Le superbe buffet néo-classique de Saint-Amarin abrite un orgue symphonique, dont la partie instrumentale est en parfait accord avec cette esthétique visuelle. L'ensemble - qui s'explique, on le verra, par l'histoire - a presque 10 ou 15 d'avance sur l'évolution des styles. Après avoir passé une grande partie du 19ème siècle à respecter scrupuleusement les traditions héritées des années 1820-1830, la facture d'orgue alsacienne trouve enfin en cette fin de siècle un souffle nouveau. Cet épanouissement nous a légué plusieurs instrument remarquables, dont celui de Saint-Amarin fait assurément partie.
Historique
La présence d'un premier orgue est attestée avant 1760 : c'était un cadeau du prince-abbé de Murbach. [IHOA] [MSDUBOIS]
L'orgue a été repris vers 1760 par Louis Dubois, et disparut par la suite. [IHOA] [MSDUBOIS]
Historique
Un nouvel instrument a été construit en 1760 par Louis Dubois. [IHOA] [ITOA] [MSDUBOIS]
Originaire de Cerniévillers (Jura Suisse), Dubois ne trouva pas seulement à Saint-Amarin un travail conséquent : il y rencontra aussi son épouse, Marie Anne Rudler. L'orgue Dubois a été très bien accueilli : il a été reçu par Jean Michel Frey (Masevaux), et qualifié de "solides, très propres, harmonieuses, bien faites et exécutées selon le plan et devis". [MSDUBOIS]
L'attribution à Rabiny (jusqu'en 1974) était fausse (l'erreur venait probablement de Hamel).
...comme beaucoup de choses que l'on avait cru savoir sur Rabiny, d'aillleurs. Ces erreurs ont toutefois la vie dure. En 2008, une publication locale affirmait encore : "Malheureusement, le chef-d'œuvre de Maître Rabiny a été détruit par un incendie qui s’était déclaré dans la nuit du 25 novembre 1895." On se demande sur la base de quel témoignage on peut qualifier cet orgue de "chef-d'œuvre", et pourquoi on se met à donner du "Maître" à Rabiny. Quels sont exactement les ouvrages conservés de ce facteur, qui permettraient d'évaluer la qualité de ses réalisations ? Le bon sens consisterait pourtant à reconnaître que si on a pas conservé grand chose de ce facteur, c'est sûrement parce qu'il n'y avait pas grand chose à garder. De plus, il a été prouvé en 1974 que l'orgue de Saint-Amarin n'a jamais été un Rabiny. Le mythe du "chef d'œuvre du 18ème", sûrement lié à celui d'un "âge d'or révolu" est toujours bien tenace (et un peu déprimant). Il a longtemps obligé les détenteurs d'orgues actuels pourtant de qualité exceptionnelle à faire la louange d'hypothétiques "chef-d'œuvres" disparus : ne vaudrait-il pas mieux juste s'enthousiasmer pour ce que l'on a ?
On connaît le nom de l'organiste en 1810 et 1825 : Nicolas Burgunder. [IHOA]
L'orgue a été reconstruit en 1840 par les frères Callinet. L'instrument avait alors 30 jeux, et était doté de 3 manuels. [IHOA] [PMSCALL] [Barth]
Ces travaux n'ont pas donné satisfaction : on regretta cet agrandissement essentiellement "quantitatif" et en particulier les "wertloser Zungenregister" ("jeux à anches sans valeur"). [Barth]
Cela déclencha un des épisodes les plus cocasses de l'organologie alsacienne du 20ème siècle. Médard Barth avait en effet osé publier cette fameuse citation (issue d'une source primaire) indiquant que les anches Callinet n'ont pas été appréciées du tout. Cela suscita l'ire de Pie Meyer-Siat, qui déclara : "Barth (p. 320) se donne un air de connaisseur en critiquant les anches Callinet" "gemein und wertlos". On ne badinait pas avec le crime de lèse-Callinet !
Dès 1876, il fallut procéder à des réparations significatives (soufflerie), menées par Louis-François Callinet (dont l'atelier était alors installé à Vesoul, et non plus à Rouffach). [PMSCALL]
Il y eut une autre réparation avant 1895, par Joseph Antoine Berger. [PMSCALL]
L'instrument a été détruit (sauf le buffet de positif) par incendie, le 25/11/1895 (ou le 08/12, selon les sources). [Barth] [PMSCALL] [IHOA]
Historique
En 1897, Martin Rinckenbach construisit un orgue neuf, son opus 51, logé dans un buffet de la maison Klem qui intégrait le positif de 1760, en s'harmonisant avec ce dernier. [LR1907] [IHOA] [Barth] [ITOA]
L'orgue a figuré à l'exposition de Strasbourg en 1894 : tout comme Cavaillé-Coll ou Merklin, Rinckenbach utilisait aussi ce moyen pour mettre en valeur ses réalisations. A la même exposition en 1895, Martin Rinckenbach obtint un 1er prix. [IHOA] [RinckenbachLichtle]
L'orgue en 1897
La composition d'origine peut être retrouvée par l'analyse de la tuyauterie et grâce aux inscriptions sur les faux-sommiers :
Les traits marquants concernant les évolutions de cette fin de siècle dessinent déjà ce que sera l'orgue post-romantique alsacien :
- L'anche de pédale en 16' seule (sans Trompette) est caractéristique : la composition est prévue pour les tirasses. (La Trompette de grand-orgue sert à la pédale car I/P est considéré comme systématique quand l'anche de 16' parle.)
- La Doublette au grand-orgue annonce le couple Doublette / Cornet que l'on trouvera après 1918 sur les orgues de Joseph Rinckenbach. Mais cette Doublette n'a rien à voir avec les jeux de même nom qui ont parfois été posés pour "baroquiser" des orgues romantiques : celle-ci est plutôt flûtée, et idéalement harmonisée pour compléter les anches. (Avec la Mixture, elle fait plutôt doublon.)
- La Fugara 4' au récit aussi connaîtra un grand développement après 1918. C'est à la fois un petit Prestant et un élément coloré venant de son caractère gambé.
- La pédale se distingue par la présence à la fois du Violoncelle 8' (un jeu emblématique de la facture de Martin Rinckenbach) et d'une Gambe 16'.
On trouvera sur la page consacrée aux compositions des orgues Martin Rinckenbach de 1874 à 1898 plus de détails sur ces évolutions.
Mais ces particularités ne doivent pas masquer l'essentiel : tous les fondements de l'orgue romantique sont là : le grand-orgue est en 16', et doté du "carré d'or" de fonds de 8' (un Principal, une Flûte ouverte, un Bourdon, une Gambe), et même enrichi d'un cinquième : c'est la configuration que l'on a déjà vue à Niederhergheim (1890) mais aussi Phalsbourg ou Selestat (1896). Le récit est également fondé sur 16' (le Quintaton), et porte le Hautbois ainsi que le couple Salicional/Voix céleste. Pour qu'il y ait une anche à chaque plan sonore, la Trompette est au grand-orgue, et pas au récit. La Mixture est plutôt grave (2') mais moins que par le passé (2'2/3), et reste au grand-orgue.
Il faut noter que les tuyaux de montre n'ont pas été réquisitionnés en 1917, et qu'il s'agit d'une des seules façades de Martin Rinckenbach qui nous soit parvenue intacte.
En 1944, l'orgue a été réparé par Joseph Rinckenbach, fils de Martin, qui avait participé à sa création. Ce fut un des derniers travaux de Joseph Rinckenbach. [ITOA]
Il y aurait eu un relevage, en 2012. [Visite]
Le buffet
Le buffet de positif ne contient évidemment pas de tuyaux sonores (dans un orgue romantique, il est purement décoratif). Il a été épargné par l'incendie de 1895, et provient de l'orgue Dubois de 1760. (Dans ce dernier instrument, il abritait des jeux.) Dubois était réellement un ébéniste exceptionnel. A la différence d'autres facteurs d'orgues du 18ème (André ou Jean-André Silbermann par exemple), il ne sous-traitait pas la réalisation de ses buffets. En cela, Martin Bergäntzel est vraiment son héritier.
Lors de la construction de l'orgue neuf, en 1896, il fut décidé de préserver le petit buffet et de le mettre en valeur. C'est un choix esthétique, puisqu'il ne sert pas du point de vue instrumental. La démarche a été très ambitieuse : le style de ce petit buffet a servi d'inspiration pour réaliser un grand ensemble cohérent. En aucun cas une imitation, mais une création originale partant des éléments du 18ème. Le grand buffet est l'œuvre de la maison Klem, de Colmar. Le langage ornemental (entablements et culots des tourelles, jouées, rinceaux, claire-voies) est bien du 18ème, mais l'architecture globale du grand buffet est clairement du 19ème. (Par exemple, les trois plates faces centrales consécutives, ou la largeur constante entre le soubassement et les superstructures.) Les guirlandes et les motifs floraux sont directement issues de la tradition des buffets de Haute-Alsace du 19ème, et ne sont donc pas présentes dans le petit buffet, plus "rocaille".
On peut voir à Sentheim un autre buffet inscrit dans cette mouvance néo-classique. Il abrite d'ailleurs aussi un orgue Rinckenbach, et date de 1909. Celui de Saint-Amarin a-t-il été un précurseur ? En tous cas, le buffet de Dubois semble être "tombé à pic" dans le contexte de l'époque. En accord avec les nouvelles sensibilités artistiques on peut dire qu'il a servi d'inspiration. Le buffet de Saint-Amarin a bien 15 ans d'avance sur son temps. L' "âge d'or" de l'orgue alsacien se situe ici. Le plus bel orgue de Saint-Amarin n'a nullement brûlé en 1895 ; il se trouve juste sous nos yeux.
La façade est d'origine. Tous les tuyaux sont écussonnés, et les lignes de bouches sont en V, même dans les plates-faces, ce qui est atypique chez Rinckenbach (mais pas surprenant dans ce contexte).
Caractéristiques instrumentales
C | c | c' |
2' | 2'2/3 | 4' |
1'1/3 | 2' | 2'2/3 |
1' | 1'1/3 | 2' |
Console indépendante face à la nef, fermée par un couvercle basculant. Tirants de jeux de section ronde à pommeaux tournés munis de porcelaines, disposés en trois gradins de part et d'autre des claviers. Le nom des jeu est inscrit en noir pour le grand-orgue, en rouge pour le récit et en bleu pour la pédale.
La porcelaine du Principal 8' du grand-orgue est fendue. Il manque un tirant au grand-orgue et au récit. Le tirant du Geigenprincipal a été... affreusement mutilé. (Probablement dans le but de déplacer sa porcelaine.) La porcelaine du Quintaton est presque illisible (effacée ?) et fendue.
Claviers blancs, aux frontons droits pour le grand-orgue, et légèrement biseautés au récit.
Commande des tirasses et de l'accouplement par pédales-cuillers à accrocher, en fer forgé, repérées par des porcelaines rondes. A gauche : "Koppel II.a pedale" (II/P) et "Koppel I.a pedale" (I/P), à droite "Manual koppel" (II/I), et la commande du tremblant du récit, non repérée et avec une pédale paraissant plus récente. A l'origine, l'expression du récit semble avoir été au milieu de la console (pédale basculante). La porcelaine qui la repère ("Expression") est au centre, au-dessus d'une pièce rapportée rectangulaire qui doit masquer l'encoche. La pédale basculante actuelle est située au-dessus du "g" du pédalier.
Plaque d'adresse noire à lettres dorées placée sur la traverse de la console, au-dessus du second clavier, au centre, disant :
Le mot "Ammerschweier." ondule sur deux lignes.
Notons qu'à partir de 1896, tout en conservant un dessin constant pour l'intérieur des plaques d'adresse, Rinckenbach (ou son collaborateur qui en était chargé) joue avec le cadre foncé servant de fond, afin de les individualiser : à Lauw (1893), Mussig, Meistratzheim (1894) ou Fouchy (1896), les angles sont droits. A Eichhoffen (1896), Niedernai ou Richwiller (1898), les angles sont creusés en quart de cercle. A Ensisheim (1897), les angles sont festonnés. A Saint-Amarin, des petits carrés sont disposés aux 4 coins. A Houssen, des rectangles ornent le pourtour, qui n'est plus rectangulaire. A Hipsheim (1899), il y eut une simplification : le cadre extérieur est considérablement réduit. A St-Louis-Bourgfelden, la plaque est du style "avant 1896", ce qui est cohérent avec le fait que la console a été achevée 3 ou 4 ans avant sa réception (1899). La maison d'Ammerschwihr fait preuve d'un remarquable souci du détail.
Banc d'origine, dont les pieds figurent une lyre.
Mécanique à équerres.
Sommiers à gravures, d'origine. Deux sommiers diatoniques pour le grand-orgue, derrière la façade. Il y a une passerelle centrale, et une à l'arrière. Le récit est placé orthogonalement, au centre. Il est chromatique, avec les basses à l'arrière. Les deux sommiers (diatoniques) de la pédale sont disposés de part et d'autre du récit, également avec les basses à l'arrière.
La tuyauterie est d'excellente facture, et homogène. Les Bourdons sont à calottes mobiles, les biseaux ont des dents (aucune trace de grattage n'est à déplorer), et, comme toujours chez Martin Rinckenbach, il y a divers systèmes d'accord (parfois pour un même jeu), avec une préférence pour les entailles de timbre, surtout pour les jeux gambés et les tuyaux allant du grave au medium. On retrouve, pour les Gambes, les habituelles entailles de timbre en forme de trou de serrure.
Reconstitution de la composition d'origine
Bien qu'il n'y ait pas de traces d'archives d'une transformation, il est établi que cet instrument a subi plusieurs altérations. Il n'est d'ailleurs pas simple de s'y retrouver, car même les porcelaines ont été déplacées à la console. Avant de commencer la moindre spéculation, il est bon de se limiter aux faits établis :
- Il y a deux tirants manquants à la console : un à gauche parmi les jeux du grand-orgue, et un à droite pour le récit.
- Au récit, la porcelaine du Geigenprincipal a été brisée et (maladroitement) recollée. Celle du Quintaton est pratiquement illisible car presque totalement effacée.
- Au tirant - presque effacé - "Quintaton 16'" correspond une Fugara 8'.
- A l'intérieur de l'orgue, on se rend compte que le tirant manquant au récit correspond à une chape vide, dont le faux-sommier, percé pour un jeu de 8', porte un inscription à la plume (d'origine) "Geigenprincipal".
- Le tirant portant aujourd'hui la porcelaine "Geigen principal" correspond à une chape, pourvue du Geigenprincipal, mais notée "Fugara" sur le faux-sommier.
- L'octave grave (C-H) du Geigenprincipal est harmonisée de façon totalement différente du reste.
- La chape commandée par le tirant "Quintaton 16'" est occupée par une Fugara, et il s'agissait d'un jeu de 4' à l'origine. Il ne parle pas sur l'octave grave (C-H), vu qu'il n'y a pas de tuyaux : son "C" est sur le "c" de la chape. Le faux-sommier est d'origine, mais les perces probablement élargies.
Les autres jeux sont d'origine et sur leur chape, mais les trous d'octaviation de la Flûte 8' du récit semblent avoir été rebouchés. (Elle a peut-être été décalée.)
- Au grand-orgue, le tirant manquant correspond à une chape vide, la 7ème à partir de la passerelle, destinée à un Dolce 8'.
Sur la base de ces observations, on peut donc retracer les changements qui ont affecté l'instrument d'origine :
- La pédale est restée intacte.
- Au grand-orgue, le Dolce 8' a été supprimé, comme son tirant, laissant le trou de gauche.
- Au récit, le Quintaton 16' a été supprimé. Son tirant a été effacé, et on a placé sur sa chapela Fugara 4' d'origine, décalée en 16' (donc en perdant son octave aiguë, et sans doter l'octave grave de tuyaux).
- Le Geigenprincipal 8' a pris la place de la Fugara 4'. La porcelaine "Geigen principal 8'" a été décollée (et abîmée) pour être placée sur le tirant de la Fugara (en perdant la porcelaine correspondante).
- La chape du Geigenprincipal a été laissée vide.
- Peut-être que la l'Harmonie Floete 8' a été transformée. Cette désignation signifiait peut-être "Flûte harmonique" ? Si oui, cette traduction "littérale" n'a pas fait long feu, et la désignation "V.O." est bien vite revenue.
Les deux jeux manquants (Dolce 8' du grand-orgue et Quintaton 16' du récit) devaient être présent à l'origine, puisque les faux-sommiers sont percés.
Malgré l'apparente complexité de la modification qu'il a subie, cet instrument n'a finalement perdu que 2 jeux sur 24. Historiquement, c'est une clé pour comprendre l'orgue symphonique alsacien. Il est à la fois l'aboutissement de son esthétique symphonique, et l'annonce des évolutions ultérieures. C'est surtout un instrument de musique exceptionnel.
Sources et bibliographie :
Remerciements à René Della Vallé et Jean-Luc Luthringer.
Photos du 02/08/2019.
"St. Amarin 24"
Le buffet de positif de l'orgue Dubois est attribué à Rabiny.
L'attribution à Rabiny de l'orgue Dubois, ainsi que la date de 1785, sont fausses. On y trouve la fameuse citation indiquant que les anches Callinet n'avaient pas été appréciées.
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