennent de cet ouvrage.
Il n'y a que très peu d'exemples relatant le succès de rachats d'orgues volés aux congrégations religieuses par la Révolution. (Peut-être celui de Pairis racheté par Turckheim ?) Ces ventes étaient censées être de "bonnes affaires", mais les faits ont démontré le contraire : il y a une grande quantité d'exemples de "reventes" qui se soldèrent par la disparition immédiate de l'instrument (les orgues des Augustins de Wissembourg, de l'oratoire des Jésuites à Molsheim, des Chanoinesses d'Ottmarsheim, de Notre-Dame du Bon Secours à Lauterbourg, des Franciscaines (Tiercelines) d'Ensisheim, et de nombreux autres). La cause la plus probable était que ces instruments avaient été démontés de telle façon que leur remontage n'était tout simplement plus possible.
Car ces déménagements ont souvent été réalisés par des spéculateurs n'ayant pratiquement aucune compétence en facture d'orgues (ou qui les ont "oubliées" par appât du gain) : Lucelle (par le fameux Stephan Flum), l'orgue des Dominicaines (Unterlinden) de Colmar, des Franciscains de Kaysersberg (par Henry, coutumier de la "vente par appartements"), tout comme ceux des Dominicaines (Engelpforten) de Guebwiller ou des Clarisses d'Alspach, ou encore de l'abbaye de Neubourg, ou comme ici celui du couvent de Luppach, etc... Les tracas commencèrent rapidement, et la plupart de ces instruments ont dû être totalement rénovés. Ce qui entraîna de grosses dépenses (souvent équivalentes à l'acquisition d'un orgue neuf). Par la suite, à la fin du 20ème siècle, comble de l'ironie, on accusa ces communes d'avoir "démoli leur orgue historique" !
Au milieu du 19ème siècle, la partie instrumentale était à remplacer.
On connaît le nom de l'organiste de Grentzingen en 1825 : Jacques Friess, originaire d'Orschwihr. [IHOA]
Historique
En 1862, on peut dire que c'est un orgue neuf que François Antoine Berger plaça dans le buffet ancien élargi. Le devis date du 20/04/1862. [PMSSUND1985] [IHOA] [ITOA] [Barth]
Sommiers, mécanique, console, soufflerie et plusieurs jeux ont été faits à neufs. Le devis précise que "Le sommier du grand jeu [est] entièrement hors d'usage, par suite de vétusté et de construction vicieuse, présentant des emprunts, des échappements". Tous les orgues du 18ème n'étaient pas des chefs d'œuvre, loin s'en faut... L'orgue Berger avait une console indépendante, des claviers blancs, mais une pédale limitée à 18 notes seulement. Il fut reçu le 18/08/1862 par Jean Chrysostome Dietrich (le curé de Zimmersheim), et François Antoine Ginck, organiste et expert à Heimersdorf. La composition (rappelons que l'on était en 1862) était la suivante : [PMSSUND1985]
La Quinte de pédale avait sûrement été appréciée, puisqu'il y en a une dans l'orgue actuel.
L'étrange positif de 1862 fut, cela n'est guère surprenant, transformé avant 1929 en un vrai récit, peut-être par la maison Berger. En effet, Georges Schwenkedel trouva en 1929 au second clavier la composition suivante : Geigenprincipal 8', Salicional, Voix céleste, Bourdon, Flûte 4' et Dolce 4'. [PMSSUND1985]
Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités le 07/03/1917. [PMSSUND1985]
Lors de l'examen de l'orgue mené par Georges Schwenkedel le 12/01/1929, il s'avéra que seuls le dessus du Bourdon 16' manuel et les 5 jeux "récents" du récit étaient ré-utilisables. Tout le reste était "unverwendbar infolge Verwurmung und Oxydation" (vermoulu et oxydé au point d'être irrécupérable). De fait, l'environnement avait l'air très favorable aux xylophages et à l'oxydation. [PMSSUND1985]
Historique
En 1931, Georges Schwenkedel posa ici son opus 37. Le buffet ancien fut conservé ; le reste a entièrement été construit à neuf. [IHOA] [ITOA]
L'instrument est contemporain de celui de Mutzig, qui - bien qu'aujourd'hui à l'abandon - fut un événement déterminant pour l'orgue alsacien. L'année suivante, Georges Schwenkedel réalisa le chef d'œuvre de Burnhaupt-le-Haut. Conformément à son habitude, il a doté son instrument de jeux spécifiques et plutôt rares - au moins dans le contexte alsacien.
Il y a l'Ocarina (à cette console avec deux "c"), qui est une Flûte conique en 2'. On la retrouve à Reiningue (1932), Durlinsdorf (1932), Burnhaupt-le-Haut (1932), Burnhaupt-le-Bas (1934) ou Rimbach-près-Guebwiller (1931). Schwenkedel plaça aussi ce jeu à Bettlach en 1942.
Il y a un "Musizier Gedackt", comme à Bisel. Ce jeu, "emblématique" de la maison Schwenkedel, prend parfois à la console le nom de "Muzikgedackt" (Reiningue, Mutzig). C'est un Bourdon plutôt étroit. Il y a aussi une Gambe conique, et une Mutation de pédale ("Nazard 5 1/3'"). Le ténor de pédale (Basse 4') est principalisant ; il est parfois appelé "Choralbass". Il y a une Fourniture à chaque manuel, ce qui confère à la composition une couleur "néo-classique", encore renforcée à l'écoute par les deux accouplements à l'octave (I/I 4', et II/I 4', ce dernier "réel" car complété par une octave g'''-g'''').
Il y a une autre originalité : la Mixture du grand-orgue est dotée d'un rang de Tierce dans le grave seulement. (Souvent, les harmoniques supérieures n'arrivent que dans le haut de la tessiture.) Cela semble procéder de la même logique qu'à Hartmannswiller, où il y a un rang de Septième dans les basses.
L'instrument a été classé - dans son intégralité - en 2015. [Visite]
Cet instrument, pourtant dans un état préoccupant à cause d'une attaque de xylophages, a bénéficié d'un relevage exemplaire, mené par Hubert Brayé en 2019. L'inauguration était prévue à l'automne 2020, mais a été retardée en raison de la crise sanitaire. [Visite]
Car l'invasion de xylophages qui avait affecté l'ancien instrument dans les années 1920 n'avait pas été totalement éliminée. Des ornements du buffet en tilleul et d'autres parties "tendres" ont sûrement hébergé ces nuisibles insectes, qui ont ensuite commencé à attaquer l'orgue de 1931. Dans les années 2010, la situation était préoccupante, et une fois le projet lancé, certains facteurs n'avaient pas voulu s'engager, estimant probablement l'orgue irrécupérable. Heureusement, l'entreprise de Mortzwiller a su relever le défi. Avec un succès que l'on peut mesurer en allant aujourd'hui jouer ce superbe instrument.
Le buffet
Avec ses trois tourelles (la plus grande au milieu) et ses plates-faces classiques, le buffet de Luppach a été modifié au 19ème siècle (au moment du passage à 2 tribunes), mais pas du tout par Schwenkedel en 1931. Des panneaux sculptés de tribune remontent à Luppach, comme certains autres éléments d'ornementation. A Grentzingen, l'ensemble, avec sa double tribune, se déploie de façon harmonieuse et impressionnante. Les jouées, claires-voies et rinceaux sont très développés. Pots-à-feu dorés en couronnement.
Caractéristiques instrumentales
C | c'' |
2'2/3 | 4' |
2' | 2'2/3 |
1'3/5 | 2' |
C | c | c' | c'' | c''' | gis''' |
1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' | 8' | - |
1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' | 8' |
2/3' | 1' | 1'1/3 | 2' | 2'2/3 | 4' |
Console indépendante dos à la nef, fermée par un rideau coulissant. Tirage des jeux par dominos (axés au centre), à porcelaines centrales, disposés en ligne au-dessus du second clavier, et groupés par plan sonore. Les accouplements et tirasses sont également commandés par dominos, et constituent le groupe de droite. Les porcelaines ont un fond blanc pour le grand-orgue, rose pour le récit, et jaune pour la pédale. Celles des accouplements sont bicolores pour respecter le code de couleur.
Claviers blancs, aux frontons légèrement biseautés, joues moulurées. Commande des aides à la registration par pistons blancs, situés à gauche sous le premier clavier. Viennent d'abord quatre "pistons à accrocher" : celui appelant la registration manuelle avec les combinaisons ("jeu à main"), l'appel de la combinaison libre ("Comb.libre"), l'appel du crescendo ("Crescendo"), et l'appel des anches ("Anches"). Viennent ensuite les combinaisons fixes : "P.", mezzo-forte ("MF."), et tutti "TT.", puis leur annulateur.
La combinaison libre se programme par des picots basculants blancs, situés au-dessus de chaque domino ; les accouplements et tirasses sont donc programmables. Le crescendo se commande avec une pédale basculante, et sa position est indiquée par un cadran linéaire, placé en haut et au centre de la console (fait révélateur de l'importance donnée à cet accessoire), constitué d'un index mobile rouge se déplaçant sous une réglette non graduée. Le point mobile semble être un picot de combinaison libre, mais d'une autre couleur. Schwenkedel était coutumier du fait : souvent, quand les picots de combinaison sont rouges, l'indicateur est blanc, et vice-versa. (Voir Reiningue, Spechbach-le-Bas, Durlinsdorf, Manspach...)
Les commandes d'accouplements sont doublées par des pédales cuillers à accrocher. De gauche à droite : "II-I" (II/I), "Ped. I" (I/P), "Ped. II" (II/P), "Super I" (I/I 4'), "Super II-I" (II/I 4'), "Sub II-I" (II/I 16'). Vient ensuite la pédale basculante de la boîte expressive (repérée par une porcelaine ronde rose "Boîte expressive"), celle du crescendo (porcelaine ronde blanche "Crescendo générale"). Pas de trémolo II.
Banc d'origine, avec une assise en bois plus clair que les pieds.
Comme souvent sur les orgues de Georges Schwenkedel, la plaque d'adresse est composée de plusieurs porcelaines rectangulaires blanches à lettres noires. La plaque principale est à gauche, à hauteur des dominos ; elle est malheureusement fendillée :
Sous les dominos du grand-orgue, il y a l'année de construction :
Et sous les dominos des accouplements, celle donnant le numéro d'opus :
Pneumatique tubulaire. Très précise et réactive.
Les sommiers sont à membranes, diatoniques en "M" (basses aux extrémités) pour tous le plans sonores (y-compris la pédale). Le grand-orgue est derrière la façade, et le récit à l'arrière, à peine plus haut. La pédale est dans le soubassement contre le mur du fond.
Ces orgues des années 30 commencent - enfin - à recevoir l'attention qu'ils méritent ! Le relevage de 2019 permet d'apprécier un autre Schwenkedel des années 1930 resté authentique. Et quelle réussite : indépendamment, tous les timbres sont beaux et originaux, puis tous se combinent de façon harmonieuse, pour un résultat idéal pour de très nombreux styles. Fourmillant de bonnes idées dès sa conception, c'est un instrument enthousiasmant, à la console duquel on imagine sans cesse des "Oh, tiens, si on faisait ça ?"
A son écoute, on a peine à croire qu'il s'agit d'un orgue de 20 jeux "seulement". Il est à l'aise dans tous les styles, et jamais de façon rigide ou convenue : toujours avec un caractère personnel. En fait, il s'agit là DU style post-romantique alsacien qui s'est épanoui entre 1900 et 1939. A découvrir et à partager, absolument.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Denis Litzler.
Photos du 24/10/2020 et données techniques.
Photo du 19/08/2011.
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