L'histoire de l'église St-Etienne est déjà longue, et celle de ses orgues plutôt compliquée. Elle était jusque-là un peu triste, car ce lieu a été blessé par les époques sombres de notre histoire. Mais, depuis 2016, un événement enthousiasmant transforme le mélodrame en épopée... En effet, on y trouve à présent, sur une tribune qui resta vide plus de 50 ans, une "légende" de l'orgue alsacien, le grand instrument de concert que Curt Schwenkedel avait construit pour le conservatoire de musique, place de la République. Il y était resté, muet, drapé dans une bâche-linceul pendant plus de 20 ans.
Historique
L'édifice est très ancien, puisque la crypte comporte des éléments d'une basilique du 5ème siècle. Sur les bases de celle-ci, une église a été bâtie au 8ème siècle, puis reconstruite aux 12ème et 13 siècles. Laissé à l'abandon un temps pendant la Réforme (avec la fermeture du puits de Sainte Attale), l'édifice fut rendu au culte en 1681. Peu après, on l'on appela "église des Visitandines" (les religieuses de l'ordre de la Visitation, auxquelles on doit - entre autre - les navettes aux amandes appelées "Visitandines de Nancy", mais aussi l'ouverture d'un pensionnat à Strasbourg en 1718). Un premier orgue est attesté chez les Visitandines en 1710 (elles se sont installées à Strasbourg en 1702). On ne sait à peu près rien sur cet instrument. [IHOA] [AEA60] [MTFPelerinages]
Historique
En 1716, André Silbermann construisit un orgue neuf pour les Visitandines. [IHOA]
L'écho avait un sommier spécifique, mais pas la pédale dont la Flûte 8' était placée sur le sommier principal. Quant au jeu de Trompette, Jean-André Silbermann note qu'il a trois registres : basse et dessus au manuel, et pédale. La Trompette de pédale était un emprunt du Manuel. Il attire même l'attention sur le fait qu'il ne faut pas tirer simultanément les registres de la Trompette basse et de la Trompette de pédale, car cela crée des problèmes d'alimentation en vent.
En 1793, l'orgue fut confisqué, vendu, et déménagé à l'église protestante de Bischheim. [IHOA] [AEA95]
Les méfaits de la Révolution ne s'arrêtèrent pas à la persécution et la spoliation : en 1802, on commença la démolition méthodique de l'église, par le clocher, et le magnifique ensemble architectural que constituait le massif occidental fut détruit. Mais alors survint l'incendie du théâtre municipal : on décida de retarder la destruction de l'église St-Etienne pour la transformer en salle de spectacle (1805) ! Les voûtes de la nef furent détruites. Ce n'est qu'en 1823 que l'édifice retrouva (temporairement) sa dignité.
Historique
L'histoire de l'église St-Etienne partage ensuite celle du "petit séminaire". En 1826, Jean-Conrad Sauer fournit un orgue. [IHOA]
St-Etienne hébergea le petit séminaire de 1823 à 1829. Le 30/10/1828 furent inaugurés les locaux situés au 6, place St-Louis, où le petit séminaire resta jusqu'en 1853, date à la quelle il revint dans les nouveaux bâtiments de St-Etienne. [IHOA] [PMSSTIEHR]
En 1830, l'église St-Etienne fut cédée à la Manufacture de tabacs, qui n'avait pas vraiment usage d'un orgue... L'instrument fut déménagé à St-Pancrace de Lipsheim en 1831. Le malheureux édifice servit d'entrepôt à la manufacture de tabacs... [IHOA]
Historique
L'orgue Stiehr construit en 1839 l'a donc été pour le petit séminaire au 6, place St-Louis. L'instrument de Stiehr a été inauguré le 17/01/1839 (II/P 21r, pédale de deux octaves). [PMSSTIEHR]
En 1853, lorsque l'église St-Etienne fut fut rachetée par l'évêché et rendue au culte (ce fut fait le 10/10/1853), on y installa l'orgue Stiehr. [IHOA] [PMSSTIEHR]
...et le puits de Sainte Attale redevint accessible. Peut-être même sous la forme d'une fontaine, représentée sur une gravure du 19ème. [MTFPelerinages]
De 1871 jusqu'à l'achèvement de l'église St-Maurice (1895), St-Etienne fut utilisée comme église catholique de garnison. Après l'incendie de l'église Ste-Madeleine, les cultes de cette paroisse eurent lieu ici, jusqu'en 1913. [IHOA]
Voici la composition de l'orgue Stiehr en 1900 :
Dès le début de 1933, il était question d'un nouvel orgue pour St-Etienne. Georges Schwenkedel fournit deux devis. [ASchwenkedel]
Le premier est daté du 02/01/1933. Schwenkedel commençait fort bien l'année en décrivant un 3-clavier de 36 jeux (III/P 36+1j), à construire en réemployant une partie de l'orgue Stiehr), avec deux plans sonores expressifs, résultante de 32', et... le positif était un positif de dos ! [ASchwenkedel]
Le devis précise, au sujet du fameux positif, qu'il est "Rarissime, spécificité d.l. maison ; dans une boîte expressive." [ASchwenkedel]
De fait, ces positif étaient spécifiques à Schwenkedel. Rien à voir avec leur homonyme néo-classique : ces plans sonores sont des "récits de proximité". Sans "petit jeu" au-delà du 2'. Dans ce qui paraît être une pré-version (dactylographiée) du devis envoyé, le commentaire au sujet du positif est "Bizarrerie, spécialité de la maison". La phrase paraît avoir été amendée suite à vérification du mot "bizarrerie", et la constatation qu'il pouvait avoir un sens péjoratif... "Rarissime" fut donc jugé préférable.
Le projet rappelle celui pour St-Florent (1932, qui, lui non plus, n'aboutit pas, mais qui était composé exactement de la même façon, avec un Carillon et deux anches). Finalement, Schwenkedel ne construisit que cinq orgues post-romantiques à positif de dos (tous situés dans le Haut-Rhin) : Bisel et Seppois-le-Bas (1930), puis Durlinsdorf, Spechbach-le-Bas et Reiningue (1932). Contrairement aux autres "positifs Schwenkedel", (et au projet pour St-Florent) qui sont joués depuis le premier ou le second clavier, celui pour St-Etienne devait avoir un clavier spécifique, et, curieusement, c'était celui du haut (III), alors que les "standards" de l'orgue romantique placent le positif au milieu (II), le récit étant en haut. [ASchwenkedel]
Dans les années 1930 Georges Schwenkedel avait des idées très précises sur l'avenir de l'orgue. Sa voie originale, après 1939, ne fut pas suivie. Il est fort enthousiasmant de penser que ces pistes encore inexplorées, ces idées et cette approche originales pourraient constituer les bases à venir d'un réel orgue du 21ème siècle.
Malheureusement, on devine que "c'était un peu cher" : un nouveau devis, du 16/02/1933 (donc une fois passée la St-Valentin) porte sur un orgue de dimensions plus modestes (II/P 25+2j). En gros, c'était une réduction du précédent, sans positif, avec un grand-orgue un peu moins fourni :
- ni Quinte, ni Clairon ni Fourniture au grand-orgue,
- mais un Basson 16' et une Voix humaine au récit, qui se passait de Cor de nuit et de Larigot.
- Le 10'2/3 de pédale devait être réalisé par emprunt d'un 16'.
Le 11/03/1933, Schwenkedel consentit une remise de 5% a valoir sur le premier projet, ce qui le mettait presque au même prix que le second. Cela ne fut visiblement pas suffisant. [ASchwenkedel]
Il n'y eut finalement pas d'orgue Schwenkedel pour St-Etienne.
Enfin, pas tout de suite.
Ce projet constitue tout de même un joli clin d'oeil de l'histoire. D'autre part, connaissant le destin de l'orgue finalement construit en 1937, on se prend à ne pas regretter que ce magnifique projet ne fut jamais réalisé : c'eût vraiment été une perte encore plus cruelle en 1944...
Historique
C'est en 1937 que fut posé ici un orgue Jacquot-Lavergne (un des seuls d'Alsace). [IHOA] [RA1937]
Le rapport annuel 1936-1937 du collège rapporte :"Enfin, voici l'Orgue ! - Depuis des mois, il était question du nouvel orgue que préparait à Rambervilliers la maison Jacquot-Lavergne à l'intention de l'église Saint-Etienne. Certains - les pessimistes et les incrédules ne manquent jamais en pareille circonstance - se demandaient si le fameux orgue, annoncé depuis si longtemps, franchirait jamais le seuil du Collège. Or, en ce jour du 22 février, à 18 heures 30 exactement, les portes de la cour s'ouvraient toutes grandes pour livrer passage à un formidable camion qui portait, non pas l'orgue entier, mais un premier lot de matériaux. Quelques jours après, le vieil orgue était démonté, et la tribune se trouvait prête à recevoir le nouvel instrument. Mais un orgue ne s'installe pas en un tour de main ! Quand les mille pièces qui le composent sont en place, il faut encore en harmoniser les jeux, ce qui est un travail long et délicat. Bref, c'est seulement le 25 avril que put avoir lieu l'inauguration solennelle." [RA1937]
Par compte-rendu qui suit, on apprend que l'orgue Jacquot-Lavergne avait une Bombarde, un 2', une Trompette, une Voix humaine, une Voix céleste et un Cromorne. Et que l'organiste qui joua la "Marche de fête" après la bénédiction s'appelait Ringeissen. Probablement Joseph Ringeissen, qui était alors aussi en charge de l'orgue de St-Maurice. [RA1937]
L'instrument - auquel il manquait le positif - a été inauguré le 25/04/1937. La première partie du concert inaugural vit se succéder l'abbé Eberhart (Strasbourg, St-Etienne, maître de chapelle, qui joua le Prélude et fugue en La m de Bach), Marie-Joseph Erb (Strasbourg, quatre pièces et une improvisation), Hemmerlé (Belfort, Ste-Marie, qui joua une pièce de Boellmann, une autre de Couperin, puis la Toccata et fugue en Ré m de Bach). [RA1937]
La chorale du collège interpréta alors le fameux "Cantatibus organis" d'Althoffer. [RA1937]
La seconde partie "récital" a été confiée à Rich (Strasbourg, Conservatoire, pour le Choral en La m de Franck), et surtout à Ringeissen : la Fantaisie en Sol m de Bach, "Vision" de Joseph Rheinberger (des "pièces caractéristiques", Op.156 n.5), "Invocation en Sib M" de Guilmant et "Pâques fleuries" d'Alphonse Mailly. [RA1937]
L'orgue était logé dans trois buffet disposés en tribune. Les deux latéraux, au-dessus des fenêtres du fond de la nef, abritaient la pédale et le grand-orgue (à gauche), et le récit (à droite). Il y avait un troisième buffet, vide, en hauteur, destiné à abriter un futur positif. La console était placée devant, et elle était donc indépendante et centrale. [JKauffer]
Voici la composition probable (elle est notée cohérente avec le devis), mais les accouplements n'y figurent pas. En sachant qu'un positif était prévu et non posé, on peut se demander si le Cromorne n'avait pas été placé temporairement au grand-orgue :
C'est l'orgue qui fut détruit lors du bombardement du 25/09/1944. L'édifice a été gravement endommagé : heureusement, son transept avec les belles absides romanes fut épargné, mais la nef a été réduite à néant. Elle fut reconstruite en 1961, de bien belle façon, par Bertrand Monnet, avec une charpente apparente. [IHOA]
En 1974 fut posé un valeureux orgue de choeur , conçu comme un orgue d'accompagnement, et autour duquel se développa une intense activité musicale.
Historique
En 2016, Quentin Blumenroeder installa sur la tribune (jusque là vide) l'orgue Curt Schwenkedel, de Strasbourg, Ancien conservatoire. [VWeller] [WebBlumenroeder]
Ce fut un projet exceptionnel, qui paraissait (comme la plupart de ceux qui ont délivré un tel succès) totalement irréalisable au début. Il prouve que le monde de l'orgue alsacien sait se mobiliser quand l'enjeu est important. Rappelons que nous avons là à faire à un orgue de légende. D'abord, pour tout ce que "le Schwenkedel du Conservatoire" signifie pour deux générations d'organistes alsaciens. C'est l'instrument où ont enseigné Michel Chapuis, Pierre Vidal, André Stricker, Daniel Roth et Marc Schaefer. Ensuite, à cause de son destin. Le "Fantôme des Magnolias" est resté muet, inaccessible, de 1995 à 2016, enfermé dans les entrailles abandonnées du grand palais de la place de la République (où fleurissent chaque année les magnolias). Mais, quand on passait devant l'édifice, on savait qu'il était là.
L'histoire antérieure (1963-1995) à l'installation de cet instrument à St-Etienne figure sur la page consacrée à l'ancien conservatoire. Les années passées dans le noir (1995-2016) sont laissées à notre imagination.
L'instrument a été muni d'un combinateur.
L'inauguration a eu lieu les 02 et 03/12/2016, avec une "tribune ouverte", la présentation des travaux par Quentin Blumenroeder, Marc Baumann et Damien Simon, puis un récital de Damien Simon.
Caractéristiques instrumentales
C | G |
1'1/3 | 2'2/3 |
4/5' | 1'3/5 |
Console en fenêtre frontale, fermée "en porte de cave". Tirants de jeux de section ronde, à pommeaux en boule, disposés en deux fois quatre rangées de part et d'autre des claviers. De chaque côté de la console, il y a un montant dédoublé, celui du centre étant un peu en retrait. Chacun de ces montants porte les jeux d'un plan sonore. A gauche : pédale et positif, à droite : grand-orgue et récit. Claviers blancs.
Commande des 6 accouplements et tirasses principaux par dominos basculants noirs placés en ligne au-dessus du troisième clavier (il y en avait 9 à l'origine). Commandes à pied des autres accessoires, par pédales-cuillers à accrocher placées en quinconce et sur deux niveaux. Commande de l'expression du récit par pédale basculante, en position centrale.
A droite de la console (sous la commande du moteur et les prises USB) et à l'horizontale se trouve un écran couleur, qui donne l'heure, la température, et sert pour le combinateur.
Banc... célèbre. On est content de le revoir, mais on se demande ce qu'est devenu le Fauteuil.
On peut dire que cet instrument de légende a trouvé à St-Etienne son écrin parfait. Rarement un orgue n'aura été à ce point mis en valeur. Cette opération a été un vrai coup de génie : la nef de Bertrand Monnet (1961) et l'orgue Schwenkedel (1963) s'accordent à merveille. Nef et orgue semblent avoir été construits l'un pour l'autre, alors qu'il a fallu 50 ans pour qu'ils se rencontrent.
Après toutes ces années de silence, muré dans le noir depuis 1995, l'orgue Schwenkedel a donc repris vie. Il nous ramène un peu de l'inimitable ambiance de l'ancien conservatoire (place de la République). C'est le symbole de la difficulté et du côté impitoyable de la musique (avec laquelle on ne triche pas), qui nous rappelle que nous l'aimons justement parce qu'elle est difficile.
Enfin, dans ce sanctuaire chrétien, cet instrument de musique, à l'origine on ne peut plus "laïc", est devenu un symbole d'espoir, de conversion, et de résurrection. Lorsqu'à Pâques, il jouera le prélude de choral "Christ lag in Todesbanden", eh bien... on peut être sûr que ce ne seront pas que des notes.
Les "Pâques fleuries" seraient permises aussi, pour les raisons historiques que l'on a vues.
A présent que cet instrument - parfait symbole de la seconde moitié du 20ème siècle de l'orgue alsacien - a retrouvé une voix et une mission, le 21 siècle a peut-être trouvé le souffle qui, jusque là, semblait manquer. On attend toujours l'émergence d'un style d'orgue nouveau, original, propre à notre siècle. Celui-ci a déjà 17 ans, va atteindre sa majorité, mais, jusqu'ici, il est surtout majoritairement resté enfermé dans des imitations du passé.
On se prend surtout à rêver pour Strasbourg - puisque c'est possible ! - à d'autres résurrections, comme celle du Weigle de St-Maurice, ou du Walcker de l'église protestante St-Pierre-le-Vieux. D'autres occasions de jouer les "Pâques fleuries" de Mailly.
Webographie :
Sources et bibliographie :
Photos de cette page.
Recherches historiques ; pièces d'archives.
Devis concernant le projet non réalisé de 1933.
Données sur l'orgue Jacquot-Lavergne, avec la source suivante :
Localisation :